6. Le squat
L'idée d'habiter chez Clément alors que notre relation a pu être des plus tendancieuses, ce n'est clairement pas celle du siècle. Mais les options manquaient et je ne vais pas faire la difficile. Je sais que sa copine grince des dents et je me suis juré de me tenir à carreaux.
Mon meilleur ami m'accueille néanmoins d'un câlin que je ne suis pas en mesure de refuser, tandis que Wave trottine dans l'appartement pour y retrouver ses marques. Mon nez dans son t-shirt, mes doigts crispés dans son dos, je me répète qu'on a mis d'un commun accord fin à notre relation, et ce, avant même qu'elle commence.
J'ai mis, rectifié-je intérieurement.
Clément n'a jamais caché s'être adapté par dépit, afin de ne pas perdre notre amitié. J'ignore si ma rupture change son état d'esprit, j'ignore quelles limites poser... Alors je me détache de lui et m'attelle à ôter mes chaussures. Sans paraître gêné, il attrape ma valise et la pousse vers le salon, où je le rejoins sans tarder.
J'y découvre un canapé affublé des plus douillets des plaids, un plateau de sucreries et deux verres de sangria. Mon hôte m'invite à m'installer et prend place en face. Soucieux, il s'enquiert de mon état, et c'est là que j'explose. Je ne retiens plus ni les larmes, ni ma rancœur et lui vient m'enlacer à nouveau, son haut épongeant mes états d'âme.
- Qu'est-ce que tu vas faire ? murmure-t-il une fois le gros de la crise passée.
- J'en sais foutrement rien, glapis-je. J'ai toujours pas d'appart', j'ai aucune économie, et c'est silence radio du côté de mes parents. Je suis à la rue, avec mon chien et mes désillusions.
Je dis ça, mais je suis bien heureuse de ne pas être complètement seule. En digne partenaire de vie, Wave vient s'intercaler entre Clément et moi, remuante comme en jours de fête. Mais ses léchouilles et sa queue battante ne suffisent qu'à remettre une distance salvatrice entre mon ancien collègue et moi.
Au contraire, j'ai si peur de la perdre, de ne pas pouvoir subvenir à ses besoins, que je me mets à débiter mes angoisses financières, cette sensation de déjà-vu qui me troue le cœur, la peur de revivre dans ma voiture comme lorsque mes parents ont privilégié un tour du monde à moi, alors que je n'étais qu'étudiante.
Doucement, je commence à faire le parallèle. Maxime a réouvert cette faille profonde en moi. Et c'est ce même épisode de ma jeunesse qui a exacerbé mon sentiment d'injustice et d'humiliation quand il m'a mise à la porte, après m'avoir trompée. Pour la deuxième fois, c'était à moi de me démerder, alors qu'encore, ce n'était pas de ma faute. Je n'ai rien instigué, mais mes parents comme Maxime m'ont fait me sentir de trop et je devais me plier en quatre pour leur égoïsme.
- Putain, Cléo...
Je reviens au moment présent, observe mon interlocuteur, dont le ton et le regard se sont durcis. Je savais très bien comment il réagirait avec les détails de la séparation, mais à quoi bon lui cacher ? Le voir aussi outré me soulagerait presque. Ça rend ma tristesse et mon indignation plus légitimes.
- C'est un connard, persiffle-t-il, avalant une rincée de sangria comme pour faire passer la pilule.
- Non... Il est juste perdu...
- Oh, bon dieu, Cléo, cesse de lui trouver des excuses !
J'en suis incapable. Même si tout mon être convulse de haine à son stade le plus mortel, je vois la situation avec recul. De ma faible voix, entrecoupée de hoquets, je retrace les six derniers mois. Les disputes de plus en plus fréquentes, le comportement de Maxime qui passait de l'amoureux éperdu à l'incertain, les reproches qui fusaient de part et d'autre, mon impression de ne pas avancer, l'impact négatif de son travail sur son moral...
- On a eu une vie d'adultes trop tôt pour lui.
À commencer par un chien, adopté ensemble, toutes les fêtes passées dans sa famille, un cercle d'amis commun, des projets d'achat de maison, des discussions sérieuses autour du mariage, un emménagement un an en arrière...
