V . Lison
Je raconte mes maigres souvenirs à Kenan, un jeune homme à peine plus âgé que moi en qui mon coeur à étrangement toute confiance. Soudain, je m'arrête. Mon interlocuteur ne me regarde plus. Ses yeux sont figés vers l'horizon. Sa tête a pivoté vers un point au loin, plus en aval de la rivière.
Mon regard suit la direction du sien et tombe rapidement sur une silhouette tournée dans notre direction. Je plisse les paupières. À la carrure forte et aux traits anguleux, c'est un homme. Je fronce les sourcils. Qui est-ce ?
Son visage ne me ramène aucun souvenir particulier. Je coule un regard vers Kenan, dont les pupilles sont rivées sur l'inconnu depuis bien trop longtemps pour qu'ils ne se connaissent pas. Ces étranges iris qui ressemblent tant aux miennes. Trop pour que ce soit une simple coïncidence.
La silhouette s'avance vers nous d'une démarche mesurée. Les yeux de Kenan sont fixés sur le jeune homme, probablement perdus dans les brumes de sa mémoire, à la recherche d'un souvenir qui expliquerait sa présence.
Bientôt, le jeune homme est à portée de voix.
— Qui es-tu ? demandé-je.
Le regard de l'inconnu quitte celui de Kenan pour se poser sur moi. Ses yeux sont noyés sous une mer déchaînée de détresse.
Il ne sait pas.
J'ouvre la bouche et la referme, sottement. Alors, il est comme moi ? Comme nous ? Mais pourquoi sommes-nous ici ? Quel est l'objectif de ce rassemblement ? Nous semblons tous avoir des liens ; mais lesquels ?
— Vous ? demande-t-il simplement, en réponse.
— Je suis Lison, me présenté-je.
Je coule un regard vers Kenan. Je me fige. Son regard est totalement vide ; il ne reflète plus ses émotions ou ses pensées. Il est ailleurs. Dans son passé.
— Et voici Kenan, finis-je, dépassée par la situation.
Que voit-il ? Ses pommettes s'empourprent vivement lorsqu'il nous revient. Ses yeux semblent hésiter, mais je les vois se poser brièvement sur le nouveau venu. Son regard croise le mien, puis se repose sur l'inconnu.
— Tu t'appelles Luke, lâche-t-il.
— Luke, répète du bout des lèvres notre interlocuteur, hésitant.
Il répète son prénom plusieurs fois, comme pour se l'approprier. Puis, il hoche la tête et souffle ;
— Oui, oui, c'est ça. Je suis Luke, déclare-t-il, plus assuré, en relevant la tête. Comment... ? Comment le sais-tu ?
— Un souvenir m'est revenu.
— J'étais où ? Je faisais quoi ?
— Je ne sais pas ! répond précipitamment Kenan.
Je fronce les sourcils.
— J'ai juste retenu ton nom.
— Et... Vous êtes comme moi ?
— Comme toi ? répète Kenan, jouant l'innocent, cherchant probablement à discerner l'individu.
Luke s'embarrasse, ne sachant s'il doit le dire. Je lui souris pour l'encourager.
— Je n'ai plus aucun souvenir. Je ne connaissais même plus mon nom !
Sa voix s'emporte vivement.
— Nous sommes pareils, alors, affirme Kenan. Et avant que tu ne poses tes autres questions ; non, nous ne savons pas où nous sommes, ni pourquoi.
Luke hoche la tête. Nous nous observons, en silence. Le vent reprend ses droits, le chant des oiseaux résonne. Je sens intimement que nous nous posons la même question. Le même doute étreint nos cœurs et nous fait craindre le pire. Pourtant, aucun de nous ne semble prêt à faire résonner ce doute, à faire planer cette crainte autour de nous, comme un être maléfique qui nous observerait. Ma bouche s'assèche et ma langue devient pâteuse, manifestant son refus d'exprimer à voix haute cette peur. Je force le passage de l'air.
— Pourquoi... Pourquoi sommes-nous enfermés dans un étrange endroit, tous ensemble, sans aucun souvenir ? m'étranglé-je.
Les deux hommes m'observent, attendant visiblement que j'exprime clairement notre interrogation commune. Je déglutis et me triture les doigts, évacuant le stress en m'arrachant des bouts de peau autour de mes ongles.
— Et si... Tout était voulu ?
Je me fige. Ca y est, c'est dit. Je n'entends plus que mon cœur battre à mes tympans. Kenan et Luke échangent un regard effrayé, mais étrangement soulagé de n'être pas seuls à avoir envisagé cette possibilité.
— Mais alors, pourquoi serions-nous là ? demande le nouveau venu.
— Je n'en ai aucune idée, répondé-je en haussant les épaules. Il va falloir y réfléchir ensemble.
— J'ai l'impression de vous connaître tous les deux, pour commencer, annonce Kenan. Et je sais en plus que ce n'est pas qu'une sensation. Vous étiez dans les rares souvenirs qui me sont revenus....
— J'ai aussi eu de vagues souvenirs. Il va falloir les partager. Pour essayer de déclencher les souvenirs des autres, proposé-je.
Les pommettes de Kenan rosissent légèrement. Je hausse les sourcils, l'interroge silencieusement du regard, mais il baisse les yeux et se dérobe à mon attention. Qu'a-t-il vu ? Pour les mettre en confiance, je me lance ;
— Je ne me souviens pas encore de toi, Luke, mais j'ai eu un souvenir plutôt précis avec Kenan. Nous semblions sortis tout juste de notre école et sur le chemin pour, j'imagine, rentrer chez nous. C'est comme ça que je me suis souvenue de ton nom et du mien.
Les deux garçons hochent la tête et je vois les rouages de leur réflexion s'activer.
— Je ne me souviens de strictement rien, déplore ensuite Luke. C'est le néant total. J'ai seulement l'image d'un disque qui répète inlassablement les mêmes notes. Et je sais, je suis intimement convaincu, que je te connais, Kenan.
Le jeune homme relève la tête et plonge ses iris glacées dans celles, plus chaleureuses, du nouveau venu. Leur échange visuel est étrange. Ils semblent discuter par le biais de leur regard, silencieusement. Je fronce les sourcils, mais n'interfère pas.
Un bruit de frottement coupe brutalement leur conversation silencieuse. Mon cœur sursaute. Nous nous retournons. J'observe du coin de l'œil Kenan, qui d'un geste instinctif laisse ses paumes fondre à ses mollets, comme à la recherche de quelque chose - pour se défendre, apparemment - et se refermer sur du vide. Un bref instant, un éclair d'incompréhension et de frustration traverse ses prunelles. Les brins d'herbe s'agitent à quelques mètres de nous avec une force qui n'est pas seulement conférée par le vent. Un être était là. Mes poils se hérissent, mon sang se glace, mon cœur se met à tambouriner. Je pivote sur moi-même. Je me fige brusquement.
Deux yeux verts m'observent, maladroitement camouflés par les hautes herbes. Des mèches rousses coupent le visage de la jeune fille. Une petite voix me souffle, dans les abymes de ma conscience, que je la connais. "Tu n'as rien à craindre d'elle".
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