10. Trop ? Trouve moins
C'est le cœur allégé que je sonne chez Killian. Il habite au dernier étage d'un immeuble moderne avec de belles prestations et une vue sur la cathédrale. Son loyer coûte un rein mais de tout notre groupe, Killian est celui qui s'en sort le mieux financièrement. Et, dès qu'il le peut, à l'instar de ce soir, il nous invite et nous régale. Apéro, buffet, boissons, il se plaît à cuisiner pour nous comme si nous étions des rois, et nous tape sur les doigts lorsque nous ramenons un petit quelque chose. Killian avait, après tout, assez confiance en ses finances pour projeter un mariage avec son ex... et lui acheter une bague hors de prix ! Qu'il aurait dû à mon sens, lui reprendre.
Mais comme moi, il a été bon et con.
Dans l'ascenseur, je prends le temps de répondre aux deux-trois garçons intéressants sur les applications, ainsi qu'à Paul, qui continue de flirter, et à Arthur, qui est à l'anniversaire de sa mère et me raconte les bêtises de ses cousins en bas âge. Puis, quand les portes automatiques s'ouvrent, je me mets en mode avion.
Un pied sur le palier et déjà des cris de joie résonnent. Je trottine, sourire aux lèvres, vers mes meilleurs amis. J'enlace Pénéloppe, aux premières loges. Comme souvent, mes mèches rousses se coincent dans ses lunettes et son piercing nasal. C'est Marie qui vient au secours de sa belle, me claquant un bisou sur la joue au passage. De ses fins doigts, bagués et menaçant donc de rajouter du problème au problème, elle tire délicatement sur mes cheveux. Une fois libérée, j'échange les salutations qui s'imposent.
Killian est là, derrière, riant sous cape, son bas du corps habillé d'un tablier couleur crème. Il écarte les bras et profite du câlin pour me mettre de la farine sur la joue. Clément et Sarah se joignent aux retrouvailles.
— La vache, t'as encore sacrément perdu..., siffle Clément.
Mes joues s'empourprent. Je n'ai toujours pas le corps de mes vingt ans -reviendra-t-il seulement ?- mais il est vrai qu'entre les deux premières semaines après la séparation, où il m'était impossible d'avaler un vrai repas, et le retrait de mon implant contraceptif il y a deux semaines, j'ai... fondu. Mes amis le remarquent plus que moi, cela dit. Avec le rythme au travail qui s'est intensifié et mes divers engagements, je ne les ai plus vus tous ensemble depuis un moment. Qu'on ait enfin trouvé un soir commun dans nos emplois du temps respectifs afin de se réunir ici, c'est ma joie du jour, même si je sais très bien que je vais passer à la casserole.
Marie s'occupe de récupérer ma fine veste et mon sac en tissu où j'ai caché deux bouteilles de sangria pendant que je retire mes baskets. Le groupe ne m'a pas attendu pour retourner à leurs bières, qu'ils sirotent, affalés sur le canapé ou les poufs.
— On ne t'en propose pas, hein, lance Sarah, en tailleur près de la table basse.
Je lui tire la langue, opte pour me servir un verre de sirop de pêche et prends place près de Clément. Devant moi, il y a de quoi grignoter à perte de vue. Tout en apaisant les gargouillis de mon ventre, je réponds aux premières questions qui fusent sur mes prétendants en lice.
Killian, en plus d'être un excellent cuisto, est un maître dans l'art de l'ambiance. Tantôt DJ, animateur de bingo et grand narrateur de Loup-Garou, il nous a sélectionné pour ce soir de nouveaux jeux de société, primés dans l'année. On se lance dans quelques parties avant d'arriver sur un autre sujet, moins léger que mes flirts de fraîche célibataire :
— Eh, mais c'était pas ce samedi que tu passais voir tes anciens beaux-parents ? s'exclame Sarah.
Je confirme et leur raconte les émouvants aurevoirs. Les larmes me montent quand je me souviens de celles qu'on a retenues, eux comme moi. J'aurais voulu leur montrer une Cléo rayonnante, mais j'étais trop blessée pour jouer la comédie. Et ma démarche sonnait comme un adieu, quand bien même ils ont insisté pour que je leur donne des nouvelles à l'avenir.
