Side story
Résumé des évènements passés :
L'Australie est une île du pacifique, et le manque de frontières terrestres avec l'étranger n'a pas aidé à améliorer l'instabilité politique qui y régnait depuis presque une décennie. C'est quand Irène, la cheffe du parti unique Dérévelt, appuyée par l'armée, avait pris le pouvoir par un coup d'Etat que Mark avait compris que son monde allait basculer. L'instauration d'un contrôle de la population permanent, d'un conservatisme rude, d'un couvre-feu, d'une adoration continue vouée à la leader, sans jamais voir apparaitre l'ombre d'une opposition, l'avait conforté dans ce sentiment. Le jeune homme s'était caché pendant une grande partie de sa jeunesse, faisant de son mieux pour se fondre dans la masse, en s'endormant, chaque nuit, angoissé de vivre un lendemain similaire à la veille, sans une once d'espoir que la situation s'améliore. Et pourtant, un beau jour, la chance lui sourit et lui permit de sortir de sa solitude. Mark ne croyait ni au hasard, ni aux coïncidences, alors c'était probablement le destin qui l'avait poussé dans cette direction et l'avait conduit vers cet inconnu qui allait changer le cours de sa vie -et c'était un euphémisme. Il avait rencontré Félix. De quelques années son aîné, le jeune homme l'avait volontairement contacté pour lui proposer d'intégrer son groupe. Un groupe de rébellion, et Mark n'avait pas hésité une seule seconde avant d'accepter. Au fur et à mesure l'équipe s'était complétée pour au final compter cinq membres : Félix, Joshua, Mark, Johnny et Jacob. C'était un très petit effectif, mais bien suffisant pour monter des opérations à leur échelle qui visaient à semer le trouble pour déstabiliser le gouvernement. Ils avaient failli être six, Lucas, le cousin de Félix, était prêt à rejoindre le groupe, et c'était un élément fort. Mais son tempérament trop téméraire avait fait de lui une cible prioritaire et les autorités n'avaient pas tardé à le faire emprisonner et à le torturer, le laissant pour mort au fin fond des cachots de l'État. C'est en essayant de le retrouver que le petit groupe fit la connaissance de Daniel, un ancien membre du gouvernement également jeté en prison pour cause de trahison. Ensemble, ils parvinrent à s'enfuir de l'île pour atteindre la Nouvelle-Zélande, surnommée « l'île aux réfugiés », qui les avait accueillis à bras ouverts. Après plusieurs mois passés à étudier plusieurs alternatives, sans relâche, et à s'entraîner afin d'être capable d'affronter n'importe quel ennemi, ils étaient repartis à Canberra en évitant tous les postes de contrôle possibles. Grâce à l'un de ses contacts, Daniel était parvenu à leur trouver un endroit sûr où ils pourraient rester à Canberra, sans courir le moindre risque, afin de réévaluer la situation sur place. Il valait mieux être prudent et être sûr de n'avoir rien laissé de côté. Ils n'auraient qu'une seule chance, une fois découverts l'effet de surprise serait perdu. Pour cette raison, ils devaient rester en contact permanent avec Kevin, leur ami spécialisé en informatique, resté en Nouvelle-Zélande pour réviser une dernière fois leur plan en long, en large et en travers.
***
- Jacob, tu nous connectes s'il te plaît ?
Le jeune homme ne perdit pas de temps pour brancher tout le matériel nécessaire. Cela faisait plusieurs jours qu'ils s'étaient installés dans le sous-sol d'un homme dont ils n'avaient jamais entendu parler auparavant mais qui, pourtant, semblait être chargé de hautes responsabilités. Ils avaient pris soin de faire silence radio pendant quelques jours, afin d'être bien assuré que leur retour dans leur pays natal était passé inaperçu. Ils avaient pu profiter de ce temps pour se reposer mais aussi pour analyser la situation directement sur le terrain. Ils n'étaient pas sortis mais il leur avait suffi de lire un peu les journaux clandestins pour obtenir des renseignements venant compléter ce qu'ils savaient déjà. En effet, par la fenêtre ils avaient déjà eu l'occasion d'observer avec curiosité ce petit engin jetant les journaux au pas des portes comme le faisaient les facteurs. Ils auraient dû y être préparés mais cela était encore trop peu familier pour eux, bien qu'ils ne soient pas partis si longtemps en Nouvelle-Zélande.
