Chapitre 3 : la Place Verte (1)
« Quelles sont vos trois qualités ? Alors... organisée, ouverte d'esprit et... qu'est-ce qu'ils veulent entendre surtout ? Accueillante ! Non, trop dirigé... »
Chloé se crispe devant ses questions préparées en vue de cet entretien d'embauche. Assise au milieu de la terrasse, elle se félicite d'être mince, tant le passage est étroit entre les fauteuils en osier. Quand elle voit un serveur passer, d'abord elle le plaint en l'observant pirouetter entre les clients, ensuite elle l'envie, car lui a un travail. Un toit assuré.
Putain, faut pas que j'y pense ! Ça va me casser avant mon entretien ! Et il ne me reste qu'une bonne demi-heure...
Alors, elle reprend ses lectures silencieuses. Ou plutôt non, sa vessie la rappelle à l'ordre. Dans un long soupir, elle pose ses documents, resserre sa queue-de-cheval faite à la va-vite et demande à sa voisine de table de garder un œil sur ses affaires. D'un hochement de tête, la vieille face à son dessert lui donne le signal de départ.
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Mathieu et Fabrice viennent d'achever leur repas. Enhardi par le soleil éclatant en son zénith et sa deuxième bière fraîchement servie, Mathieu s'embarque dans des anecdotes sur ses vacances dans sa seconde résidence à Knokke.
— Les flamandes sont vraiment plus impudiques sur les plages, c'est quelque chose ! Ce n'est pas en Côte d'Azur que tu verrais partout des monokinis, mais des fois, on tombe sur de drôles de spectacles, par exemple des mamies avec des nibards comme ça, j'te jure... !
* SBAF !*
— Monsieur, attention !
* CLING ! * *PLAF ! *
— Ahh aïe ! Ah p'taiiin...
Un ensemble de cris de la clientèle achève ce spectacle désolant, où le serveur s'est retenu comme il a pu à la table la plus proche avec ses assiettes en mains, où Chloé est affalée à terre dans une sale grimace entourée de couverts sales, et où Mathieu s'est redressé d'un bond coupable pour contempler les résultats de son mouvement de bras trop ample. Fabrice ne peut s'empêcher de grogner, sous les regards effarés de la petite foule du commerce :
— T'es vraiment insortable hein, toi !
Ah merde, il ne va pas en rajouter quand même, aide-moi plutôt à sauver ma face... Ouais, je peux rêver. Bon, il va falloir réagir vite là, active !
Mathieu sort de sa léthargie de Domino Boy poissard et se penche vers le serveur qui a déposé sa vaisselle, le temps de masser l'arête de son nez. Mais ce dernier hoche la tête pour signifier que ce n'est rien et, aussitôt, l'homme désolé se penche vers Chloé, qui vient de se hisser sur son coude en se frottant le crâne. Une jeune rousse installée derrière Mathieu lance avec inquiétude :
— Mademoiselle, tout va bien ? Rien de cassé ?
— Non, juste assommée. Satané serveur, quelle idée de reculer comme ça ! peste Chloé en se remettant assise.
Mathieu s'accroupit face à elle, mais se fige dans son élan. D'abord, parce qu'il se sait capable de prononcer un mot de travers quand il est aussi anxieux. Ensuite, cette angoisse s'enfuit à la vue du spécimen soudain découvert, réquisitionnée par le trouble, au poste de coupeur instantané de voix.
Oufti(*) ! Déjà que je passe pour un bourreau mais fallait en plus que la victime soit charmante ! C'est vraiment pas ma veine...
Mais sa fierté déjà atteinte a tôt fait de le secouer et il pose une main sur l'épaule semi-nue de la femme en dos nu bleu.
Eh mais qu'est-ce que... Il me veut quoi le preux chevalier, là ? Pourquoi je chasse pas sa main, à ce type ? Merde, il m'a trop prise de court, je peux pas me défendre ! Enfoiré... distingué, mais enfoiré !
