J'ai voulu te le crier

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— J'ai voulu te le crier, moi. Ma colère, ma tristesse, ma faiblesse, ma folie, ma peur, mon dégoût, ma hargne, ma maladie, mes doutes. J'ai voulu te le crier, ce que je ressentais.

« Mais tu n'écoutais pas assez.

« Pas assez pour entendre mon désespoir muet, les gémissements de mes sens perdus, les grands soupirs qui m'habitaient.

« Tu m'as emmené dans la tanière des anciens. Tu m'as dis de me reposer.

« Ça ira mieux plus tard.

« On est plus tard. Ça ne va pas mieux, tu le vois bien. Mon corps s'épuise, grogne, s'écroule, tente de résister encore un peu. Ma tête se perd, les pensées s'emmêlent, les souvenirs se mélangent et je ne sais plus. Mon cœur s'embrouille, se cherche, me cherche, cherche ceux qui ont disparu.

« Pourquoi tu ne m'écoutais pas, quand j'ai voulu te crier tout ça ?

« Maintenant, j'ai bien peur de devenir fou. D'ailleurs, c'est ce que vous pensez tous, je le sais. Même Moustache de Sureau, même Jolie Grenade, même Étoile de Galet. Et toi, alors ? Ose me dire dans les yeux que tu me crois encore sain d'esprit, normal. Ose me dire dans les yeux que tout va s'arranger.

« Rien ne s'arrange. Rien ne s'arrange, tu le vois bien. Je suis seul et je tombe dans l'oubli même en étant encore vivant. Je deviens fou, je ne comprends plus rien. Moustache de Sureau en a marre, de devoir veiller sur moi. Et je vois bien que les guerriers m'évitent, que les apprentis chuchotent dans mon dos, que les reines éloignent leurs chatons de moi.

« Je me sens comme un intrus dans mon propre clan. Ce clan que j'ai servi tant d'années, ce clan que nous avons tous sauvé, parce que plus rien n'allait, parce que tout s'écroulait. Ils ne me reconnaissent même plus.

« Pourtant, ils apprécient toujours Jolie Grenade. À elle on sourit, on parle, on confie les chatons. Elle ne devient pas folle, elle. Tu la connais, Jolie Grenade a toujours été forte. La plus forte d'entre nous tous.

« C'est la seule qui me comprend encore un peu. D'ailleurs, elle doit ressentir une sacrée solitude. Entre Cœur Sablé qui ne dit pas un mot et dort toute la journée, Grisaille du Matin qui ne voit rien et grogne sur tout le monde et moi qui ne sait même plus avoir une conversation correcte sans tout mélanger... Mais elle ne se plaint pas. Ni faible, ni pleurnicharde : c'est toujours Jolie Grenade, elle ne changera pas.

« Flèche Fauve et Cœur de Trèfle m'aiment bien, quand même. Ils m'apportent souvent du gibier. J'essaye d'être gentil avec eux, ils le méritent. Moustache de Sureau aussi, elle a une patience si grande ! Ils font une belle fratrie, tous les trois. Ils promettent un bel avenir pour notre clan.

« Les chatons aussi m'apprécient. En fait, je ne suis pas détesté. On ne peut pas détester le vieux du clan qui perd la tête. On ressent pour lui plein de pitié, on veut se montrer gentil avec lui, on essaye de lui offrir de bons moments avant qu'il ne rejoigne le Clan des Étoiles. Même s'ils détestent devoir passer des journées, des nuits, des soirées et des matinées à me chercher après que j'ai décidé de faire une balade à l'improviste.

« Secrètement, je sais que certains espèrent ma mort.

« Peut-être que moi aussi, je l'espère. Peut-être que je serais mieux là haut, avec les étoiles. Tu sais, c'est beau, la nuit, de les regarder. J'ai l'impression de les entendre rire, chantonner joyeusement. Elle m'apportent quelque chose d'inexplicable, une sorte de réconfort et de bonheur au milieu de tout ce vide qui m'entoure. Ça me fait du bien.

« Ça aussi, j'aimerais te le crier. Je voudrais te crier tant de choses, si tu savais.

« Tu ne sais pas. Tu ne m'écoutes pas. Je crois que tu ne me regardes même pas. Tu les vois, mes yeux perdus, mes oreilles agitées, mes pattes frêles, mes griffes fragiles ? Tu observes ma fourrure emmêlée, ma démarche bizarre, mes regard hagards ? Est-ce que tu m'aperçois, la nuit, quand il fait tout noir et que je suis seul et que j'ai peur ?

« Tout ça, j'ai voulu te le crier.

« Je suis étrange, à parler tout seul dans la lande. Je me suis plus éloigné du camp que je ne le pensais. On va encore s'inquiéter pour moi. On va encore se dire que je suis fou. Une cause perdue. Un poids mort.

« Mais ce soir, je sais qu'Étoile de Galet annoncera aux autres clans que les anciens se portent toujours à merveille. Et Jolie Grenade dira à nos vieux camarades qu'en réalité, seule elle est encore en forme. Plus ou moins, puisqu'elle se plaint parfois de douleurs aux pattes.

« Il sera bientôt midi. Qu'est-ce que je fais ? Je rentre au camp ? Je reste ici ? Je suis bien, là, allongé au soleil. Je suis content d'avoir survécu à la saison froide dernière et de pouvoir profiter de celle des feuilles nouvelles. C'est agréable. Je regarde les abeilles et les papillons voleter de fleurs en fleurs. Une fois, j'ai réussi à attraper un de ces insectes, d'ailleurs. Je ne sais plus quand c'était. Hier, peut-être. Je sortais de la pouponnière. Oui, c'est ça. Hier. Oh, quelqu'un...

Museau de Craie releva la tête. Il sentait encore très bien les odeurs. Il se souvint qu'il avait été bon pisteur, avant. Les odeurs de Flèche Fauve et Pelage de Grêle, la lieutenante, lui parvinrent. Les deux chattes couraient à vive allure vers lui. L'une avait les yeux écarquillés d'angoisse, l'autre gardait le museau froncé d'agacement.

— Museau de Craie, enfin te voilà ! On t'a cherché partout !
— Comme d'habitude. Espèce de cervelle de souris, tu nous faciliterais la vie si tu pouvais tenir en place un moment.
— Tu vas bien ? Il ne t'est rien arrivé ?

Le matou perdit ses moyens face à la vivacité des guerrières. Il préférait se loin de silence, le vide, qui au moins ne l'embrouillaient pas. Ainsi, il pouvait faire le tri dans ses pensées. Devant les autres félins, il en était incapable.

— Allez, viens, on rentre. Tu dois être fatigué, non ? On va t'aider à marcher, tu veux bien ?

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