Pour le moment, ils devaient reprendre contact avec l'équipe informatique qu'ils avaient laissée derrière, et notamment Kevin, leur ami. Ce dernier était impatient de pouvoir entendre les choses dans leur version et selon leur point de vue, il était plus qu'intrigué depuis qu'il travaillait sur ce projet. Une fois tout parfaitement mis en place, ils attendirent patiemment un signe de l'autre côté de la mer de Tasman. Soudainement, le son grésilla, les faisant sursauter, et un visage souriant apparu sur leurs écrans, un visage de très près.
- Kevin, pour l'amour de Dieu, éloigne-toi de cette caméra.
- Fais pas ton rabat-joie Joshua, répliqua celui-ci. Ça me fait si plaisir de tous vous revoir ! Content de voir que le matériel qu'on vous a passé a également survécu. Alors ? Dites-moi tout, c'est comment ?
Contrairement au groupe de garçons, le brun était fasciné par la situation. Après tout, cela faisait partie de son domaine de prédilection et d'aussi grandes avancées, bien que suscitant un peu d'inquiétude, provoquaient aussi beaucoup d'admiration.
- On n'a rien de nouveau à ajouter, mais il y a une différence entre l'entendre et le vivre, c'est assez perturbant. Le matin, il y a un petit robot blanc qui nous balance le journal.
- On a aussi eu l'occasion de tester le petit boitier blanc. Il fait vraiment tout. Il éteint ou allume la lumière en détectant notre présence, il intègre l'heure à laquelle on mange et nos repas pour nous établir un programme nutritif, il diffuse les informations qui sont bien évidemment contrôlées par le Parti juste avant, personne n'est surpris. En fait, il régit la vie complète des habitants puisque tout le monde est équipé. Honnêtement, je trouve ça lourd au bout de quelques jours, je comprends pas comment les gens peuvent accepter de s'enfermer dans une telle routine.
- J'arrive toujours pas à le croire, souffla le garçon.
- Et encore, t'as pas tout vu, dit Johnny avec ironie. Je parle pas des campagnes, mais à Canberra c'est ça continuellement. Le robot qui te fait ta coupe de cheveux, tu peux le retrouver à la caisse du centre commercial le lendemain, et ceux-là tu peux pas les arnaquer en cachant un ou deux produits dans tes poches.
- Le plus drôle c'était quand Stephen est rentré du travail et qu'il est resté au moins quarante minutes dans la voiture, garée dans l'allée, parce qu'il s'était endormi et même le signal d'arrivée à destination ne l'avait pas réveillé !
- Je pense que ce qui te plairait le plus, commença Jacob, c'est de voir leur capacité à faire interagir les infos entre elles. Stephen nous expliquait que lorsque ses voisins sont partis en vacances, le facteur arrêtait de leur déposer un journal. En fait, leur boitier n'enregistrait plus de repas, il en a fait la déduction qu'ils étaient partis, et cette information a été transmise au serveur principal qui l'a relayée à son tour. Aucune intervention humaine Kevin, zéro, on est comme dans un jeu. Nous sommes des espèces de pions avec un semblant d'indépendance, mais le développeur voit tous nos faits et gestes et s'adapte.
- C'est incroyable. La puissance de Irelia est impressionnante...
Le jeune informaticien se souvenait encore du jour où ils avaient découvert l'existence de cette intelligence artificielle hyper-puissante.
***
- Les gars, on vient de recevoir un nouveau message codé, je crois qu'on va avoir des soucis. Vous connaissez Irelia ?
Ils hochèrent la tête négativement, aucun d'entre eux n'avait jamais entendu ce nom. Ils parcoururent la feuille rapidement et on leur en passa une deuxième qui leur fit écarquiller les yeux. Ils n'étaient pas très bons en sciences de l'informatique, mais ils pressentaient que cela ne présageait rien de bon pour eux. Ils ne perdirent pas une seconde avant de se précipiter dehors, en direction d'un autre bâtiment, la seule personne à même de pouvoir les aider s'y trouvant.