— Ça t'a fait du bien ? s'enquiert Pénéloppe.
— Beaucoup... J'ai hésité à y aller, je voulais attendre d'avoir mon pied à terre.
Me séparer de Maxime, c'était une chose. Devoir rompre contact avec sa famille, alors qu'ils ont été la mienne, et l'unique, pendant sept ans, c'en était une autre. J'avais peur qu'il me traîne dans la boue pour sauver sa peau, qu'il me fasse passer pour une folle, une hystérique, une irrespectueuse, notamment avec cette histoire de porte. Je craignais que sa famille me tourne le dos, me voie comme une pestiférée, alors c'est moi qui suis partie sans crier gare. Quelques messages pour leur signifier mon amour, puis le silence. Je redoutais de les revoir, c'était associé à une confrontation dans ma tête ; ils allaient forcément prendre parti pour lui, c'était ce que je me disais. Je me trompais.
— Tu leur as dit ce que Maxime a fait, j'espère ? marmonne Sarah.
— Évidemment que non. J'admets que c'était dur, de ne pas rendre à César ce qui est à César, mais c'est sa vie, je n'avais pas à leur étaler notre fin.
Bien sûr que l'envie était là, de parler de sa tromperie, ce fléau qui avait tant mis à mal la famille de sa mère auparavant, et contre lequel elle se serait probablement insurgée. Bien sûr qu'au fond de moi, je rêve que ses parents lui disent qu'il fait une erreur, qu'il est con, qu'il n'avait pas à faire ça, qu'ils prennent un peu ma défense, car vraiment c'est lui le monstre de l'histoire. Et bien sûr que je me rappelle quotidiennement son père, disant de moi : « je pense que c'est la bonne », que je prie pour que jamais il ne trouve ma remplaçante à mon niveau. Mais ce n'est pas leur rôle de m'épauler, moi. Ils continueront à être de supers parents, pour leur fils qu'ils aiment comme j'aurais voulu que les miens le fassent, ils continueront de le soutenir, de l'épauler sans le juger. Je n'en attends pas moins d'eux.
— Et du coup ? relance Pénéloppe.
— Ils étaient très soucieux de savoir comment je m'en étais sortie. Ce sont de belles et bonnes personnes. Ils vont énormément me manquer.
— Vous ne vous reverrez plus ? s'étonne Marie.
— On n'aura plus de raisons de le faire, ça ne sera plus pareil... Ils m'ont dit que j'étais la bienvenue, mais je ne me sens pas légitime à y retourner. Je n'étais que la pièce rapportée.
— Tu faisais pleinement partie de leur famille, rétorque Clément.
— Je n'ai jamais dit le contraire ! Je ne les remercierai jamais assez pour la place qu'ils m'ont faite. Je trouve cependant cela déplacé par rapport à Maxime.
— Après, tu n'es pas obligée d'en faire des adieux... Encore moins pour ne pas froisser cet imbécile ! décrète Clément.
— C'est douloureux pour moi de marcher là où on déambulait main dans la main, de m'imaginer revoir ceux que j'aurais voulu avoir à mes bras à mon mariage, ceux à qui je me voyais confier mes enfants yeux fermés. Je dois tirer un trait...
D'un mouvement synchronisé, Marie et Pénéloppe se lèvent pour m'enlacer. L'émoi me gagne à nouveau.
Dieu que j'aurais voulu être une des leurs, pour toujours.
Les amoureuses se décollent, leurs minois arrondis teintés d'inquiétude. Je les observe un instant, me fais encore la remarque qu'elles vont parfaitement ensemble. Quasiment la même coupe, la même couleur de cheveux, des visages souriants, de mignons nez. Toutes les deux sont tatouées et percées, seuls les emplacements changent : une rose entourée d'un serpent sur le sacrum et un anneau au septum pour Pénéloppe, différents souvenirs de vacances sur les bras en lineart et un diamant à la narine pour Marie.
— Ça va, ma belle ? se soucie cette dernière.
J'acquiesce et elles se rasseyent, mais toutes les paires d'yeux sont rivées sur moi.
