🍂18 - NOURRIR SES DEMONS🍂

Le vieux William avait gardé ses vieilles manies, ses petites habitudes et même sa routine. On pourrait croire qu'au fil des ans, quelque chose change chez lui, mais ce n'était pas le cas. Ce n'était jamais le cas. La seule chose qui changeait, c'était peut-être ses traits qui se creusaient davantage d'hiver en hiver ou bien ses mains dont les tremblements s'accentuaient au fil des ans passés à manier la pelle et le râteau. Clairement, la fatigue le frappait de plein fouet et à ce rythme, il ne finirait probablement pas la saison ; du moins c'est ce que Kylian pensait à chaque fois qu'il le voyait et à chaque fois, celui-ci lui démontrait le contraire. Il tenait. Tel un vieil arbre sur lequel s'abattaient les tempêtes, il ne bougeait pas.

Heureusement, car comment ferait le jeune homme sans son expertise précise ? Le vieux William était un puits de science dont peu avaient connaissance en ville. Tant mieux. Il n'aurait pas aimé que quelqu'un d'autre ne vienne ici, tout comme il n'aurait pas aimé que quelqu'un d'autre reprenne le flambeau après William, bien que ceci ne devrait pas tarder à arriver. Peut-être passerait-il l'arme à gauche à la saison prochaine, qui sait ?

– Tu as une sale gueule, gamin.

À peine Kylian avait-il franchi la lourde porte de la serre que les yeux sévères de William se posèrent sur lui. C'était toujours le même regard : plein de jugement, de dédain, mais malgré cela, il le laissait venir. Les deux hommes ne se voyaient jamais en dehors de ces moments si particuliers.

– Je ne prendrais aucun commentaire de la part d'un vieux croûton plus sec qu'une noix de cajou, répliqua celui-ci sans plus de formalités.

– Cela faisait longtemps que je t'avais pas vue par ici... Je présume donc que nous sommes déjà en cette période de l'année ?

– Tu ne t'es jamais dit que je pourrais également passer par courtoisie ?

– Pas à moi, gamin. Je sais ce que tu veux. Je sais pourquoi tu es venu.

– Et donc ?

– Je ne manque jamais de préparer les commandes de mes clients les plus... Fidèles.

William posa son arrosoir rouillé et à la peinture effritée avant de disparaître derrière une porte pendant quelques secondes. Des secondes qui parurent être une éternité tandis que Kylian se permit de faire un rapide tour du propriétaire. Tout ici était en parfait état, toutes les plantes, toutes les fleurs... Normalement, certaines d'entre elles ne devraient même plus pousser depuis plusieurs mois, mais c'était là tout le talent d'un vieil hibou comme William : il avait le don de la main verte et plus encore. Par moment, Kylian se disait que c'était peut-être un sorcier ou le descendant d'une longue lignée d'apothicaires, bien que l'un et l'autre soient pratiquement cousins. On trouvait toutes sortes de plantes ici, toutes sortes d'herbe et surtout des fleurs hors saison comme si William les figeait dans le temps.

– Et voilà pour toi, gamin. Un magnifique spécimen de coquelicot.

– Original, soupira le jeune homme, Ce n'était pas une jacinthe la dernière fois ?

– Ne dit-on pas qu'il faut savoir varier les plaisirs et puis le coquelicot n'est pas à sous-estimer.

– Surprends-moi.

– Le symbole du sommeil et... du repos éternel, s'amusa William en lui tendant la fleur.

Magnifique. Tout ce qu'il recherchait.

– Comme c'est ironique que de savoir qu'une si petite fleur, fragile et délicate, détient autant de... Pouvoir, poursuivit le commissaire en la prenant.

– Elle n'a de pouvoir que ce qu'on veut bien lui conférer par le biais de croyances. Le coquelicot n'est qu'une espèce invasive que les gens ne regardent même plus à force de lui marcher dessus. N'est-ce pas une pure merveille de la nature ?

