🍂 1 - LE MANOIR DE CASTELROC🍂
Tout le monde ne parlait plus que de cela en ville : du fait que l'hiver allait probablement être le plus rude de ces vingt dernières années. Ça avait commencé avec une chute des températures suivie de très près par l'apparition ici et là de plaques de verglas rendant chaque pas plus hasardeux que le précédent tandis que certains patinaient encore pour se rendre dans certaines zones. Néanmoins, ce n'était ni le froid, ni la peur de tomber à tout moment qui inquiétait les habitants de Toleni, non, mais le sifflement provenant de la montagne. Les sceptiques mettaient cela sur le compte du vent tandis que les Anciens accusaient encore et toujours le "chant" : une vieille légende entrée dans le folklore de la ville et qui était, encore aujourd'hui, une source inépuisable de curiosité pour les touristes prêts à tout pour l'entendre. Pour certains, cela allait au-delà de la légende, c'était un avertissement. Un avertissement afin de ne pas s'approcher de la montagne et encore moins de ses secrets, mais cela n'a jamais arrêté personne.
– Vous l'avez entendu vous aussi dans la nuit ? Au début, j'ai cru que c'était ma folle voisine qui avait encore une fois perdu la tête, mais on est d'accord que c'était ce-que-vous savez.
– Dès que je l'ai entendue, ça m'a glacé le sang. Ma grand-mère avait l'habitude de me raconter des histoires à propos du "chant", mais jamais, je n'aurais pu me préparer à cela. C'est terrifiant !
Le poste de police grouillait déjà de jeunes hommes affolés aussi bien par les rumeurs que par la nuit qu'ils venaient de passer. Les couloirs fourmillaient de messes basses et de chuchotements tandis que les bureaux demeuraient, pour la grande majorité, porte ouverte, chose plutôt rare étant donné que chacun appréciait son intimité en temps normal. Le seul bureau qui, encore aujourd'hui, avait la porte fermée fut celui du Commissaire Kylian, car le bruit des chuchotements avaient la fâcheuse tendance à accentuer ses maux de tête et son humeur exécrable. Personne ne venait le déranger et personne ne cherchait à comprendre ce qu'il y faisait, enfermé là-dedans, mais ils étaient en revanche sus de tous qu'il ne fallait jamais ô grand jamais frapper à la porte.
Alors, pour se faire annoncer, le lieutenant Grégory avait développé sa propre stratégie : venir avec une offrande. Une tasse de café, généralement.
– Vas-tu venir me déranger chaque matin avec la même excuse, Grégory ? beugla Kylian en tenant sa tête dans ses mains.
– J'aimerais te dire que j'ai de bonnes nouvelles pour toi ce matin, mais le maire cherche à te joindre depuis trois jours. Tu ne peux pas continuer à l'ignorer, c'est... Ton patron, je te rappelle.
Un juron. Peut-être même deux jurons plus tard, Kylian leva la tête avec l'impression que celle-ci pesait au moins dix kilos et venait de lui coûter l'effort de la journée.
– Cet enquiquineur va encore me demander où en est l'enquête, si nous avons progressé ou si nous avons quelque chose de nouveau. Encore une fois, je vais lui rappeler les mêmes choses que je lui ai dites hier et avant-hier et la veille encore, l'entendre me beugler dessus comme un taureau chargeant avant de me menacer pour la vingtième fois de me renvoyer si je n'ai rien à lui proposer pour demain, expliqua Kylian en basculant sur sa chaise, Donc oui, je vais l'ignorer pour aujourd'hui.
– Et moi ? Qu'est-ce que je dois lui dire du coup ? Non parce qu'il peut aussi me virer et vois-tu, j'aime beaucoup mon travail.
– Demande-lui d'allouer une plus grande part du budget dans ce poste et peut-être qu'il aura des réponses satisfaisantes. En attendant, on ne peut pas faire de miracles avec du matériel ayant plus de quarante ans.
– Ça, c'est parce que tu ne m'as jamais vu taper à la machine ! Un véritable virtuose de la dactylographie, j'ai un doigté magique, expliqua fièrement le Lieutenant tout en s'approchant à pas de velours dans le bureau.
– Je ne suis ni d'humeur à savoir où tu mets tes doigts, ni d'humeur à entendre la joie de vivre dans ta voix. Fiche-le camp.
– Tu ne me demandes même pas si nous avons du nouveau sur l'inconnu n°5 et l'inconnu n°6 ?
– Et les miracles existent tant que j'y suis ?
Ils n'avaient pas plus avancé sur ces affaires que sur les précédentes. D'ailleurs, l'intégralité des affaires du poste semblaient être en constante attente de résolution, comme si les dossiers ne faisaient que s'empiler les uns après les autres sur les différents bureaux. À chaque fois, c'était la même chose : pas de témoin, pas d'empreintes, pas de pistes, pas de rien. Le néant. Le vide. Comment une enquête pouvait-elle se faire avec du vide ? Eh bien, c'était simple, elle ne se faisait pas. Le poste manquait d'hommes et le peu de disponibles étaient occupés à aider la veuve et l'orphelin tandis que l'hiver approchait.
