S♢ulivan

Ce jour-là, alors que je commençais à comprendre la réciproque de fonctions au cours de mathématique, Monsieur Lefebvre est venu nous interrompre.

Sans que l'on n'en connaisse la raison, il nous a tous embarqués hors de la classe.
Mademoiselle Kaling, la professeur de mathématiques semblait être au courant et nous a demandés de former un rang dans le calme.
Nous nous sommes dirigés à trente vers le réfectoire où une dizaine de classes se trouvaient déjà. Seuls les élèves des deux dernières années de secondaires y étaient rassemblés.

Nous n'étions pas autorisés à nous séparer de notre classe mais j'ai très vite remarqué Jules, mon meilleur ami de l'autre côté de la grande pièce. Il avait l'air tout aussi surpris que moi et m'interrogeait du regard, comme si j'étais capable de lui fournir des explications.

Monsieur Lefebvre, un certain professeur de géographie nous a demandés de prendre place dans le fond de la cafétéria, contre le mur. Nous l'avons fait sans broncher, trop perturbés par ce qu'il se passait.
Une fois toutes les classes arrivées, nous étions près de deux cent vingt à attendre des explications.

   -Bonjour, a commencé le quadragénaire. Vous devez certainement vous demander pour quelle raison vous êtes là, si je ne me trompe pas.

Une vingtaine de personnes ont honnêtement lancé un oui assez fortement que pour être audible par toute l'assemblée.
Personnellement, je me contentais d'écouter ce qu'il avait à dire.

   -Je vous ai rassemblés, aujourd'hui pour une raison que je ne vais pas vous dire tout de suite. En effet, je vais d'abord vous demander de former des groupes de six. Ces derniers sont déjà préparés et n'essayez même pas de changer.

Aucun de nous ne s'est plaint.
Avec qui serais-je?, me suis-je directement demandé.
De toute façon, je connaissais si peu de personnes dans cette école que je savais pertinemment bien que je ne serais pas avec un ami.
Quelques secondes plus tard, le quarantenaire a rétabli le silence avant de créer les groupes.

Je faisais partie du sixième groupe et étais avec trois filles et deux autres garçons. Je ne connaissais réellement que Roxane, que j'ai considérée comme une bonne copine pendant un long moment. Tabitha, une adolescente un peu bizarre de mon cours d'espagnol ne m'était pas inconnue non plus.
Cependant, sur deux ans, nous ne nous étions jamais adressés la parole, cette dernière et moi.

   -Asseyez-vous calmement, je vais vous expliquer les règles du jeu, a haussé la voix le prof.

Parce qu'en plus, nous étions là pour jouer?
Personnellement, ça m'arrangeait car louper une heure de math ne m'a jamais, au grand jamais, dérangé. Par contre, ça plaisait moins à ma curiosité.
Nous avons suivi ses règles et nous nous sommes maladroitement assis autour d'une table, au milieu du self.
J'ai pris soin de ne pas poser mon regard curieux dans celui des cinq personnes à mes côtés. Ce n'était pas sans difficulté.

   -Vous ne connaissez pas ou que vaguement les cinq personnes assises à côté de vous, n'est-ce pas?

Cette fois-ci, nous avons tous confirmé. C'était quasiment le cas pour tout le monde et bizarrement, je continuais à me sentir seul.

   -Les quelques élèves en face de vous ont tous un secret. Vous-même, vous en avez un. Vous pensez certainement à quelque chose en particulier lorsque je dis cela. J'aimerais que vous racontez, en faisant un tour de table, ce secret. Sans tabou, sans gêne et sans critique les uns envers les autres.

   -Merde, c'est quoi ces conneries?, a lâché un grand blond plutôt basé, assis en face de moi.

Je ne connaissais absolument pas ce garçon et n'étais même pas sûr de l'avoir déjà rencontré dans les couloirs mais j'étais entièrement d'accord avec lui.
Monsieur Lefebvre était un homme extraordinaire et passionné mais lorsqu'il a des idées, il vaut mieux s'en méfier.

Ce dernier a lancé les festivités. Conclusion, durant plus de cinq minutes, ça a été le silence complet entre nous six. Tabitha semblait nerveuse vu la façon dont ses longs doigts battaient le rythme sur la table.
J'avais les yeux baissés et espérais secrètement que l'on vienne me réveiller et que l'on m'ôte de ce cauchemar.

   -Alors les jeunes, pas inspirés?, est venu le géographe. Je suis persuadé que vous avez tant de choses à vous dire.

   -Monsieur, c'est une bonne idée mais ce lycée est une mine à potins. Raconter son plus grand secret reviendrait à donner l'arme pour nous tuer.

Ces paroles venaient d'une petite blonde, toute frêle. Tellement frêle qu'il aurait suffi de lui souffler dessus pour qu'elle s'envole dans les airs.