- Kevin, on a quelque chose qui va te plaire, ou pas. Éclaire-nous un peu là-dessus.
Sa réaction fut bien pire que la leur. Il bafouilla quelques mots incompréhensibles, se leva de sa chaise et se mit à faire les cent pas. Dans ces moments-là, il ne fallait absolument pas déranger le brun, il avait besoin de calme pour entendre ses pensées et les organiser au plus vite. Néanmoins, l'information était telle, qu'il poussa ses amis hors de son bureau sans ménagements ; il avait besoin de temps.
Ce n'est que le lendemain qu'il revint d'abord vers Félix, il avait passé la nuit à faire des recherches et à lire des centaines d'articles. Celui-ci rassembla son équipe et tous ressentirent un petit pincement au cœur en voyant l'état de l'informaticien, cela avait l'air plus inquiétant que ce qu'ils pensaient.
-Je vais pas passer par quatre chemins ; on est foutu. Il va falloir tout reprendre à zéro et diviser nos chances de réussite au moins par deux. Un nouvel acteur, ou plutôt une nouvelle actrice, doit être prise en compte dans le plan de base. Je vous prie de faire un accueil chaleureux à Irelia, l'intelligence artificielle générale du gouvernement.
Ils se regardèrent un petit moment, leurs neurones fonctionnant à toute vitesse pour intégrer la nouvelle.
- Bah c'est rien ça, si ? Demanda Mark. Je veux dire, des IA on en côtoie au quotidien.
Il brandit son téléphone pour appuyer ses dires.
- Ok, alors je vais vous résumer la situation pour que vous compreniez un peu mieux. L'intelligence artificielle faible, n'est pas la même que l'intelligence artificielle forte. Ce que tu as dans ton téléphone, c'est une faible, par exemple, Siri ne peut exécuter qu'une seule tâche. Si tu lui imposes quelque chose de nouveau, qu'elle n'a pas été programmée pour faire, elle va faire face à un échec constant. Elle peut te donner la météo mais pas tondre la pelouse. Jusque-là vous me suivez ?
- Oui, l'image est plutôt claire.
- Bien, maintenant l'intelligence artificielle forte, celle qui n'est pas censée exister de nos jours, elle peut faire plusieurs tâches cognitives à la fois, exactement comme un humain à quelques différences près. Mais elle n'a pas besoin de l'intervention humaine pour la programmer, elle s'adapte elle-même.
- Donc si Siri était une intelligence artificielle forte, elle pourrait aussi tondre ma pelouse ?
- En gros, oui, c'est ça. Mais, c'est impossible, je n'arrive pas à y croire. Les avis sont très divisés dans le milieu, personne n'est vraiment d'accord sauf sur une chose : l'AGI n'est pas censée voir le jour avant plusieurs décennies, voire même plusieurs siècles. C'est un système extrêmement compliqué, personne ne sait vraiment comment faire et jusqu'à ce jour, toutes les tentatives avaient échoué.
- Pourquoi ? Qu'est-ce qui rend sa création si complexe ?
- Les méthodes « basiques » que l'on utilise pour l'IA faible ne fonctionnent pas pour une AGI. De même, ce n'est pas une idée qui est totalement reconnue, puisqu'elle n'a jamais fait ses preuves, mais l'idéal semblerait être de combiner le deeplearning et l'apprentissage par renforcement, des réseaux antagonistes génératifs avec d'autres méthodes d'apprentissage et des graphes. Il faut en combiner plusieurs pour avoir un résultat qui serait une simulation du schéma neuronal humain.
- Va moins vite, il va nous falloir un peu plus d'explications, même Jacob n'a rien compris.