Comment tout ça a pu si vite partir en éclat ? Ce n'était pourtant pas anodin... Pour un couple d'ados, c'était plus que solide. C'était sans compter son incapacité à se projeter réellement, son esprit curieux et inassouvi.
- Et fréquenter que des ados au taff, ça lui a rappelé qu'il y a beaucoup d'expériences qu'il n'a pas eues, soupiré-je.
- Quoi ? Aller en boîte ? Sortir avec ses potes ? Rentrer à pas d'heure ? Qu'il ne mette pas ça sur le dos d'avoir été en couple. C'était son choix aussi, d'ailleurs.
- Il ne pouvait pas imaginer à quel point je serais difficile à vivre et, visiblement, étouffante...
- Ah non hein ! Tu retires ça tout de suite ! C'est toi qui appelais ses meilleurs potes pour maintenir leur relation et leur permettre de se voir. C'est toi qui l'encourageais à t'accompagner pour faire de nouvelles rencontres, auxquelles il se contentait de tirer la gueule. Rappelle-toi d'à quel point il t'a foutu la honte, à l'anniversaire de ta copine Pauline, ou en balade avec Pénélope et ses amis, tellement il n'y mettait pas un tiers de tes efforts. Tu ne l'empêchais pas de vivre, il se couchait à vingt-et-une heures après un thé noir ! Tu ne lui as pas passé les menottes, ce n'est pas ta faute s'il se sentait enfermé. Il est prisonnier de son égocentrisme, ce gars est un empoté fini.
Tout en caressant Wave, mon anti-dépresseur, j'écoute le discours véhément de mon meilleur ami d'une oreille qui n'y croit pas. Peut-être ai-je induit ce mode de vie sédentaire ? C'est vrai qu'au début de la relation, je voulais multiplier les moments à deux. C'est vrai que j'ai mal réagi parfois quand il choisissait ses amis plutôt que moi, mais c'était quand j'allais mal et qu'il choisissait de l'ignorer.
Quand ne l'a-t-il pas ignoré, d'ailleurs ? C'était plus confortable pour lui de me fuir, dès que la tristesse ou la mélancolie me gagnaient.
Puis, la vie l'a éloignée de ses potes, et son côté solitaire l'a emporté, jusqu'à ce que ce soit moi qui force pour inverser la donne. Comme c'est drôle, maintenant, de repenser à la fois où il a pleuré dans les bras de sa sœur, en disant « si Cléo n'était pas là je n'aurais personne »... Des années à être sa seule confidente, sa seule constante, et aussi peu de scrupules à m'abandonner.
Douce ironie.
Les paroles de sa grand-mère, au dernier Noël partagé, dansent dans ma mémoire « merci d'être son pilier ». J'avais répondu que c'était l'inverse. Comme je me trompais. J'étais le béton, lui l'érosion.
- Le besoin d'être célibataire, oui, c'est ce qu'il m'a dit. De faire comme bon lui chante sans conséquences, sans comptes à rendre. La liberté d'être pleinement égoïste, ce sont ses mots. Et quand je lui ai répondu qu'à de nombreux moments il l'avait été durant notre relation, il m'a crié « mais encore heureux ! ».
- Pardon ?! fulmine Clément, se relevant d'un bond. Cléo, je te jure, je suis à deux doigts d'aller à son boulot et de lui péter la gueule ! T'es sérieuse ?!
Je me redresse à mon tour, me cramponne à ses bras qui s'agitent, trahissant son envie de cogner.
- Arrête, Clem... Je t'en supplie, arrête, calme-toi. Personne ne va taper personne.
- Regarde-toi, putain ! Je suis quel type de mec, hein, si je n'agis pas quand un connard te traite comme il l'a fait ?!
J'attrape ses poignets, réplique avec force :
- Le genre intelligent, qui comprend que je peux me défendre seule !
Absolument pas gêné par ma prise, il place ses mains sur mes épaules, à la naissance de mon cou, et souffle :
- Tu ne te défends pas. Tu fais profil bas, tu subis, tu restes gentille, et moi ça me tue de te voir comme ça. Pour une fois dans ta vie, permets à quelqu'un de prendre le relais.
Il plonge son regard dans le mien. Sa détermination, empreinte d'une détresse encolérée, m'ébranle un instant.
Serait-ce si grave de lui donner mon aval ?