Malgré l'impossibilité du trentenaire de se détacher des yeux bleu gris, d'autant plus contrastants avec la chevelure noir corbeau autour, il trouve le moyen de casser le silence installé. Bien sûr, ça n'a duré que trois secondes. Et elles étaient d'un bruit insoutenable.
— Ne vous en prenez pas au serveur mademoiselle, dit Mathieu d'un ton qu'il espère très doux, c'est de ma faute, je l'ai cogné sans faire exprès, je... je vais vous aider.
Elle a l'air prête à me sauter à la gorge, j'ai intérêt à ne pas la froisser davantage... à propos de froisser, sympa le dessus sexy ! Le peu qu'il révèle donne envie.
Il la redresse, mais directement elle chavire et se rattrape à sa table à peine quittée. Lui a agrippé plus fort son bras sans réfléchir, tant il craignait de la voir rejoindre à nouveau le pavement.
— Ah ! s'exclame-t-elle en baissant les yeux. Oh dites-moi que c'est pas vrai !
Sa main aux ongles bleutés collée à sa joue, Chloé est tellement absorbée par l'état de ses chaussures qu'elle ne songe pas plus que ça à écarter le bonhomme surpris. Il suit son regard et découvre ce qui a fait bondir la jeune femme bien sapée : un talon solitaire s'est enfoncé entre deux pierres taillées, quittant sa semelle de toujours.
— Je suis désolé, mademoiselle, je -
— Non mais vous vous rendez compte de ce que ça signifie pour moi ? le coupe-t-elle avec véhémence sans se soucier des spectateurs. J'ai un entretien d'embauche dans une demi-heure ! Je vais avoir l'air de quoi avec un putain de talon cassé, hein ? Vous croyez que vos excuses y changeront quelque chose ?
Mazette, quel caractère ! Elle est sulfureuse quand elle s'énerve, c'est ça le pire, on voudrait l'étreindre ! Je vais la calmer avec ma voix en mode Crooner, la donzelle.
Mathieu compte bien rattraper sa bourde sans perdre sa contenance. Ce qui a pour effet de clouer le bec à Chloé, encore une fois désarçonnée par le blocage que suscitent chez elle les yeux perçants et sombres de cet inconnu bien rasé. L'attrait du sombre inconnu... c'est connu.
— Il a lieu où, votre entretien ? demande-t-il gravement.
— À... à la médiathèque, répond-elle d'un ton bien plus bas.
Arf, pas de bol ! Je la voudrais bien face à moi dans mon bureau, cette bichette ! Mais faut que j'arrête de mater ses lèvres pulpeuses quand elle parle, ça me donne de sottes idées. Je ne me fais pas d'illusions, elle a autre chose à faire que me laisser regarder sa bouche de gamine privée de poupée et plus si affinités.
Non mais c'est quoi son problème à ce mec ? Il a l'air complètement lunatique !
L'employé a gardé sa main sur la courbe de son épaule et l'utilise pour la forcer à se rasseoir, sans brusquerie, mais sans la lâcher du regard.
— OK, dans ce cas restez ici, je vais essayer de ne pas traîner. Vous faites quelle pointure ?
— Pardon ?
Chloé va de surprise en surprise, ça doit bien faire un moment qu'elle est restée figée avec des sourcils levés et des yeux plus très en amande. Mais là, c'est le bouquet ! Il ne veut pas ses mensurations non plus ? Avec sa grimace d'embarrassé et ses petites dents blanches, ça lui donne une allure de requin aux yeux de renard.
Pas vite gêné le gars, et après il joue le type timide, mais il va reposer sa main quelque part sur moi à la bonne occasion, j'en suis sûre !
Ce dont elle est se sent moins sûre, c'est si ça la dérange. Les contacts chauds et apaisants, ça fait belle lurette qu'elle ne les pratique plus. Elle croise les bras en tordant les lèvres d'un air sceptique parfaitement assumé. Mathieu s'en justifie sans grand habilité.