– Les miracles, je ne sais pas, mais apparemment le "chant" s'est encore fait entendre cette nuit, ajouta Grégory en prenant cette fois place sur un tabouret, Pour ma part, j'ai dormi comme un loir, donc je n'ai absolument rien entendu. Et toi ?
– J'ai fermé les volets. Fin de l'histoire.
– Allez, Kylian, tu ne vas pas me dire qu'une toute petite partie de toi ne croit pas à cette histoire ? Tu sais... L'histoire du fait que le chant serait un avertissement provenant du manoir planté en haut de la montagne. Le manoir de Castelroc.
Encore une histoire à dormir debout parmi tant d'autres. À croire que les contes urbains n'existaient que pour effrayer les enfants, bien que celui-ci se retrouvait être particulièrement efficace contre les adultes également.
Toutefois, Kylian resta de marbre, dévisageant sévèrement son Lieutenant se complaisant, les jambes croisées, à boire sa tasse de café.
– Une famille brutalement assassinée dans leur sommeil une tragique nuit d'hiver. Le manoir, transformé en petit couvent le temps de la guerre, mais voilà que les quatre bonnes sœurs, chargées de s'occuper des lieux, trouvent, elles aussi, la mort dans un suicide collectif. Puis la disparition mystérieuse de l'ancienne propriétaire Margarette Heelz, riche héritière d'un père ayant fait fortune dans les chemins de fer, conta Grégory en sirotant sa tasse, Intriguant non ?
– L'ancien propriétaire de mon appartement s'est pendu. Est-ce que je vois son fantôme me chatouiller les orteils toutes les nuits ? Non.
– Dommage, j'aurais tout donné pour voir un fantôme tenter de t'approcher. Toi, le grand Kylian ! Cependant, comment tu expliques le "chant" alors chaque hiver ?
– J'ai une tête de scientifique ? répliqua ce dernier, Le vent doit s'engouffrer quelque part et comme on habite au beau milieu d'une plaine, ça doit faire caisse de résonance, c'est tout.
– Ah ! s'exclama le jeune homme, Donc tu as une belle et bien une théorie. De ce fait, tu as déjà réfléchi à la question.
– Et actuellement, je réfléchis à si je te mets mon poing droit ou mon poing gauche dans la figure si tu ne déguerpis pas très vite de mon bureau. Tu me donnes mal à la tête avec tous tes...souffla le Commissaire désemparé.
– Ça dépend : sur quel doigt déjà, tu portes la chevalière de ta famille ? Ma mâchoire risquerait de ne pas s'en remettre, mima-t-il en cherchant ledit bijou des yeux.
Grégory était la seule personne du poste de police à pouvoir envahir ainsi l'espace vital de Kylian sans risquer de finir suspendu par les bretelles à un des ventilateurs de la salle de conférence. Ce n'était pas tant parce que les deux hommes étaient amis, mais c'était surtout parce que Kylian savait que Grégory lui servait de garde-fou. En outre, il ne pourrait gérer les crises de panique du Maire sans lui.
– Bon, puisque le grizzly qui est en toi ne sait guère apprécier la bonne compagnie du monde civilisé, je m'en retourne à mes petits rapports. Je trouverais bien un petit jeune ou un brigadier pour discuter fantômes et meurtres, fit Grégory en se levant brusquement, posant sa tasse vide sur le rebord du bureau de Kylian.
– C'est toi qui sèmes la zizanie dans mon poste ? le réprimanda le Commissaire
– Je forme les futures générations à un trait primordial de notre métier, mon cher !
– Et qui est ?
– La curiosité ! Chose dont tu es dépourvu étant donné que pour toi, ce n'est que du "vent".
Si Kylian n'avait pas une once d'affection pour lui, il lui jetterait probablement son presse-papier à la figure tandis qu'il repartait tout gaiement.
– Ta tasse ! beugla le Commissaire à travers le couloir.
– Je n'entends rien ! Tralala ! chantonna son bras droit en s'éloignant.
Il n'y avait nul besoin d'éprouver la moindre curiosité pour de vieilles rumeurs, superstitions ou autres. Tout cela n'était bon que pour attirer les touristes et autres pigeons prêts à payer des sommes faramineuses pour ne serait-ce qu'apercevoir le manoir au loin. Aucune visite n'y était autorisée depuis qu'un gamin était tombé dans un des puits du jardin abandonné il y a de cela vingt-cinq ans.
Et le gamin en question n'était autre que Kylian.
Aujourd'hui encore, il demeurait l'unique être vivant à être entré dans la propriété Castelroc et à en être ressorti. Le seul qui pouvait témoigner qu'une vieille bâtisse délabrée était tout ce qu'il restait.
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