Le concerné fit une petite moue désolée et haussa des épaules. Ils allèrent s'asseoir un peu plus loin, sous un arbre immense qui leur fournissait de l'ombre par cette journée ensoleillée et Kevin prit une gorgée d'eau. Cela allait prendre du temps s'il voulait que tous saisissent bien les enjeux de cette nouvelle information. Il recommença tout d'abord par leur expliquer la différence majeure des deux types d'intelligences artificielles : leur capacité à effectuer des tâches. Puis il revint sur les méthodes d'apprentissage en les détaillant, donnant les indications les plus claires possibles illustrées d'exemples. Le deeplearning consistait donc à apprendre à partir d'exemples humains, on présentait différentes approches à un problème et c'est comme ça que se forgeaient des IA de plus en plus performantes. Les limites de cette méthode étaient qu'elle n'avait pas la capacité de contextualiser et généraliser les informations que l'on lui donnait comme pourrait le faire un humain, le problème étant que le cerveau est un organe pas encore assez bien connu pour établir d'où venait l'intelligence dont nous pouvions faire preuve, il était compliqué de pouvoir réussir à faire une simulation de notre réseau neuronal, et les algorithmes ne savaient faire que ce que nous leur avions montré. Puis, vint la méthode d'apprentissage par renforcement, basée sur un système de « récompenses ». Comme cela fonctionnerait pour un humain, si l'IA faisait une expérience aboutissant à un succès, elle la réitèrerait, tandis que si elle échouait, elle serait enregistrée comme erreur à ne plus reproduire. Il donna l'exemple d'AlphaGo, cette IA qui fut conçue pour jouer au jeu de Go. Il était prévu que ce ne soit pas possible, beaucoup de gens ne pensait pas une IA capable de battre un humain à ce jeu chinois très complexe, et pourtant, après avoir étudié des milliers de parties, ce fut pour elle (et l'équipe qui l'a programmée) une victoire haut la main contre le champion du monde Lee Sedol en 2016 à Séoul. Enfin, les réseaux antagonistes génératifs mettent deux entités en compétition, ce qui leur permet de s'améliorer mutuellement. L'un, se nommant le « générateur », produit des outputs sans que l'on puisse déterminer si l'issue est vraie ou fausse. L'objectif de l'autre entité, appelée « discriminateur », est de détecter les faux. Au fur et à mesure des propositions, le discriminateur va s'améliorer jusqu'à détecter tous les faux sans commettre une seule erreur ; c'est un moyen utiliser pour détecter des problèmes de peau par exemple. Kevin aurait bien sûr pu encore développer des tas d'autres techniques, mais il devait se stopper là pour le moment, assommer ses amis avec toutes ces informations ne l'avancerait pas plus.
- Comme je vous l'ai dit plus tôt, cette IA n'était pas censée voir le jour aussi précipitamment, c'était inconcevable. J'ai besoin d'encore un peu de temps pour comprendre comment ils ont fait, il me manque encore quelques détails. Mais s'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que c'est très mauvais pour nous. Si l'Etat se met à automatiser tous ses services, ce n'est plus la peine de compter sur les failles humaines puisqu'elles auront totalement disparu. De même, si vous espérez un jour éjecter Irène de sa place, vous devez avoir conscience que selon le degré jusqu'auquel ils sont allés, les chances de réussite sont plus ou moins réduites. C'est une IA extrêmement performante qui peut régir à elle seule la société entière si elle n'est pas sous contrôle.
- De son propre gré ? Elle pourrait prendre ses propres décisions ?
- Absolument, tout ce dont elle aurait besoin serait d'électricité, le reste tout est dans son système.
- Elle pourrait devenir une arme, un danger...
- Exactement, une arme autonome. C'est aussi pour cette raison que pas mal de chercheurs sont inquiets à ce sujet ; avant de créer cette IA, il aurait fallu mettre en place des solutions pour éviter un quelconque évènement indésiré. La plus « simple » serait de lui intégrer des valeurs morales, mais si on en était capable, ce serait déjà fait depuis bien longtemps. Il y a une grande quantité de problèmes d'éthique qui accompagne l'évolution numérique, prenez comme exemple les voitures autonomes !
- J'ai entendu parler de ça, dit Joshua. La question se pose en cas d'accident, qui est responsable ? Et même avant ça, dans une situation où la mort de quelqu'un est inévitable, qui sacrifier ?
