X • Kenan
Alors que, debout sur la berge, j'échange quelques coups avec Luke dans un combat amical visant à me défouler, le souvenir de la nuit passée me revient.
*
Mes pas se font silencieux sur le sol dallé, mon souffle se contient à un bruit presque inaudible, mes vêtements m'assurent de me confondre parmi les ombres. Mon regard se perd dans la faible luminosité ; je ne me repère qu'aux éclats des murs blancs sous les rayons lunaires. Je sillonne les couloirs d'une structure inconnue.
Une porte se dessine sur le mur nacré. Ma main tremblotante vient appuyer sur la poignée avec une infinie délicatesse. La porte s'ouvre lentement, sans un grincement. Je me faufile à l'intérieur dès que l'ouverture me le permet. Ma main se resserre autour d'un objet moite. J'attends, les oreilles aux aguets, le regard analysant le moindre recoin de cette pièce.
La suite est floue sur l'écran de mes paupières closes. Une nouvelle scène se dessine.
Des pleurs et des cris s'éloignent tandis que je cours. Mon épaule percute soudain une porte qui s'ouvre précipitamment. Mes pas claquent sur les dernières dalles au sol avant de fouler l'herbe rase, mon souffle se mêle au vent frais, mes vêtements volent dans la nuit noire. Un rayon lunaire se reflète dans l'objet poisseux que je serre encore. Les pleurs et les cris ont disparu dans le lointain, résonnant encore dans mon esprit.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, mes foulées accélèrent sous la peur lorsqu'il me semble entendre que l'on m'interpelle, mon ventre se contracte violemment dès que j'entends un bruit suspect derrière moi. Je jette un coup d'œil inquiet à ma paume droite, dont la couleur écarlate tend vers l'argenté sous la lune ronde. Je louvoie entre les hauts arbres noirs qui semblent se resserrer sur moi, m'emprisonnant de leur tronc noueux. Une détonation déchire le silence et explose à mes oreilles.
J'ouvre brutalement les yeux sur le ciel étoilé. Mes vêtements collent désagréablement à ma peau moite, rêches de ma transpiration, et mon souffle erratique résonne bruyamment dans le silence nocturne. Je tourne la tête, les yeux écarquillés, cherchant à fuir la menace qui me poursuit encore après mon rêve. Intimement, je sais que c'était bien plus qu'un rêve. Je viens de revivre une scène de mon passé.
Je prends quelques instants pour ralentir les battements fous de mon cœur. Je ne me rendormirai pas. Lorsque mon souffle diminue, la mélodie de la rivière chante à mes oreilles. Je hoche la tête ; me rafraîchir me fera le plus grand bien. Je repousse doucement la main de Luke posée sur ma hanche avec un sourire malgré la situation cauchemardesque.
Je me relève sur mes jambes tremblantes et fais quelques pas hésitants en direction du cours d'eau. Mes appuis ne sont pas stables, mais je ne prends pas de temps pour m'équilibrer. Mon visage ruisselle de sueur et mon cœur galope encore dans ma poitrine. Lorsque les rayons lunaires se reflètent sur l'eau, je m'agenouille précipitamment auprès du liquide argenté.
Je trempe mes doigts tremblants dans l'eau froide. La température qui contraste violemment avec ma chaleur corporelle a le don de m'extirper complètement de ma vision. Qu'est-ce qu'elle veut dire ? Qu'ai-je vu ? Malgré ces questionnements, une seule interrogation, plus cruelle que les autres, tourne inlassablement dans mon esprit : qui suis-je ?
Je frotte mes paumes l'une contre l'autre, comme pour gommer les traces d'hémoglobine que j'y ai vues dans mon souvenir. Je les retire ensuite de l'eau et les secoue au-dessus de la rivière. Des gouttes d'eau tombent dans le ruisseau, formant des remous à sa surface. Je n'ai pas encore retrouvé un état normal et le simple fait de laver mes mains ne suffira pas à me donner l'impression d'avoir effacé mon passé. Malgré la température froide de la rivière, je retire mon tee-shirt et mon bas et me laisse glisser dans l'eau. Sa fraîcheur m'arrache un cri de surprise que j'étouffe au simple souffle pour ne pas réveiller les autres. Sur la pointe des pieds, je rassemble mon courage avant de plonger mon buste dans le ruisseau.
Après quelques instants à patauger dans l'eau froide, je ressors, physiquement apaisé. Je me laisse tomber sur la berge, complètement éveillé. L'environnement ne m'apporte pas la fraîcheur nocturne habituelle et cette constatation me fait hausser les sourcils. La possibilité que nous soyons là selon les bons vouloirs d'un groupe d'être humains me sidère, mais je commence à me rallier à cette idée. C'est l'option la plus logique, bien qu'effrayante.
Ma bouche goûte soudain une saveur amère. De la colère. Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi avoir effacé nos souvenirs pour jouer avec nous comme avec de simples marionnettes ? Nous sommes humains, nous avons des doutes, des sentiments, des questions sur notre situation.
Un bruit me fait sursauter. Je me redresse et je m'accroupis. Tourné vers la source du bruit, mes mains s'élancent à mes mollets, mais se referment de nouveau sur du vide. Je note enfin ce réflexe que j'ai dès que je me sens menacé. Que cherché-je ?
Malgré la pénombre omniprésente, je remarque la tête blonde de Luke émerger des herbes et se pencher vers moi. Je me détends et m'assois. Il fronce les sourcils puis descend prudemment jusqu'au lit de la rivière pour me rejoindre. En tailleur à mes côtés, il attend. Mon regard se perd de nouveau dans mon rêve. Qui suis-je ?
Les pleurs. Les cris. L'arme. Le sang.
— Qu'est-ce qu'il y a ? finit-il par murmurer.
Je redresse la tête, sursautant presque. Ma bouche s'entrouvre alors que mon regard se voile d'une angoisse soudaine. Une roche énorme vient de plomber mon estomac. Le destin vient de s'abattre sur moi, aussi foudroyant et inattendu qu'un éclair.
Nerveux, je frappe du pied la terre meuble. Je tords mes doigts entre yeux, hésitant à révéler ce sur quoi je doute. Ma véritable nature. Mon cœur accélère sous la peur de révéler une identité qui ne me plaît pas. Je ferme les yeux. Instantanément, je me fais envahir par les cris, les pleurs et les visions horrifiques de l'arme et du sang.
Je rouvre précipitamment les yeux et sans me laisser un instant de réflexion supplémentaire, je souffle d'une voix tremblante :
— Je crois... je crois que je suis un assassin.
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