— Écoutez, vous devez être prête pour très bientôt, et... c'est de ma faute si vous ne l'êtes pas, je vais vous trouver d'autres chaussures. Je vous jure de revenir à temps et de sélectionner une belle paire.
— Attendez, vous me demandez de faire confiance ici, maintenant, au crétin qui vient de me salir de la tête aux pieds et que je ne connais même pas, pour me trouver des shoes en un temps record ? Vous êtes sérieux, là ?
— Tout à fait sérieux.
Il a de nouveau utilisé une voix plus sûre et plus grave. Non, ça ne la liquéfie pas sur place ni ne lui picote l'entre-jambes, il ne faut pas charrier ! Mais cela a le mérite de le rendre plus crédible. De toute façon, il est sur son nuage le gars, inutile de lui faire comprendre en quoi ça la fiche mal à l'aise de lui confier pareille tâche. Et puis il a raison, elle n'a pas le temps pour une autre option.
— Bon d'accord, soupire-t-elle, mais laissez-moi un truc en gage. Si jamais vous ne revenez pas dans les bons délais, je me casse avec le tout, je vous préviens.
Soulagé de l'avoir convaincue un minimum de sa bonne foi, Mathieu se décrispe et ne peut réprimer au passage un bref rire devant la mine hautaine de la femme méfiante.
— Haha ! Ne vous en faites pas ce ne sera pas nécessaire. Allez, dites-moi votre pointure.
— Trente-sept. Et j'ai des pieds grecs.
— Pourquoi cette précision ?
Chloé hausse les épaules et ose étirer ses lèvres dans un sourire en coin.
— On ne sait jamais que ça vous soit utile pour les choisir.
— Je note, je note...
Il retourne auprès de Fabrice qui l'observe avec perplexité remettre sa veste, lancer sa clé de voiture à Chloé et poser un billet de 20 sur la table.
— Tiens, pour ma part, et file le reste au serveur que j'ai bousculé. T'as qu'à boire ma bière avant qu'elle ne devienne tiède.
— Tu vas où, là ? Moi dans dix minutes je remonte, fî(**) !
— Ben remonte sans moi, conclut Mathieu en filant vers le boulevard.
Chloé aussi le suit des yeux avec ahurissement. Ses doigts tapotent nerveusement la table et son pied mal chaussé s'agite près de ses jambes entrecroisées. Elle échange un regard avec le pote de cet étrange type et le dévie immédiatement vers une des plantes en pot qui bordent la brasserie, comme si elle camouflait une gêne. Quand il a ricané ou balancé ses clés d'un geste leste, mine de rien, il n'avait pas le charisme d'une huître. Bon, ce n'était pas Brad Pitt non plus, mais sérieusement, quelle femme se dirait encore « Brad Pitt sinon rien » ? Chloé est persuadée que la moitié des nanas en couple de cette terrasse n'ont même pas choisi un instant sur quel troufion leur cœur a jeté son dévolu ! C'est pas pour elle, ce genre de fantasmes. L'amour serein à lui seul en est un, tout particulièrement inaccessible. Pour meubler ses journées, comme pendant cette attente interminable, elle évalue le sex-appeal des passants, le trousseau de clés entre les doigts.
Potentiellement baisable... pas mal... laideron... juste pour un soir... sex friend éventuel... Ah mais casse-toi, abruti !
Elle chasse de son esprit les images du mec aux manches de chemise retroussées et le bras plus bronzé que le sien qui le longeait il y a peu. Retenant son envie pressante, elle se reconcentre comme elle peut sur ses réponses préconçues pour son entretien et règle l'addition.
(*)Jurontrès répandu à Liège, ça s'emploie pour signifier quelque chose d'énormémentsurprenant ou de déstabilisant.
(**) Fî et Fey veulent dire « fils » et « fille » en wallon liégeois, ils s'emploient encore pour s'adresser à n'importe qui de façon familière.
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