La pudeur des émotions

Aimé

Je tiens contre moi Constance un long moment dans le noir en écoutant sa respiration, je sais qu'elle ne dort pas mais je pose quand même la question histoire de débuter la conversation.

— Tu dors ?

Elle fait alors semblant de ronfler et je la chatouille. Sauf que j'avais oublié qu'elle est très très chatouilleuse et qu'elle me fiche un pin.

— Je dormais, grommelle-t-elle pendant que me frotte le nez.

— N'importe quoi, je sais que tu ne dormais pas.

— Je m'endormais triple buse !

Là au moins elle est carrément réveillée. Je peux lui parler.

— Merci pour ce que tu as fais. Je pensais que tu me faisais la gueule en t'appelant ce midi.

Il y a un long silence pendant lequel je crois qu'elle se rendort alors je la chatouille à nouveau mais elle me pince.

— Je réfléchissais !

— Ça rend pareil que lorsque tu "dors"

— Je vais être honnête, j'ai hésité, tu m'as planté pour ton ex, je sais combien elle a compté pour toi, ça me dépasse un peu. Je ne sais pas si tu ne vas pas préférer retourner avec elle.

— Il y a autant de chances que je retourne avec Anna que toi avec Peter.

Elle glousse, ma réponse lui fait plaisir. Un brin mesquin mais réelle. Pour Anna, je n'ai jamais envisagé d'abandonner mon projet ici... Pour Constance, je me pose la question. Je ne dis pas que j'ai décidé de tout plaquer pour elle mais la question est là, sournoise, tapie dans mon esprit et cela n'a beau faire que deux mois et demi qu'on est ensemble, c'est énorme pour moi.

Mais je continue de penser aussi qu'on ne s'engage pas pareil à trente-cinq qu'à vingt ans et que je sais ce qui compte pour moi aujourd'hui et c'est avoir une famille avec une femme que j'aime. Et que j'aime assez pour envisager de m'asseoir sur mes deux autres piliers mon travail et mes amis.
Et j'ai envie de croire qu'avec Constance je peux malgré tout avoir les trois.

— C'est toi qui t'es endormi cette fois-ci ?

Hein ? Elle m'a parlé ?

— Je te disais que malgré tout c'était peu flatteur que tu ne sois pas jaloux, du genre tu n'as rien à craindre, je suis sûre que pleins de BCBG peuvent être attirés par moi !

Mais pourquoi je l'ai réveillé ? Qu'est ce que les femmes sont compliquées ! Je décidé de la taquiner.

— Mais qu'est-ce que vous avez les filles à chercher des noises à chaque sujet. Si je te dis que je suis jaloux tu seras mécontente et si je te dis que je ne le suis pas idem...

Ses longs cheveux retombent en cascade sur mon torse alors qu'elle m'observe, elle est splendide même avec mon vieux tee-shirt "I love New York" - où accessoirement je ne suis jamais allé.

— Peter dit que tu es jaloux de Marco, il doit mentir alors ?

— Peter il m'emmerde ! Je l'adore mais il est vraiment casse-pied !

Interloqué par ma déclaration elle se met à califourchon sur moi et me prend la tête entre les mains.

— Mon Dieu ! Répète ce que tu viens de dire ?

— Que c'est un emmerdeur ?

— Non mais Aimé c'est trop bizarre, tu "adores" mon ex ? Tu veux dire que si on se mariait comme ta petite blague de tout à l'heure, ce serait ton témoin ?

Je réfléchis avec sérieux et hoche la tête, je la vois rire et elle m'embrasse le bout du nez.

— Tu es trop bizarre, je confirme.

— Si tu avais lu sa lettre tu comprendrais, il m'a ramené Eugénie.

— Erreur, il a ramené Anna pour me faire chier.

Ça ne sert à rien d'argumenter, elle se trompe, ce qu'a fait Peter aujourd'hui pour moi c'est l'une des plus belles choses qu'on n'ai jamais faite pour moi.

Je lui raconte le contenu de la lettre avec émotions et je vois alors ses épaules se secouer.

— Peter n'a jamais eu de beau-père, ses parents sont toujours ensemble, c'est des cons d'ailleurs si tu veux mon avis.

— Mais ça sonnait tellement vrai !

Elle réfléchit et dit plus bas.

— Il y a eu quelqu'un qui a beaucoup compté pour lui, le jardinier de ses parents, il passait ses journées à le regarder faire des années durant, il lui a tout appris mais ses parents l'ont licencié du jour au lendemain et il n'a jamais eu d'au revoir ou de nouvelles... C'est peut-être ça.

Plutôt satisfait je commence à m'endormir mais Constance me titille, ce qui n'est pas désagréable, au contraire. Je risque une main sous son tee-shirt et remonte le long de ses hanches et de son dos pour lui caresser un sein. Son souffle se fait plus court et nous apprenons pour la première fois à faire l'amour dans le silence et le noir le plus total.

Tu es belle ma Constance.

Dans un souffle quasi inaudible, elle chuchote "Je t'aime"

*

Constance

Je ne me souvenais pas que, au début d'une relation, on pouvait aussi bête, je suis là à gamberger car je lui ai dit "je t'aime" et qu'il ne m'a rien dit... Qu'elle andouille !