   -Et si je vous dis, ma petite Eglantine que si j'apprends qu'un bruit court suite à cette activité, la personne se verra de purger six heures de colle le vendredi, vous serez partante de parler?

Son argument mettait en confiance sans le faire. C'était paradoxale mais il y avait tant de danger à raconter quoi que ce soit dans le lycée Blaise Cendrars.

   -Moi, j'accepte d'en parler, Monsieur.

   -Merci, ma chère Roxane.

Ensuite, le vieux binoclard nous a quittés pour rejoindre une autre table dans la même détresse que nous.
C'était si étrange, si particulier.

   -Bon, je propose que l'on fasse dans l'ordre alphabétique des noms de famille. Et que l'on soit sincères.

Tabitha a été la première à confirmer lorsque Roxane a parlé d'ordre alphabétique. Avec un nom de famille tel que Wathelet, c'était plutôt compréhensible.
Après de longs calculs, nous avons fini par dire que j'étais le premier à passer, pour ma plus grande joie. Ironie, quand tu nous tiens.

   -Je ne sais pas vraiment quoi dire, ai-je commencé, mal à l'aise.

Le grand blond a soupiré, las de ce jeu à la con. Enfin, il n'a rien dit mais il était facile de deviner ses pensées à travers ses expressions faciales.

   -Sache que nous sommes six ici et nous avons chacun des secrets inavouables, voire presqu'honteux. Alors, n'aie pas peur et lance-toi!

C'était la première fois que ce garçon ouvrait la bouche. Je ne le connaissais pas non plus. Il devait avoir un an en moins que moi. En tout cas, c'était une hypothèse qui me semblait plutôt correcte.
Pourtant, il semblait excessivement mâture, bien plus mâture que certaines personnes ayant quelques années en plus que lui.
Il m'a un peu mis en confiance et j'ai alors osé.

   -Personne ne se moque, personne ne critique et personne n'insulte, ai-je posé ma règle en reprenant celles du maître du jeu.

Ils ont rapidement confirmé d'un hochement de tête, m'invitant à parler, à tout raconter.

   -Ce que je vais vous raconter a un rapport avec ma soeur, ai-je commencé.

   -Putain, l'air dramatique qu'il prend, le petit! Tu vas nous dire que t'es consanguin?

C'était à nouveau le fameux garçon aux larges épaules. J'étais bien content de ne jamais l'avoir vu auparavant. Il semblait si débile.

   -Oh, Carl, ferme-la!, s'est exclamée Tabitha.

C'était la première fois que cette fille au style sombre haussait la voix pour me défendre; j'en étais presque touché.
Le garçon s'est tu après avoir lancé un regard noir à la gothique et m'a laissé continuer.

   -Ce n'est rien de consanguin, non, ai-je repris. Ça s'est passé lorsque j'avais cinq ans et elle en avait presque quatre.

J'ai pris sur moi pour ne pas exploser en sanglots. Je ne pouvais pas me le permettre. Pas devant eux. Pas si rapidement.
Eglantine m'a gentiment encouragé du regard.

   -Nous étions à deux dans la chambre. Notre mère était partie deux secondes dans la pièce d'à côté et le temps de ces deux petites secondes, j'ai poussé ma cadette. Cette dernière est tombée en bas du lit et était énormément blessée. Nous avons appris quelques temps plus tard qu'elle ne marcherait plus jamais sans chaise roulante.

Voilà, mon secret était dit. Il semblait si court mais était malgré tout si difficile à porter pour un adolescent de mon âge.

Chaque matin, lorsque je vois ma soeur, j'ai mal et me sens coupable.
Je pense que je ressentirai cela éternellement. Et que jamais, je n'apprendrai à vivre avec autre chose que ce supplice sur les épaules.

   -Et tu crois que c'est de ta faute?, a demandé le garçon qui s'était exprimé en dernier.

J'ai haussé les épaules. Bien sûr que c'était de ma faute. Je ne le croyais pas, je le pensais dur comme fer que j'étais la cause de ce handicap.

   -Et tes parents? Qu'est-ce qu'ils s'en disent?

   -Rien, ils n'en parlent jamais. Mais lorsque les mots sont abonnés absents, les gestes parlent à leur place.

   -C'est vrai, s'est adouci le dénommé Carl.

   -Dommage que ce qu'ils laissent comprendre ne fait pas plaisir.

Ils m'ont tous les cinq encouragé à expliquer ce que je sous-entendais et ce avec sincérité.
Je l'ai fait. Pour la première fois depuis des années, j'ai raconté à des inconnus cette chose que j'ai toujours enfouie au plus profond de moi.

