🍂10 - AVERTISSEMENT 🍂

Si Kylian avait gardé le silence, ce n'était pas par plaisir, mais plutôt, car ses deux compagnons de route ne lui laissaient guère le temps d'une intervention. Depuis qu'ils avaient quitté le poste de police gaiement, Grégory et Édith s'étaient lancés dans leur activité favorite : parler du manoir. Plutôt théoriser sur le manoir. Tout ce qu'ils savaient ou pensaient savoir. Toutes les rumeurs les plus grotesques, toutes les coupures de journaux les plus folles, ils avaient la même passion pour ce sordide endroit et Kylian ne compta même plus le nombre de fois où il se surprit à soupirer, à grogner ou bien même à lever les yeux au ciel tant il n'avait encore jamais entendu autant de conneries racontées en si peu de temps. Vraiment, le trajet jusqu'à la propriété Castelroc s'annonçait joyeux et il ne rêvait que d'une chose : en prendre un pour fracasser l'autre.

– Néanmoins, vous ne trouvez pas cela étrange, vous ? Toutes ces disparitions dans cette maison. J'ai beau y réfléchir de temps à autre et je trouve cela vraiment...

– Curieux, n'est-ce pas ? compléta Grégory, C'est exactement ce que je me disais ! Néanmoins, au poste, je n'ai guère le loisir de discuter de tout cela.

Bien entendu, il fusillait Kylian du regard en insistant tandis que celui-ci se trouvait derrière, à fermer la marche.

– Je t'ai déjà dit que le poste n'était pas le lieu pour tes théories farfelues, siffla le commissaire.

– Il n'y a réellement que toi pour juger cette histoire de "farfelue" quand toute la ville se pose toujours toutes ces questions et que même après des années, ça continue de fasciner autant les foules.

– Que veux-tu que je te dise ? Les gens aiment perdre leur temps. Ils pourraient croire au Père Noël ou à la Fée des dents, que je m'en ficherais pareil.

– Sauf que là, on ne parle pas d'un être imaginaire ni rien, mais bien de faits macabres s'étant vraisemblablement passés !

– Dis-moi Grégory, est-ce que tu connais la définition du mot "accident" ?

C'était bien trop facile d'accuser un quelconque phénomène paranormal ou bien-même de dire que les esprits de la première famille ayant fait construire la maison sont ceux qui provoquent tout cela. Ce n'est rien de plus que de la poudre aux yeux pour les touristes et des histoires de fantômes pour les gamins lorsqu'ils se réunissent autour de feux de camp. Il n'y avait aucun fantôme dans cette maison, en revanche, il y avait bien quelque chose d'autre. Quelque chose de plus...

– Vous aviez raison, il est bougon, releva Édith, Pourquoi est-ce qu'on l'emmène avec nous déjà ?

– Alors déjà, fit Kylian en accélérant le pas afin de se retrouver à leur hauteur, personne ne "m'emmène", je vous suis pour éviter que vous ne fassiez n'importe quoi et que cela me retombe sur la gueule. Car oui, votre petite escapade va forcément me retomber sur la gueule et je commence à croire que vous prenez tous deux un plaisir malsain à me faire souffrir. Surtout toi, Grégory, parce que bon, Édith... Navrée très chère, mais votre simple existence est déjà une souffrance pour moi.

– Oh, mais sachez que je prends cela comme un compliment ! fit la jeune femme avec beaucoup de sarcasme. Je pourrais en dire de même d'ailleurs, mais que voulez-vous ? Pour le bien de nos enquêtes respectives, je présume que nous devons nous tolérer ?

– Quelle enquête ? C'est vous qui venez empiéter sur la nôtre avec vos gros sabots.

– Sachez que j'ai mis expressément des bottes aujourd'hui ! J'ai appris ma leçon pas plus tard qu'hier soir, reprocha la jeune femme.

– Ah, donc il est question de cela ? Vous m'en voulez encore ? Vous savez, si vous avez autant airée dans la ville, c'est principalement dû à Grégory ici présent. Toute cette chasse au trésor, c'était son idée.

– Tu m'avais dit que c'était pour les gosses de l'école ! se justifia le principal accusé.

Tous trois se dévisagèrent quelques secondes seulement quand un arbre venu s'abattre subitement devant eux, au beau milieu du chemin menant au manoir, arrachant alors un sursaut à Édith.

– Ça alors ! Ça m'a foutu une de ces trouilles, fit la jeune femme.

Un arbre pouvait tomber ainsi, de façon totalement aléatoire, et cela, pour plusieurs raisons, mais qu'en était-il de deux arbres ? Trois peut-être ?

– Je présume que vous allez nous dire que c'est un castor qui fait cela ? reprit-elle.

– Sûrement une armée de castor, fit Kylian, minant de réfléchir.

– Est-ce qu'il est temps que j'avoue que j'ai séché tous mes cours de sport au lycée et donc je ne suis pas très bon au saut de haie ? Je commence à fatiguer là d'enjamber des obstacles, avoua le lieutenant en soufflant comme un bœuf.

– Pauvre bichon, tu veux que je porte ton sac à dos peut-être ?

– Ah ouais ! Ça serait super sympa si tu pouvais...

– Regarde-moi bien Grégory : Plutôt mourir.