J'ai dû me lever tôt pour aller ouvrir le bar et Hervé me sert de pilier de bar ce matin, il envoie les corrections de "Docteur de mon cœur"

— Je suis désolée au fait de ne plus t'aider dans tes relectures ...

Il relève le nez de son ordi et me lance son plus beau sourire.

— Pas de soucis ma belle, c'est Peter qui m'aide maintenant.

Bien évidemment pourquoi je n'y ai pas pensé plus tôt. Peter et encore Peter.
Hervé pianote sur son clavier un instant avant de me dire, l'air de rien :

— On a décidé d'écrire un livre un peu plus réaliste sur une romance en milieu hospitalier !

— Tous les deux ?

— Enfin disons que j'écrirais et qu'il répondra à toutes les questions que je me pose. En échange j'ai promis de plaider sa cause.

Je soupire, Peter ne donne jamais rien sans rien, qu'est-ce qu'il attend d'Hervé au juste ? J'interroge ce dernier qui en a trop dit ou pas assez !

— Je doute que tu aies accepté de m'inciter à retourner avec, pour que tu lui sois "utile" il faut que tu aies une réelle part décisionnaire... Je dirais qu'il veut habiter la troisième maison du hameau d'Aimé ?

Il lève juste un pouce à mon égard et affiche une mine admirative.

— T'es douée en Sherlock Holmes !

Mouais... c'est surtout que je le voyais venir gros comme une maison si c'est le cas de le dire.

Je m'en fiche ! Ok ça me soule un peu mais sinon je m'en fous royalement ! Parce que tout ce qui me préoccupe vraiment c'est POURQUOI Aimé ne m'a pas dit qu'il m'aimait aussi ? C'est trop tôt ? C'est sûr que c'est trop tôt, quelle dinde déclare au bout de deux mois à The beau gosse qu'elle l'aime ? Moi je sais : une pauvre fille qui s'appelle Constance ! Non mais c'est pour ça que je ne l'ai jamais dit à Peter ! Il me le disait, je lui donnais des surnoms ridicules mais jamais je ne lui ai dit "je t'aime" non pas que je ne l'aimais pas... Non, parce que c'est tellement intime ! C'est vraiment se livrer en pâture, on est là à se dévoiler entièrement, mis à nu et on se fait du mal, on se consume. Avec Aimé je suis en train de lâcher une digue que je n'avais encore jamais ouverte. Je fais dépendre mon bonheur d'un autre que moi, je lui donne un ascendant impressionnant, vertigineux. Mon cœur se serre, est-ce parce que ma mère est morte ? Est-ce parce j'ai perdu les racines de ma vie qu'il me faut m'en créer d'autres de peur de me déraciner, de m'effacer et ne plus exister pour ce que je suis.
Je ne sais pas d'où me vient ce besoin d'indépendance, et m'a-t-il vraiment protégé où éloigné ?

Un psy avait tenté de m'analyser jeune. Rien qu'à ma poignée de main, il en avait déduit que j'avais deux problèmes : j'avais un besoin de contrôler surdimensionné et une pudeur dans mes émotions qui m'handicapait dans mes relations et ce type... Que dis-je, ce charlatan, avait voulu que je gagne confiance en moi en choisissant dans un bar, l'homme le plus "moche" que je verrais et que je lui fasse de l'œil. Le pauvre homme, une fois ferré, s'approchant de moi, j'aurais alors dû lui déclarer, avec aplomb "désolée pour ce regard appuyé"

J'avais évidemment fui ce type étrange et ses conseils atterrants avec, même sans l'avoir fait, une grande pitié pour le malheureux que j'aurais pu choisir si j'avais suivi ce conseil. Le problème, c'est que cela m'avait parasité bon nombre de sorties... Inconsciemment, j'avais cherché quel homme aurait pu être ciblé par les exercices de Docteur Charlatan. Et un jour, consternée je m'étais demandée si moi aussi je pouvais être la moche de quelqu'un !

— Hervé à planète Constance ?

Je sursaute et lui sourit timidement. Il me faut un avis masculin sinon je vais péter un boulon. Frustrée je me confie à lui, avec toutes les histoires d'amour qu'il lit, il doit savoir quoi dire ?

Pendant que je lui parle, il pose ses mains en coupe sous son menton. Je jongle avec un shaker pour faire la piña colada de Durand - pas trop de saison si vous voulez mon avis mais le client est roi. Je continue de parler tout en la déposant devant le brave homme qui me regarde halluciné.

Quand j'ai fini de lui dire que j'ai enfin avoué mes sentiments et que son malotru de pote n'a rien répondu, il éclate de rire.

Je m'attendais tellement pas à cette réaction que j'en reste pantoise. Même Durand semble étonné. Un raclement de gorge vient couper le silence.

Peter me regarde, depuis quand est-il là ?

— À lui, tu lui as dis que tu l'aimais ?

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Alors que pensez-vous de ce conseil de Docteur Charlatan ? Et si je vous disais que c'est du vécu :) !
Pas d'inquiétude, je n'ai effectivement pas réalisé l'exercice et je ne suis jamais retournée voir cet étrange "docteur"

Sinon... j'hésite à changer le titre, qu'en pensez-vous ?
Des idées ?

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