- Permets-moi de prendre le relais, répète-t-il du bout des lèvres.
Ma respiration se confond dans la sienne alors que je rappelle :
- Si je voulais que quelqu'un lui brise les os, je n'aurais qu'à en parler à mes cousins corses ou au père de la petite Nina, le champion de MMA, qui attend toujours que j'accepte de prendre un verre avec lui.
Ses sourcils se fronce et ses yeux se plissent. Je refuse de m'y perdre et lui intime de s'asseoir, dans son fauteuil, puis me laisse choir dans le canapé, à côté de Wave, désormais prélassée sur le dos.
- C'est ça, le problème. Maxime ne se rend pas compte. N'importe quelle femme après une rupture est légitime de péter un câble. Tu aurais pu lui faire vraiment du mal.
Et lui s'emportait dès que j'avais le malheur de ne pas lui parler ou lui sourire, ou que je lui demandais ce qu'il faisait là, un soir où il m'avait dit qu'il ne viendrait pas.
- Je n'ai pas réussi à être comme une amie, à agir avec le même détachement que lui.
- Cléo, je dois te rappeler que tu étais prête à accepter de devenir un couple libre juste pour sa gueule de bâtard insatisfait ?! Il s'attendait à quoi ? Que tu lui fasses une pipe quand il revenait d'une soirée avec sa gamine !? Ce mec est le culot personnifié. Tu n'as rien fait pour l'emmerder, tu te rends compte d'à quel point il a été chanceux ? Et quand bien-même tu aurais sectionné tous ses câbles, craché dans ses thermos, mis du colorant fuchsia dans son linge et saboté tout l'électro-ménager, Meredith Grey dit vrai.
- Hum... Je l'ai pas, là, admets-je à la recherche de la référence citée.
- Meredith Grey ! Grey's Atanomy ? Revoie tes classiques...
- Ça d'accord, mais qu'est-ce qu'elle a dit ?
- « Je ne vais pas m'excuser pour la façon dont j'ai choisi de réparer ce que vous avez brisé en moi ».
Tel en écho en montagne, lorsqu'on est seul au monde et qu'on hurle son désespoir, cette phrase déchire les alentours et résonne en moi. Je fixe le vide, pensive, me visualise sur un sommet enneigé, isolée.
Maxime, lui, n'a aucune idée de ce que c'est de se retrouver dehors, sans personne.
Je me demande s'il saura un jour. Et s'il prendra conscience de la violence de son comportement.
- Après, Cléo, tu sais que je suis partisan de la loi du talion... Un cœur brisé vaut bien deux jambes et quatre côtes, non ?
Ma poitrine se gonfle dans un sentiment que je ne parviens pas bien à définir. Un mélange de reconnaissance, et d'inconfort, peut-être.
- Clément, dis-moi, honnêtement...
- Non.
- Mais...
- La réponse à ta question est non. Cléo, on est comme des clones, je sais très bien ce que tu veux me demander et... je crois que non. Les sentiments que j'ai pu avoir pour toi dans le passé, et même ceux qui ne sont pas partis, n'influent pas mon avis. Bien sûr que je le trouve con d'avoir gâché une chance dont j'aurais pris bien plus soin que lui, mais bon. Maxime ne m'a directement rien fait, mais je le déteste de t'avoir blessée. J'ai toujours trouvé qu'il te parlait mal... Et c'était un petit prétentieux pédant, avec des traits asociaux... Mais malgré la piètre estime que j'avais de lui, je n'aurais jamais pensé te voir dévastée à ce point. Ce qui en fait une affaire personnelle. Et je peux te garantir que même si ce n'est pas de mes poings, il n'empêche qu'il le regrettera.
Il ouvre les bras, se met à nouveau debout et jeme réfugie contre son torse. Le baiser qu'il appose sur ma tempe me confirmeque rester ici est dangereux, très dangereux. Par chance, il part demain enweek-end avec sa petite amie. Il ne me reste qu'à appeler pour la énième fois toutes les agences du département et refreiner l'élan naturel qui me pousse auplus proche de mon sauveur du jour. Et à ne surtout pas entretenir mentalement le regret de ne pas avoir quitté Maxime pour l'homme qui, lui, ne m'a jamais menti, jugée ou délaissée.
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