- Tout à fait, et c'est le genre de questions à régler avant de s'attaquer à la conception de cette chose. L'IA doit avoir les mêmes objectifs que nous et passer par les mêmes moyens. On en revient également au sujet des armes autonomes, c'est le type d'IA qui a un objectif et tout ce qui lui barre la route est automatiquement identifié comme une menace à éliminer. Même avec un objectif commun, les moyens d'y accéder ne seront pas nécessairement les mêmes. Mais, évidemment, la destruction et l'anéantissement ne sont pas ce qui est recherché, puisque le but serait plutôt de nous faciliter la vie et maximiser les avantages que l'on peut en tirer.
- D'accord, donc avec ça, la conclusion finale c'est qu'il faut tout reprendre de zéro en prenant en compte une machine dont on ne connaît même pas l'étendue des capacités ?
- Je crois bien que oui.
Félix haussa un sourcil, il n'était pas vraiment ravi de cette annonce. Ils avaient mis des semaines à établir un plan qui tenait la route, sans compter le temps de recherche qu'ils avaient passé à éplucher des dossiers ou des plans. Ils ne pouvaient pas tout abandonner, ils n'avaient simplement pas le temps de tout repenser dans les moindres détails.
***
Ils ne disaient plus un mot depuis plusieurs minutes, l'excitation avait laissé place à l'angoisse désormais. Plus ils en parlaient, plus ils se rendaient compte à quel point cela ressemblait à une mission-suicide.
-Je suis franchement inquiet, osa dire Mark.
- Moi aussi, répliqua Kevin. Au-delà du simple enjeu de votre mission, je ne suis pas rassuré vis-à-vis de cette machine. En étant élaborée si rapidement, j'ai la certitude qu'ils ont manqué une étape cruciale et qu'ils se sont précipités.
- Il ne faut pas se décourager maintenant ! C'est vrai, on a beau avoir parcouru des dizaines de rapports de missions, jamais une n'a été similaire à la nôtre. Depuis le début on ne se focalise que sur l'aspect négatif et on imagine sans cesse le pire des scénarios, mais qui dit que c'est la réalité des choses ? Tout ce que nous avons jusqu'à cet instant, ce sont des présomptions fondées sur des pensées, jamais rien de concret n'a prouvé que l'AGI était maléfique.
- L'intelligence artificielle c'est comme tout Félix, elle n'est pas bonne ou mauvaise par sa propre volonté. C'est celui qui possède la chose entre ses mains, qui la manipule, qui en fait un bénéfice ou un risque, et dans notre cas, aux mains d'une dictature ça n'annonce rien de bon.
Le chef soupira lourdement, bien évidemment qu'il doutait lui aussi, mais il ne devait pas le montrer. Si lui commençait à se laisser abattre, et surtout à montrer cette facette aux autres, il était certain qu'ils ne réussiraient jamais. C'était son rôle de leader, bien que non-officiel, il en avait tous les critères, chacun était d'accord sur ce point ; ils l'admiraient pour son courage, son sang-froid, son sens des responsabilités, sa confiance. Ils ne s'attardèrent pas plus longtemps, le principal avait été dit, ils se recontacteraient de toute façon dans peu de temps, le grand jour approchait. Ils débranchèrent tout leur équipement et s'affalèrent sur les matelas regroupés en un lit géant. C'est là qu'ils dormaient depuis leur arrivée dans cette maison, ils restaient principalement au sous-sol, ils ne mangeaient pas avec Stephen et sa femme. Les cinq garçons n'avaient jamais passé autant de temps consécutif ensemble puisqu'avant leur fuite ils avaient chacun leur propre logement, puis une fois en Nouvelle-Zélande, ils possédaient également chacun leur lieu d'intimité, ce qui n'était plus le cas, faute de moyens. Mais tout se passait étonnement bien et aucun conflit n'avait encore éclaté, c'était tant mieux pour eux, leur travail d'équipe était un élément clé. Les moments de calme se faisaient rares, principalement par la faute de Johnny, et ils étaient précieux, pourtant le silence leur pesait de plus en plus, si bien qu'il était devenu presque insupportable. Alors Jacob relança leur sujet de conversation favori.
-Vous arriveriez à vivre ici ? Je veux dire, sur le long terme ?