– Comment ça se fait que ça soit l'ivrogne qui soit le plus en forme de nous trois ?

– Je n'ai pas besoin de mon foie pour marcher, juste de mes poumons et les miens fonctionnent particulièrement bien !

– Hé, tu sais que j'ai arrêté de fumer il y a un an et demi ! Ce n'est pas juste.

– Quand vous aurez fini de vous disputer comme un vieux couple au bord du divorce, vous me ferez signe messieurs.

– Je ne sais même pas pourquoi je suis venu avec vous, souffla Kylian.

Néanmoins, Édith soulevait un point : C'était le troisième arbre qui tombait en travers de leur route et ce n'était probablement pas dû à une famille de castors cherchant à faire un agrandissement pour la venue du petit dernier. Toutefois, cela ne découragea en rien le trio qui poursuivit sa montée à travers le chemin tracé à l'ombre des pins avant d'arriver tous trois devant l'imposant cadenas retenant des chaînes.

Grégory prit la tête du groupe avec la Belle Betty et resta un moment pensif devant l'obstacle.

– Pourquoi ai-je l'impression que c'est un petit trop facile ? demanda ce dernier.

– Et à quoi tu t'attendais ? À une horde de monstres sortant de la forêt ? À davantage d'arbres nous tombant dessus ? l'interrogea Kylian.

– Avoue que trois arbres, ça fait quand même beaucoup.

– On vient de traverser une forêt, Grégory. Une vieille forêt composée de vieux arbres. Ça peut arriver que des arbres tombent, mais ça tu le saurai si tu sortais un peu de la salle des archives ou si tu relevais le nez de tes coupures de journaux et des ragots de Mamie Bigoudi.

– Hé ! Laisse donc Mamie Bigoudi en dehors de ça ! se braqua Grégory en lui faisant les gros yeux.

Alors que les deux hommes étaient partis de leur traditionnel échange, Édith s'était habilement emparée de la pince et avait, d'une poigne ferme, fait sauter le cadenas et tandis que les deux agents de police se retournèrent vers elle, la journaliste les regardèrent tout sourire avec les chaînes à ses pieds.

– C'est vraiment votre passion de vous introduire par effraction ma parole ! releva Kylian.

– Eh bien, arrêtez-moi ! protesta la jeune femme. Vous êtes la police, non ? En attendant, si vous ne comptez pas le faire, que diriez-vous d'entrer ?

Deux ans. C'était le temps que Kylian avait mis avant de revenir ici.

Deux ans. C'était le temps qu'il lui avait fallu pour oublier cette nuit-là.

Et qu'allait-il se passer maintenant ?

– C'est quand même un lieu assez excentré de tout, Grégory.

– C'est sûrement pour ça qu'il a été choisi, non ? Pour être au calme de tout et loin de la curiosité des gens de la ville, continua Édith, Parfait pour commettre un meurtre !

– Et elle ose dire cela sereinement, ça m'épate, murmura Kylian en la suivant.

Ils entrèrent sur la propriété et marchèrent encore une dizaine de minutes avant d'atteindre le bâtiment qui attirait, à lui seul, toute la curiosité : Le manoir de Castelroc.

Si celui-ci semblait tenir sur de solides fondations, on ne pouvait pas en dire autant de sa charpente effondrée ou bien de toute son aile qui avait pratiquement disparu derrière la végétation. Tout l'extérieur était couvert d'un épais tapis de mousse et plus de la moitié des baies vitrées avaient volé en éclats.

C'était là tout ce qu'il restait d'une époque. Pire encore, c'était là tout ce qu'il restait des dizaines de vies ayant un jour fait un passage à travers ces murs.

– Le premier qui aperçoit un fantôme... Crie, avertit Édith.

– Crier, c'est pour les femmes, releva Grégory en avançant à pas de velours.

– Et qu'est-ce que je suis moi alors ? Un ours peut-être ?

– Une femme en pantalon. Le pire genre.

Kylian était resté là, comme figé. Il était resté là où les souvenirs l'envahissaient, comme si tout lui revenait subitement à la figure. Tout ce qu'il s'était passé. Il se souvenait d'être passé par ici, d'avoir foulé ces mêmes petits galets se trouvant au sol. Il se souvenait d'avoir un jour ris dans cette cour qui n'en était plus une depuis longtemps. Il se souvenait des rires de Merry qui le poursuivaient jusqu'à ce qu'ils cessent de le faire. Jusqu'à ce que Merry cesse elle-même de le faire comme si elle ne l'avait jamais talonnée. Comme si elle avait disparu, engloutie par la terre elle-même.

Il se souvenait aussi de cette soirée. De l'odeur de la pluie. Des craquements des buissons. De l'horrible vision que donnait le bâtiment principal quand celui-ci fut fendu en deux par la foudre. Il se souvenait aussi de ce qu'il y avait non loin de là : le puits.

Et parmi tous ces souvenirs, il y avait bien sûr celui de Chloé. Elle était enfouie là, dans un coin sombre et secret de son esprit. Elle était enfouie là où personne ne viendrait la trouver ni la demander, car Chloé était tout ce que Kylian détestait : un mensonge. Une trahison. Un secret.

Chloé était ce qui dormait au plus profond du puits qu'était son esprit.

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