Singularité enviée

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« Tallstar »

Le lapin tomba à ses pattes lorsque Nuage de Craie le lâcha. Le bruit qu'il fit dans sa chute ne fut pas suffisant pour attirer l'attention, et pourtant tous les regards se braquèrent sur lui. Immédiatement, il se sentit mal à l'aise. Nuage de Craie n'aimait pas être regardé.

— Tu as attrapé ça ? Tout seul ?

Il avait l'impression que sa fourrure le brûlait sous l'intensité de l'attention qu'on lui portait. Il n'avait jamais vraiment ressenti la chaleur des flammes, mais il aurait pu parier que c'était une sensation tout aussi terrible, voire moindre à celle qu'il éprouvait maintenant. Il hocha la tête.

— Oui. Tout seul.

Sa première proie. Il l'avait pistée longtemps, puis traquée sans se faire repérer jusqu'à obtenir l'occasion de lui bondir dessus. Il savait que ce n'était pas vraiment la technique de chasse habituel du Clan du Vent ; celle-ci constituait plutôt à courser le gibier et le rattraper. Mais Nuage de Craie se sentait plus à l'aise lorsqu'il observait d'abord ses prises et l'environnement autour d'eux. Il était d'ailleurs constamment perdant à la course contre Nuage d'Ombre, Nuage de Rapace et Nuage de Grenade.

Mais c'était sa première proie. Il n'était pas le dernier, cette fois : seule Nuage de Rapace l'avait devancé en attrapant un lapin quelques jours plus tôt. Elle était la plus rapide, constamment triomphante à la course et ce sans égard pour les circonstances. Elle avait confié à Nuage de Craie qu'elle adorait courir ; sentir le sol sous ses pattes, le vent dans sa fourrure hurlant dans ses oreilles, les odeurs passant à toute allure autour d'elle... Nuage de Craie n'avait pas compris comment c'était possible. Il trouvait que courir était... trop. Trop rapide, trop bruyant. Il y avait trop de sensations et il ne savait pas comment il était censé les recevoir toutes en même temps et rester concentré sur sa tâche. Quand il avait confié son point de vue, ses trois amies l'avaient regardé d'un air inquiet, comme si ça voulait dire qu'il avait un problème. Ça l'avait vexé et il était parti.

— C'est un gros lapin, en plus. Il nous nourrira bien ! Merci, Nuage de Craie, bravo !

Le jeune chat sourit à sa mère. Il ne pouvait pas nier que, s'il n'aimait pas recevoir toute l'attention des autres d'un coup, il appréciait les compliments. Et il adorait rendre ses parents fiers. Sans s'en rendre compte, voilà qu'il avait relevé la tête, rehaussé ses épaules. Ses yeux brillaient, maintenant.

— Je savais qu'il allait être gros, expliqua-t-il, parce que les traces de ses pas s'enfonçaient plus dans la terre que les marques d'autres lapins. Il devait avoir trouvé une réserve de nourriture pas loin de son terrier, pour être si bien nourri.
— Impressionant !
— Et maintenant, il va bien nous nourrir à son tour !

La nourriture était un sujet important, Nuage de Craie le savait. La mauvaise saison approchait, les températures tombaient, les proies se faisaient plus rares. L'hiver était fait pour être survécu en groupe. Comment allaient-ils faire sans clan ? Nuage de Craie ne l'avouerait pas devant ses proches, mais plus les jours passaient et plus il se sentait nerveux. Il ne voulait pas avoir à faire face à des difficultés et était très inquiet quant à ce qui pourrait arriver avec l'approche de la nouvelle saison. C'était probablement une simple anxiété ; Plume d'Aurore le lui disait souvent. Elle avait tendance à le décrire comme le plus inquiet des apprentis, le plus sensible. À cause de ça, les adultes le couvaient souvent de regards attentifs et s'empressaient de lui offrir des paroles rassurantes à la moindre occasion. Le pire dans tout ça était que Nuage de Craie ne pouvait pas leur donner tort ; il voyait lui-même qu'il paraissait bien plus fragile que les autres.

Quand il y pensait, il se rassurait de ne pas avoir à faire face à Étoile Rapide, qui n'aurait fait qu'une bouchée de lui. Et dire que les adultes avaient été inquiets pour les femelles !

Non, Nuage d'Ombre, Nuage de Grenade et Nuage de Rapace étaient fortes. Toutes les trois, elles n'hésitaient pas à se jeter corps et âme dans tout ce qu'elles entreprenaient. Leur détermination était plus solide que les arbres en pleine tempête, plus invincible encore que les monstres qui parcouraient les chemins du tonnerre. Nuage de Craie les admirait. Il aurait bien aimé qu'elles partagent un peu plus cette qualité avec lui, qui avait tendance à trop souvent terminer dernier à cause de leurs personnalités compétitives.

— Il est plus gros que le mien, remarqua Nuage de Rapace.

Elle s'était approchée et renifla la proie. Ses moustaches frémirent. Elle avait faim. Des quatre apprentis, Nuage de Rapace était la plus maigre, sans doute à cause de son appétit d'oiseau – quelle ironie, vu son nom ! Elle mangeait peu, mais elle mangeait souvent et se plaignait régulièrement d'avoir faim. Cela faisait ronchonner Cœur de Zénith, qui disait qu'il y avait des heures pour manger et d'autres réservées à autre chose. Regard de Houx argumentait qu'ils n'étaient plus dans un clan, alors ils n'avaient pas besoin de respecter cette habitude. Après tout, ils pouvaient bien manger quand ils le souhaitaient, et c'était justement à cause de règles trop strictes qu'ils avaient quitté le Clan du Vent. Cela ne satisfaisait jamais Cœur de Zénith, mais il n'y trouvait rien à répondre, ce que Nuage de Craie trouvait plutôt amusant. Voir son père se plaindre à mi-voix suscitait en lui une forme d'hilarité compatissante, puisque lui aussi connaissait cette situation qui consistait en ne pas savoir quoi répliquer aux réponses irréfutables des femelles. 

— Probablement, répondit-il à son amie, même s'il savait très bien que ce n'était pas probable, mais vrai.
— Comment est-ce que tu remarques ce genre de choses ? Les traces dans la terre, leur profondeur. Je ne remarque jamais ça, moi. Et même si j'y faisais attention, je ne sais pas comment je pourrai comparer différentes traces, dit Nuage de Grenade qui s'était elle aussi approchée.
— C'est parce que toi, tu fais surtout attention aux proies que tu vois, pas les marques qu'elles laissent.
— Tu es le seul à faire attention à ce que personne ne voit, Nuage de Craie.

L'apprenti releva la tête. Nuage de Rapace le regardait et, quelque part dans son regard... si, c'était bien une forme d'envie. Pas vraiment de la jalousie, mais un sentiment qui y ressemblait. « J'aimerai bien avoir ce que tu as, moi aussi. » Voilà ce que disaient ses yeux. Nuage de Craie n'aurait jamais pensé qu'on puisse l'envier, et encore moins sur cette caractéristique là. Il souffla et secoua la tête.

— Oh, crois-moi, ce n'est pas toujours une qualité.

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