L'être insignifiant

Art by Please-be-careful sur DeviantArt
« Down she goes »

L'eau rugissait autour de lui. Elle avait semblé si accueillante, pourtant. Douce traîtresse, voilà que c'était elle qui allait tous les emmener vers la mort, alors même qu'ils comptaient sur elle pour échapper au feu.

Nuage Alezan entendait encore les cris de certains chats sur l'île. Il se demandait quelle mort était la meilleure. Périr dans les flammes, ou être englouti par les vagues ? L'eau, dans son hypocrisie, lui parut plus clémente. Se laisser couler, tomber comme une pierre dans les abysses dont il ne voyait pas le fond semblait une mort apaisante en comparaison à la brûlure du feu affamé, qui s'en prenait à la fourrure, et dont la fumée, allié redoutable, détruisait l'intérieur. À deux, ils travaillaient bien. Nuage Alezan regretta de n'avoir su coopérer ainsi avec des membres de son clan. Peut-être que s'il avait mieux fait les choses, il ne serait pas là à agiter ses pattes dans tous les sens, le museau tendu en l'air pour récupérer un air précieux dans de courts souffles paniqués.

Peut-être que Museau de Craie ne serait pas mort.

Puisqu'il devait bien être mort, non ? Il n'apparaissait plus à la surface. L'apprenti avait aperçu sa silhouette une fois, c'était tout. Comment se sentait-il, dans le silence de l'eau, loin de tout le brouhaha incessant des vivants, perdu dans un passage entre vie et mort. Est-ce qu'un membre du Clan des Étoiles était déjà venu à sa rencontre ?

Non.

Nuage Alezan hoqueta. Comment pouvait-il penser de choses pareilles ? Comment pouvait-il nager alors qu'un de ses camarades était en train de couler ? Comment pouvait-il rester si serein ?

Il inspira. Il plongea.

L'eau l'accueilli dans un élan de rage. Soudain, les cris s'effacèrent, remplacés par le calme des profondeurs, effrayant et oppressant. Nuage Alezan battit des pattes et tendit le cou. Sa fourrure s'alourdit, l'emportant vers le fond.

Là, il aperçut un corps. C'était celui de Museau de Craie ! L'espoir lui redonna la force nécessaire pour progresser vers lui, en direction de cette masse inerte qui coulait, sombrait dans l'obscurité que même la lumière de la Lune ne parvenait pas à percer.

Lorsqu'il fut assez proche, ses crocs se refermèrent sur la peau du cou de son camarade. Il puisa dans ses dernières ressources. Il fallait remonter à la surface, maintenant. Déjà, ses poumons le brûlaient, se plaignaient du manque d'air. L'eau autour de lui se fit plus oppressante.

Le corps qu'il tenait était étrangement petit. Nuage Alezan n'y fit pas attention. Dans l'obscurité, il ne voyait pas grand chose, mais peu importait. Il sauvait Museau de Craie.

Les secondes passèrent, lentes, étouffantes. Nuage Alezan luttait. Son regard restait rivé vers le ciel qu'il devinait au-dessus de lui. S'il tenait encore un peu, il atteindrait la surface. Il pourrait rejoindre la terre ferme. Il pouvait le faire, il pouvait réussir. Il allait sauver Museau de Craie et serait accueillit en héros. Il aurait le droit de se reposer ensuite. L'apprenti se nourrissait de ces espoirs : il ne devait surtout pas abandonner maintenant.

Il progressait, il le voyait. Puis soudain, un chat apparut à ses côtés. Rassuré, Nuage Alezan agita sa queue dans la direction. Viens m'aider ! Viens m'aider, on va remonter Museau de Craie à la surface ! Mais le chat avait de grands yeux écarquillés et les pattes immobiles. Sa gueule était ouverte dans un cri silencieux. Dans un dernier effort, il tenta de rejoindre Nuage Alezan. Ce dernier sentit les griffes agripper sa fourrure et vit le sang se mêler à l'eau sombre. Son sang. De surprise et de douleur, il manqua de lâcher Museau de Craie.

Le chat n'allait pas l'aider. Nuage Alezan l'observa alors que les profondeurs se refermaient autour de lui. Il n'allait sauver personne. Et personne n'allait le sauver. Nuage Alezan tendit son museau vers le ciel. Le Clan des Étoiles allait-il les regarder se noyer sans rien faire ?

Un puissant désespoir l'envahit. Le jeune chat battit des pattes une nouvelle fois, épuisé. La douleur faisait souffrir chacun de ses muscles. Il fallait continuer.

Il pensa aux guerriers. Au Clan des Étoiles. Les quatre clans qui vivaient sur ces terres et leurs croyances, le code du guerrier, les prophéties. Ça devait être rassurant, d'être guidé par ses ancêtres. Il se rappela les histoires d'héros qui avaient sauvé les clans. Lui n'était pas destiné à une chose pareille. Il n'était qu'un apprenti insignifiant, perdu dans un lac immense, désespéré à l'idée de mourir... ou à l'idée de vivre alors que d'autres n'étaient plus. Il n'était pas grand chose dans ce monde. Et même s'il sauvait un chat, d'autres sombraient tour à tour. Il les sentait frôler son corps, essayer de s'accrocher à lui. Parfois, il voulait les retenir. Il croisait leurs regards et tentait de leur transmettre le courage, la force, l'espoir. Il les suppliait de persévérer encore. Il ne voulait pas être le seul à remonter à la surface.

Nuage Alezan n'était pas grand chose. Il savait qu'aucune prophétie ne lui serait donnée. Il savait que sa destinée serait commune à celle de beaucoup de ses camarades. Il n'était qu'un pion au milieu de ce monde trop grand pour lui et il s'employait à des actions vaines. Sauver une personne ne changerait rien à la tragédie de cette nuit. Peut-être qu'on le blâmerait de ne pas avoir pu en sauver plus. Peut-être que...

Soudain, l'eau se scinda en deux. L'air accueillit Nuage Alezan, qui abandonna ses réflexions. Il avait réussi. Il était à la surface. Et il avait sauvé Museau de Craie.

Rapidement, il se concentra pour localiser la berge. Mais il n'eut pas le temps de la réparer. Deux chats aux épaules solides se placèrent à côté de lui. Il reconnut à leurs odeurs qu'ils appartenaient au Clan de la Rivière. Cela le rassura et immédiatement, Nuage Alezan se détendit. Il était en sécurité.

Les deux chats le ramenèrent à la terre ferme. Dès qu'il sentit la terre sous ses pattes, Nuage Alezan s'écroula. Sa respiration n'avait jamais été aussi rapide, tout son corps était douloureux. Mais il ne prit pas le temps de s'en préoccuper. Il devait d'abord s'assurer que Museau de Craie allait bien. Alors, il se redressa et tourna la tête vers le chat à ses côtés.

Ses yeux s'écarquillèrent.

Ce n'était pas Museau de Craie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top