Tous, sans exception, firent la grimace. Certainement pas. Quitte à mourir sous les coups de la police, ils préféraient toujours cette option à celle de vivre en esclave durant toute leur vie, sans doute était-ce l'esprit de rébellion de leur jeunesse, mais cela leur était tout bonnement inconcevable. Par la suite, ils s'efforcèrent de mettre de côté leur amertume envers le gouvernement pour s'imaginer une vie dans cette société à l'ère de l'intelligence artificielle générale.
- Finalement, ce serait pas si mal, dit Mark. Ne rien avoir à faire, ne pas avoir d'obligations, passer son temps à se divertir.
- Ne pas avoir de responsabilités, enchaina Johnny. Si une IA prend tout en charge, il ne nous reste qu'à profiter de notre vie humaine, à nous créer des tas souvenirs.
- Faire des expériences folles et pouvoir profiter de l'instant présent sans avoir besoin de s'inquiéter du lendemain.
- Ça ressemblerait à une vie de roi, avec des centaines de gens à notre service.
- Et on serait libres comme l'air ! S'écrièrent-ils tous les deux en même temps en se tapant dans la main et en riant.
- Pour le coup, leur vision est peut-être bien trop optimiste, souffla Joshua. Honnêtement, je ne sais pas si je pourrais supporter ça longtemps. Justement, le fait de ne rien faire peut paraitre plaisant, pouvoir s'amuser tout le temps, mais qu'est-ce qui nous maintiendrait sur Terre au final ? On a grandi dans une société où pour survivre il fallait gagner sa vie, se lever chaque jour pour aller travailler et obtenir un salaire pour nourrir sa famille et payer son loyer, ça sonne très triste et trop répétitif, mais n'est-ce pas ce qui nous forge ?
- D'avoir dès notre plus jeune âge la conscience du mot « travail » et comprendre qui rien ne tombe du ciel, que tout s'obtient et se mérite ? Oui, c'est pas faux. Sommes-nous vraiment prêts à radicalement changer notre mode de vie, en sommes-nous même capables ?
- Nous oui, affirmèrent Tic et Tac.
Les autres levèrent les yeux au ciel, évidemment, quand il s'agissait de s'amuser, ces deux-là étaient toujours partants.
-Josh a raison, reprit Felix, regardez l'état dans lequel est la ville actuellement. Mis à part les postes à hautes responsabilités en lien avec le gouvernement, plus personne ne fait rien. Le taux de chômage a explosé et ce n'est pas pour autant que les prix ont baissé. La transition devrait se faire au même moment pour éviter les complications, et sur ce point Kevin avait raison, ils n'ont pas l'air d'avoir prévu ça, ou pas assez rapidement en tout cas.
- Sans oublier d'ajouter qu'ils se contre-fichent du sort du peuple.
- Mais de nouveaux emplois vont se créer, on ne peut pas imaginer lesquels, ils n'ont pas encore été inventés, mais ça finira par arriver, souligna Jacob.
- Effectivement, mais ça va prendre combien de temps encore ? Si ça tarde trop, je n'ose imaginer les dégâts. C'est une reconversion totale qu'il faut et tout est trop soudain à mon avis, je ne sais pas s'ils verront un jour le bout du tunnel.
Puis ce fut le retour de ce silence pesant, signe que tous étaient plongés dans leurs pensées et réflexions. Cela faisait des semaines qu'ils réfléchissaient, qu'ils essayaient d'éclairer leur esprit sur la situation, mais tout était tellement nouveau pour eux, tout leur était si étranger qu'il était compliqué d'arriver à se positionner. De nouvelles idées germaient sans cesse, et venaient en contredire d'autres par la même occasion, tout était encore trop flou pour eux. Ne voulant pas non plus dépenser trop d'énergie, ils engloutirent leur repas et allèrent se coucher de bonne heure, les prochains jours allaient être rudes.