    -Mon père ne m'en veut pas vraiment. Nous étions petits et je ne savais pas vraiment ce que je faisais, d'après lui. Par contre, ma mère, c'est une autre chanson, ai-je tristement révélé. Nous ne parlons plus mais crions. Elle ne me donne plus les choses mais me les jette avec agressivité.

Ce genre de petits détails quotidiens me rendait sincèrement la vie dure depuis bien des années.
Lorsque ce genre de choses arrivait, je répliquais toujours, en cachant mon mal-être intérieur alimenté par cette histoire.
Étrangement, ça faisait presque du bien d'en parler. Malgré que ça soit à des inconnus et de ne pas savoir ce qu'ils comptaient faire de ces informations.

   -Je pense que ta mère s'en veut à elle-même, a calmement dit Eglantine.

   -Pour quelle raison s'en voudrait-elle?

   -Parce qu'elle est partie lorsque ça s'est passé. Et si elle n'avait pas changé de pièce, jamais ta soeur ne serait tombée, a continué le blondinet pour la jeune fille.

Il était plus censé que ce qu'il ne laissait paraître.
Pourtant, leur façon de voir les choses me laissait dubitatif.
Ma mère ne semblait pas s'en vouloir, mais alors là pas du tout.
Je leur en ai faits part.

   -Tu connais la fierté?, a lancé Tabitha. Eh ben, ta mère en est atteinte.

Cette phrase ne m'étonnait même pas venant d'elle.
Pourtant, elle avait peut-être raison. Mais j'avais dû mal à y croire totalement.

   -Je ne pense pas qu'elle soit le genre de personne à s'en vouloir, ai-je calmement dit.

   -Sa fille est tétraplégique, Sulivan, merde!, s'est exclamée la gothique. Tu étais si petit lorsque c'est arrivé qu'elle ne peut qu'être l'unique fautive. Et elle le sait.

   -Ce n'est peut-être pas non plus que de sa faute, a dit le garçon dont je ne connaissais pas le prénom.

   -Enfin, Émile. Sulivan avait cinq ans. A cet âge-là, tu sais à peine aller pisser tout seul!, a continué Tabitha.

Émile, voilà quel était son prénom! Émile.
Tabitha me surprenait. Sincèrement, elle était étonnante et ce genre de choses avait l'air de la prendre par les tripes.
Elle avait des valeurs, en fait.

   -Je n'ai pas dit que c'était de sa faute à lui, Tab. J'ai juste dit que ce n'était pas uniquement elle. Si la petite est tombée, c'est que c'était écrit ainsi. C'est juste le destin qui a fait son travail.

Carl et Eglantine ont rigolé à ce que le jeune garçon disait. L'un plus fort que l'autre, peut-être mais ça les a rendus hilares.
Un petit sourire s'est bêtement posé au coin de mes lèvres aussi.
Je ne me moquais absolument pas de la thèse d'Émile qui me plaisait plutôt mais les deux-là m'ont contaminé de leur rire.

   -Et toi? Qu'est-ce que tu en penses?

Cette question venait de Roxane. Elle voulait avoir mon avis à ce sujet car nous parlions de moi quand même, n'est-ce pas.
J'ai haussé les épaules.
D'après mon avis personnel, j'étais le seul fautif et ma mère m'en voulait. Point, à la ligne.

   -Mais la véritable question est de savoir ce que ta soeur en pense, a enfin parlé Eglantine.

   -Elle n'a pas encore quinze ans et nous n'en parlons pas beaucoup. Ça me fait mal de la voir en fauteuil mais je pense qu'elle ne m'en veut pas. Ou du moins, pas directement. Nous vivons une relation plutôt fusionnelle malgré cela et jamais elle ne m'a dit que j'étais la cause de tous ses malheurs.

   -Une soeur, c'est sincère, très sincère!

Surpris d'entendre cette voix venue de nulle part, je me suis directement retourné et ai remarqué le vieux Lefebvre fièrement me regarder.
Ce dernier avait épié la conversation. Il n'avait certainement pas fait cela par curiosité mais seulement pour voir comment ça se passait.

   -Allez, ça roule entre vous, ça me fait plaisir. Vous devrez peut-être penser à changer de personne, a-t-il dit avant de partir.

Ce qu'il avait demandé m'arrangeait car je n'avais plus rien à dire à mon propos et j'attendais d'entendre les histoires des autres.

   -À ton tour, Eglantine, ai-je lancé.

   -D'abord, j'aimerais te conseiller d'aller en parler avec ta mère, s'est exprimée cette dernière. Ça risque d'être dur mais vous ne pouvez pas vivre éternellement avec ce malaise et ce mal-être en vous.

J'ai accepté son conseil. Il me semblait juste malgré sa difficulté à être accompli.
Nous sommes ensuite passés à son secret.
Peut-être saurions-nous enfin d'où venait sa maigreur effrayante?

🔷S U L I V A N🔷

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