— Je vais mettre du temps à m'en remettre, admets-je. J'ai l'impression d'être la victime des astres, qu'ils s'acharnent en injustices. Parce que j'étais celle qui aimait le plus, et c'est moi qui finis avec le moins. Tout ce temps, je me suis dévouée corps et âme, je l'ai placé en priorité et je me suis effacée. Mais derrière, c'est lui qui garde les meubles, l'appart, la famille et même la face ! Sans compter sa relation avec une fille qui le désire depuis des mois et doit jubiler d'enfin l'avoir eu à elle.
— Je t'arrête tout de suite, intervient Sarah. Si elle croit avoir gagné, elle va vite déchanter. Cette fille n'a pas volé ton homme, elle t'a ôté ton problème. Un véritable homme ne se « pique » pas, parce qu'il est loyal. Maxime est un gamin, un gamin qui le paiera.
— En attendant, il a tout. Il n'a même pas à subir la solitude, le manque, les doutes, la peur. Il a une copine qui l'aime, un logement que j'avais choisi au plus proche de son travail, un compte commun dont il a conservé toute la procuration.
Lui qui me disait que même si on se quittait, il avait besoin d'être seul, d'être célibataire, qu'il ne se mettrait pas avec elle. Il m'aura vraiment menti jusqu'au bout.
— Sérieusement, moi ce que je ne digère pas, s'en mêle Killian, c'est qu'il t'ait parlé d'acheter une maison dans le sud, une semaine avant de te quitter.
— Ah ouais ? s'étonne Clément. Moi c'est qu'il l'ait suppliée de pas rompre, quand elle lui a dit que ses hésitations perpétuelles ne lui convenaient plus. Tout ça pour la larguer deux jours plus tard.
— Tout est détestable dans sa manière d'avoir amorcé la rupture, rationnalise Marie. Il a soufflé le chaud et le froid et n'a pensé qu'à lui.
— Moi je dis : Cléo, célébrons le fait que tu n'aies pas eu d'enfant avec lui, que vous ne soyez pas allés au bout de votre idée de mariage et que la banque ait refusé votre prêt pour la maison.
— Amen ! s'écrie le groupe à l'unisson, en brandissant chacun son verre.
— Je ne lui pardonnerai jamais d'avoir autant insisté les derniers temps sur ces projets d'engagement, pour au final les fuir car il n'en avait pas le courage, se montrer lâche au point de ne même pas reconnaître sa trouille ! Et je ne me pardonnerai jamais d'avoir su ça à la seconde où on s'est mis en couple et de ne pas être partie, moi. Je lui en veux d'avoir fait peser sur moi toutes ces projections, comme si c'était un crime insurmontable et que j'en détenais l'entière responsabilité. Comme si le fait de l'aimer et de concevoir ma vie avec lui, c'était écrasant. Que c'était trop. Que j'étais trop.
— Il t'a toujours trouvé trop, alors que c'était lui qui n'était pas de taille pour une femme de ta carrure, s'exprime Clément.
Mon ancien collègue n'a jamais caché l'estime qu'il a de moi...
Pourquoi Maxime ne pouvait-il pas me considérer avec la même ferveur, la même admiration ? Pourquoi ne me regardait-il qu'avec les yeux d'un cartésien insensible ?
— Le problème, Cléo, poursuit Pénéloppe, ce n'est ni toi, ni ta sensibilité, ni l'intensité de tes émotions, ni ta manière d'aimer, ni ta capacité à te projeter. Quelqu'un qui n'est pas disponible émotionnellement peut souvent faire ressentir à quelqu'un qui lui l'est, que ses besoins basiques sont de trop.
— Conclusion ? reprend Sarah. Peu importe à quel point tu es une personne merveilleuse, Cléo, tu ne seras jamais « assez » pour un mec qui n'est pas prêt à être un homme.
À les entendre tous défendre mon honneur et me rappeler ma valeur, jeréalise que j'ai fait fausse route depuis le début. Oui, dans les faits, j'ai plus perdu dans larupture que lui... et pourtant c'est lui le perdant. Parce que je tire un traitsur une maison de vacances, un confort financier, du matériel high tech et une belle voiture... mais ça se retrouve. Tandis que lui, il m'a laissé m'en aller,moi. Et quelqu'un qui l'aime comme je l'aimais, il ne trouvera pas deux fois.
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