🍂 2 - LIENS 🍂
Cela faisait quatre fois en l'espace d'une matinée que le téléphone sonnait et c'étaient les quatre fois de trop. Bien que Kylian ne prît la peine de décrocher, il savait pertinemment qui se trouvait à l'autre bout du fil et il n'avait aucune envie de lui parler, ni encore moins de l'entendre. Le Maire était un homme tenace, il fallait lui reconnaître cela et le Commissaire savait que celui-ci ne le lâcherait pas, quitte à passer la journée entière à harceler tout le poste afin de pouvoir lui parler, mais c'était sans compter sur la pseudo-loyauté des hommes présents. Aucun n'aurait l'audace de se présenter à sa porte, il leur faisait bien trop peur et avec raison. Kylian était peut-être le Commissaire et le chef du poste, mais c'était un homme effrayant sur bien des plans. Non pas qu'il détenait une sorte d'aura qui impressionnait, loin de là, mais ses problèmes de boissons étaient connus de tous et tous savaient qu'il n'était guère aimable. Il se contentait de donner les ordres, de faire suivre les directives quand l'envie lui prenait de le faire et d'examiner une seconde fois tous les rapports qui lui passait sous la main. Mis à part cela, il ne discutait pas, n'échangeait pas, ne se mêlait pas aux groupes, rien. On pouvait d'ailleurs saluer ses efforts à rester à bonne distance de tout contact humain comme s'il en était allergique et que la moindre poignée de mains pourrait alors déclencher chez lui une éruption cutanée.
Le seul qui l'approchait, qui pouvait et qui savait le faire, c'était Grégory. Une exception. Pour cela, le lieutenant était une sorte d'idole parmi les hommes. Un mystère également, car comment avait-il fait ? Comment avait-il fait pour s'approcher si près du Commissaire que ce dernier tolérait sa présence dans son bureau alors que personne n'avait l'autorisation d'y accéder ? Un mystère.
Cependant, si les hommes du commissariat de la petite ville de Toleni ne s'étaient pas focalisés sur le brillant exploit du Lieutenant, ils auraient pu voir ou du moins apercevoir, brièvement bien entendu, l'aigri et bourru Commissaire en compagnie d'une autre personne appartenant, cette fois-ci, à la gent féminine.
Édith C. Lewis, la deuxième exception dans la vie de Kylian. Celle de trop, si on lui demandait son avis, car Édith était un cas à part entière : elle était la seule femme journaliste de la ville. Du moins, prétendument journaliste, puisque jamais le Maire n'avait accepté de reconnaître qu'une femme pourrait accomplir les mêmes tâches qu'un homme. Encore moins en ce qu'y concernait le journalisme. Les femmes avaient été formellement interdites de prendre la plume, accusée d'écrire avec le cœur et non avec la tête. Influencées par leurs sentiments, elles n'auraient alors pas l'objectivité nécessaire pour relater les faits importants et pourraient donc, sans mal, causer le chaos parmi la population. Comme si les mots avaient de tels pouvoirs.
Malgré tout, Édith C. Lewis avait réussi, par la force des choses, à convaincre le Commissaire et depuis, elle venait, de temps à autre, quémander des informations qu'elle n'aurait pas déjà chapardées ailleurs. Parce qu'Édith était douée : douée pour écouter aux portes, douée pour se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, s'attirant ainsi toutes sortes d'ennuis, douée pour démêler les faits. Parfois, Kylian regretta même de ne pas avoir affaire à un homme, car si cela avait été le cas, il l'aurait probablement débauchée afin de la mettre à son service. Elle possédait un rare instinct.
– Devrais-je encore m'étonner que vous arriviez à parvenir jusqu'ici malgré le bruit assourdissant que font vos horribles chaussures Mademoiselle Lewis ? soupira Kylian en la regardant tandis que la jeune femme se tenait contre l'encadrement de sa porte, Comment avez-vous convaincu le brigadier de vous laisser entrer que je puisse déterminer comment le punir ?
– Vous n'imaginez pas à quel point un bon cookie fait maison vous ouvre toutes les portes. Je n'ai eu qu'à proposer !
– Donc c'est un cookie cette fois, bien. Bien, bien, bien. Un battement de cils, un parfum sucré et maintenant des cookies. Vous ne manquez pas d'idées.
– Si c'était le cas, nous n'aurions pas cette discussion, vous et moi, Commissaire.
Il n'y avait pas que l'instinct d'un fin limier que la jeune journaliste possédait, mais également la ruse d'un renard. Certains diraient que cela est propre aux femmes et que c'est pour ça que l'on ne pouvait se fier à elle, mais Kylian voyait bien au-delà. Édith était maligne, tout simplement, et elle savait y faire avec n'importe qui. Même avec lui.
– Donc, quelles sont les nouvelles du jour ? l'interrogea-t-elle en sortant son calepin.
– Je crains de devoir vous dire la même chose que je vous ai dite hier : l'enquête est en cours.
– Voyons, Commissaire, je pensais que nous avions un accord, vous et moi. Vous réservez le baratin à ceux qui l'avalent et à moi, vous me dites les trucs importants. Vraiment importants, insista-t-elle lourdement.
– Il n'y a rien que vous ne savez déjà. Je vous ai déjà tout révélé ou, dans le pire des cas, vous avez déjà tout deviné, soupira Kylian en jetant un dossier devant lui, Donc comme hier, je vous invite à retrouver la sortie par vos propres moyens.