***
Ils se trouvaient à l'arrière d'une jeep truck, leurs corps couverts d'une bâche kaki. Ils étaient essoufflés mais l'angoisse qu'ils avaient leur nouait la gorge et le peu d'espace dont ils disposaient les empêchait de respirer convenablement. Ils n'avaient pas compris ; ils n'avaient pas compris ce qui n'avait pas marché dans leur plan, mais au fond ils ne ressentaient aucune surprise, seulement un peu de déception vis-à-vis de leur échec. Ils se doutaient que tout paraissait trop beau et que cet imprévu, Irelia, allait leur mettre des bâtons dans les roues. Ils savaient qu'ils avaient peu de chances de réussir, mais ils avaient voulu tenter le diable malgré tout. Ils s'étaient même préparés chacun de leur côté à voir la mort en face, car il ne fallait pas avoir la science infuse pour deviner que si quelque chose tournait mal, l'un d'eux y passerait probablement. Cependant, par ils ne savaient quels moyens, une lueur d'espoir leur était apparue au moment le plus critique ; deux femmes les avaient sortis de leur pétrin et les avaient embarqués dans leur voiture sans dire un mot. C'est pourquoi ils n'étaient pas sûrs de leurs identités, ni de leurs réelles intentions, mais avec ce qu'elles avaient fait pour eux, ils pouvaient bien leur laisser le bénéfice du doute.
Ils étaient restés sous cette bâche étouffante pendant un long moment et avaient parcouru un long chemin, mais ils ne sauraient dire combien exactement. Ils furent pris d'un sursaut lorsque de grands coups sur la carrosserie se firent entendre, accompagnés d'un ordre plus que clair :
-Bougez-vous, sortez de là ! On est arrivés.
Ils obéirent sans rechigner, mieux valait ne pas trop faire les malins avant de savoir ce dont ces femmes étaient capables. Et ils eurent bien fait puisqu'elles ne leur voulaient aucun mal. Elles les guidèrent au travers d'une grotte sombre et froide débouchant sur une sorte galerie sous-terraine très bien organisée. De loin, cela faisait penser à une fourmilière, des dizaines et des dizaines de femmes semblaient prises dans leurs tâches quotidiennes, elles avaient leur propre société et, de ce qu'ils voyaient, les garçons trouvaient cela impressionnant. Ils furent conduits à travers d'autres galeries, s'enfonçant un peu plus loin dans les grottes, pour arriver dans un secteur semblable à un espace de travail, avec des bureaux séparés par des cloisons, des tas de papiers ci et là et une activité humaine plutôt agitée. Ils furent présentés à Hwasa, une femme mate avec de longs cheveux bruns et à l'air sévère. Felix commença par se présenter, imité par ses compagnons, ils se sentaient en confiance dans cette endroit particulier mais chaleureux. Les garçons comprirent bien vite que celle qu'ils avaient en face d'eux était l'une des fondatrices de ce refuge de rebelles. Ils étaient à la fois stupéfaits de l'ingéniosité de cette idée et admiratifs de tout le travail que la construction avait demandé. Puis, après une longue conversation sur le pourquoi du comment le petit groupe en était arrivé à se faire sauver la vie, ils abordèrent le sujet d'Irelia pour avoir également le point de vue de gens qui ont pleinement vécu cette transition en tant qu'opposants. Ils apprirent de nouvelles choses encore, les aidant à éclaircir certains points d'ombres.
-Ça correspondrait donc au moment où Kevin a perdu toute connexion sans raison, pour que tout revienne comme par magie plus tard dans la nuit.
- C'est fortement probable, c'est même sûr que ça vient de là. L'électricité a été coupée pendant un moment dans toute la capitale. La machine était devenue hors de contrôle et c'était la seule solution sur le moment, expliqua Hwasa. Mais ce n'est arrivé qu'une seule fois.
- C'est déjà une fois de trop, ça prouve bien qu'ils sont incapables de gérer leur création, soupira Joshua.
- Oui, et même si peu de gens le disent à haute voix, nous savons pertinemment que tout le monde craint l'avenir. Non seulement sur comment ils vont faire pour survivre si la transition perdure encore longtemps, mais ils craignent aussi que cette IA prenne le dessus sur tout le reste jusqu'à asservir Irène elle-même. Dans ce cas de figure, rien ne pourrait l'arrêter puisqu'elle agirait seule, elle deviendrait capable de contrer tous les pièges qu'on pourra lui tendre.