Kylian ne dit pas un mot et se contenta de mettre la petite fleur dans la poche intérieure de sa veste.

– Encore une fois, je compte sur ta légendaire discrétion, vieux bouc.

– Nous avons un accord et je le respecte. Tu ne me poses aucune question et j'en fais de même.

– Bien, je voulais simplement m'en assurer. Ces derniers temps, les secrets ont tendance à remonter à la surface trop facilement.

Et c'était le moins que l'on pouvait dire.

– Oui, tout comme les cadavres se mettent à sortir de terre.

Encore une fois, Kylian ne relevait pas, préférant jouer la carte du silence quand bien même, il savait que parfois, le silence en disait long.

– À la prochaine William.

– Je n'espère pas, non.

Kylian quitta alors la serre en laissant William à ses occupations comme s'il n'était jamais venu le voir. À présent, il ne lui restait plus qu'à déposer la fleur d'une façon ou d'une autre afin qu'elle atterrisse entre les "bonnes" mains. Comme c'était ironique qu'une si petite fleur puisse être le symbole d'une si grande signification, oui...

Le reste de l'après-midi, Kylian le consacra à rédiger son rapport comme il entendait le faire depuis le début, demandant ensuite à l'un de ses hommes d'aller l'apporter au bureau du maire directement. Il s'imaginait déjà le visage que ferait ce dernier en lisant les documents, mais tout comme l'incident d'il y a deux ans, il finirait par taire ceci également. Bien qu'il fût incompétent pour gérer les affaires de la ville, on devait lui reconnaître un talent certain pour garder les secrets de ses habitants.

En outre, Grégory n'avait pas non plus repointé le bout de son nez, lui qui ne pouvait, jusqu'à maintenant, pas passer une journée sans venir l'embêter toutes les deux heures au moins...

– Enfin un petit peu de paix.

Malheureusement, la paix était une notion bien trop éphémère tandis que sur le chemin du retour, le commissaire de police croisa la journaliste la plus téméraire de Toleni : Édith C. Lewis.

– Et moi qui pensais vous voir alitée pour la journée. Comment vont vos blessures ? l'interrogea Kylian en la voyant parfaitement debout.

– Donc parce que j'ai quelques bleus et égratignures, je devrais être alitée ? Ne me confondez pas avec mes pairs masculins, commissaire, cela reviendrait presque à m'insulter.

– Loin de moi cette idée. Plus sérieusement... Vous alliez quelque part ?

– C'est bien la première fois que vous vous souciez de ce que je peux faire ou non et pour tout vous dire, j'ai effectivement un rendez-vous.

– Oh ? Galant, je l'espère.

– Non, professionnel. Avec votre lieutenant préféré d'ailleurs, mais il ne vous a rien dit ? Je pensais que...

Grégory, Grégory, Grégory. Où est-ce qu'il comptait aller en s'associant avec Édith ? À cette question, Kylian avait d'ores et déjà un début de réponse et cela était loin de lui plaire.

– Eh bien, j'espère que vous passerez une belle soirée tous les deux, releva Kylian en un faux sourire courtois.

– Et vous, commissaire ? Qu'allez-vous faire de votre côté ?

Ce qu'il aurait dû faire il y a de cela plusieurs mois, mais il ne lui répondit pas. Du moins pas de suite. Kylian s'octroya un temps de réflexion.

– J'ai... Un animal à nourrir, finit-il par lui dire calmement.

– Un chat ? s'étonna gaiement la journaliste.

– Quelque chose du genre, oui... Un chat.

– Pourtant, je n'en ai pas vu la dernière fois que je suis passé chez vous, lui signifia la jeune femme.

– Il est plutôt... Sauvage et errant. Il aime traîner ici et là, tard le soir.

– Oh, je vois. J'espère que j'aurai l'occasion de le voir un de ces jours.

Prêt à partir de son côté, il posa sa main amicalement sur son épaule et lui dit tout bas :

– Ne vous en faites pas, je suis certain que l'occasion se créera d'elle-même prochainement. 

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