– Tout le monde sait que vous n'invitez personne, Commissaire. Vous êtes plutôt le genre donneur d'ordres et vous vous attendez à ce que l'on agisse en conséquence, intervint Édith en le fixant du regard comme si elle le réprimandait.
– En règle générale, je préfère ne demander qu'une fois, effectivement.
– Sinon ? Vous allez me jeter hors de votre bureau ?
– C'est une idée, ma foi, alléchante.
– Je tiens à vous prévenir, j'ai mangé deux bols de purée, je pèse donc plus lourd présentement qu'un sac de pommes de terre, l'avertit-elle.
Un soupir lui échappa tandis qu'il se mit brièvement à l'examiner du haut de son mètre cinquante-cinq. Soudain, Kylian se retira de son bureau, souleva Édith par la taille et la déplaça sans mal jusque dans le couloir, non sans un sourire narquois.
– Vous devriez envisager de changer de régime. Deux bols de purée me semblent un peu légers. Sur ce, belle journée Mademoiselle Lewis.
En refermant la porte de son bureau, il ne l'entendit pas fulminer, mais retourna s'asseoir dans son fauteuil et retrouva avec bonheur le calme ambiant qui entourait la pièce. Plus de Grégory, plus d'appels insistants du maire et plus d'Édith. Un semblant de paix intérieure semblait enfin pouvoir s'offrir à lui.
– Vous savez, vous ne me facilitez vraiment pas les choses alors que je reste intimement persuadée que nous pourrions conclure d'un partenariat, vous et moi, l'informa Édith dans un court souffle.
Médusé, Kylian resta planté dans son fauteuil, le regardant enjambant sa fenêtre, jupons retroussés.
– Et pour votre gouverne, vous n'avez toujours pas répondu à ma question : Quelles sont les nouvelles du jour ? répéta-t-elle en arrangeant de nouveau sa tenue, mais aussi sa coiffure quelque peu désorganisée.
– Dites-moi Mademoiselle Lewis, quel est votre but ? Faire de ma vie un enfer sur terre ? Non parce que si c'est cela, vous réussissez avec merveille, sachez-le !
– Je pourrais presque prendre cela comme un compliment venant de vous, mais sachez que si vous voulez avoir un aperçu de l'enfer, il vous suffit de vivre ma vie durant une journée. Être une femme dans un monde d'hommes, voilà ce qu'est l'enfer, Commissaire.
– Je connais peu d'hommes qui s'introduiraient de façon illégale en pleine journée dans un poste de police, souligna Kylian, quelque peu admiratif bien qu'il tentait de le dissimuler.
– Vous semblez choqué par la manœuvre, pourtant j'ai réalisé des prouesses acrobatiques bien plus impressionnantes dans ma carrière, souligna-t-elle.
– Je ne veux pas savoir, coupa Kylian. D'ailleurs, sachez que je devrais vous enfermer si votre passion est d'entrer par effraction dans des propriétés privées.
– Fort heureusement pour moi, vous n'en ferez rien !
Elle disait avec une telle confiance que Kylian ne pouvait, qu'une fois encore, saluer son culot. Voilà ce qui faisait d'Édith C. Lewis la deuxième exception dans sa vie. Son impulsivité, sa droiture, sa détermination et surtout son culot.
– Je sais que vous ne nous dites pas tout sur cette affaire, Commissaire, et je vous saurais gré de me faire part du moindre petit détail qui pourrait, disons, me donner un avantage certain par rapport à mes confrères, le supplia-t-elle en s'asseyant de nouveau face à lui.
– Et pourquoi ferais-je cela ? Je n'ai rien à y gagner dans cette histoire. Vous le savez, je ne suis pas un type bien, je ne travaille pas gratuitement contrairement au reste de mes collègues qui pourraient vous ouvrir les coffres de la banque pour un simple aperçu de vos délicates chevilles.
– Oh, vous les trouvez délicates ? Merci, rougit Édith.
– Ce n'est pas ce que je voulais dire et vous le savez. Vous voulez une information, sachez que celle-ci a un prix.
– Je vois, fit la jeune femme.
Elle referma brutalement son calepin et posa sa sacoche à ses pieds. Puis, Édith vint s'asseoir sur le rebord du bureau, à hauteur de Kylian, enlevant le stylo qui lui servait à retenir ses cheveux en un vulgaire chignon.
– Et donc, quel est-il ? Votre prix est le mien, lui murmura-t-elle dans le creux de l'oreille.
– Descendez donc de mon bureau avant de vous faire mal, répondit-il froidement.
– Quoi ? Cela ne fonctionne pas ?
– Votre petite tentative de séduction ? Pour qui me prenez-vous ?
Édith n'en avait pas eu conscience, mais il avait eu effectivement, à son approche, un léger mouvement de recul, presque imperceptible, et rien que pour cela, Kylian s'en mordait déjà les doigts.
– J'aurais essayé. Néanmoins, j'étais sérieuse ! Votre prix est le mien, Commissaire.
– Dans ce cas, vous allez devoir me rendre un petit service et en échange, je verrais ce que je peux faire pour vous "donner un petit coup de pouce", souligna le jeune homme, mais sachez qu'il n'est pas trop tard pour reculer et repartir d'ici comme vous êtes venue.
Elle se mit à rire et celui-ci envahit la pièce.
– Sachez, Commissaire, que je ne recule jamais devant rien. Jamais. Et si vous me disiez ce que je peux faire pour vous ?
C'était tout ce qu'il désirait entendre. Il n'en fallait pas plus.
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