- Explosion intelligente, dit Jacob. Elle s'auto-améliorera jusqu'à dépasser toute forme d'intelligence sur Terre. Il n'y a aucun moyen d'intervenir avant que cela ne se produise ?
- Eh bien, il y a bien une pensée qui nous a traversé l'esprit, mais c'est inconcevable.
- Dis-nous quand même, on pourrait sûrement trouver une alternative.
- Couper l'accès au réseau. Mais la population n'est pas prête à vivre sans électricité, ce serait faire un bon presque trois siècles en arrière. Peu de gens seraient prêts à faire ce sacrifice car la vie serait plus compliquée, il y a tellement de choses que nous ne pourrions plus faire. Rien que le fait de devoir se séparer d'une connexion Internet rebute le plus grand nombre d'entre nous.
- Enfin, il faudrait être capable de faire la part des choses. N'est-ce pas mieux de devoir vivre à l'ancienne pendant un moment, le temps de totalement désintégré l'ordinateur de contrôle, plutôt que de courir tous les risques ?
- Ça m'a l'air plus compliqué que cela, je ne sais pas si l'ordinateur de contrôle est le seul responsable, il y a sûrement d'autres passerelles. En tout cas, nous n'avons rien de concret pour l'instant. Et il faut avouer que même au sein du camp, certaines ne veulent pas vraiment se séparer des outils fonctionnant avec une IA. Elles sont faibles mais elles nous sont indispensables au fonctionnement du refuge ainsi qu'à la préparation de nos attaques.
- Qui ne seront bientôt plus efficaces, nota Felix.
- C'est vrai, elles ont de moins en moins d'impact. Nous avons un contact au gouvernement, très proche d'Irène.
- Il n'y a que des traitres au gouvernement ? Ricana Johnny. Sérieusement, entre Daniel, Brian, Dylan, Stephen et votre contact, c'est un nid. Comment c'est possible que le système n'ait pas encore explosé ?
- Mais certains sont plus efficaces que d'autres. A ce que j'ai compris, Daniel était destiné à pourrir au fond d'un cachot et vous l'avez trouvé à temps, n'est-ce pas, dit-elle avec ironie. Notre contact remplit parfaitement sa mission depuis le premier jour et n'a jamais éveillé les soupçons, c'est un élément remarquable de notre équipe. Enfin, passons les détails, elle nous a récemment rapporté que, de plus en plus, les postes hauts placés nécessitant des prises de décisions sont remplacés et que bientôt le gouvernement entier sera uniquement représenté par l'IA.
***
Le temps passait lentement, les secondes s'écoulaient et semblaient durer des heures. Les garçons avaient petit à petit trouvé leur place au refuge, ils aidaient à la cuisine pour les repas de chacun, mais passaient tout de même le plus clair de leur temps à monter un nouveau plan à l'aide de l'équipe d'intervention. Seulement, ils n'avaient plus moyen de contacter Kevin pour connaître les avancées à l'extérieur. D'habitude, l'équipe de reconnaissance sortait régulièrement jusqu'à la capitale pour se tenir informée de l'évolution de la situation, mais après leur sauvetage in extremis, elles avaient décidé de se faire toutes petites pendant un moment.
Un jour, qui avait débuté comme un autre, Mark avait pu remarquer l'agitation particulière de tout le monde et s'était avancé vers l'entrée de la grotte pour comprendre. Là, un casque de moto sous le bras, se trouvait Aisha, le bras droit de la dictatrice. Il ne put retenir un juron, ils étaient découverts et allaient sûrement tous mourir, mais personne ne semblait plus paniqué que cela. Il rejoint rapidement ses amis pour les avertir et croisa Hwasa sur son chemin qui lui ordonna de se rendre immédiatement aux bureaux avec les autres, ce qu'ils firent sans broncher. Quelques instants plus tard, elle revint accompagnée de celle qu'ils avaient identifiée comme menace. Ils se levèrent d'un bond, prêt à se battre s'il le fallait. Un petit rire lui échappa avant qu'elle ne leur indique de sa douce voix qu'ils étaient tous dans le même camp.
Ils apprirent par la suite qu'Aisha était ce fameux contact dont ils avaient entendu parler et qu'elle avait échappé à ses gardes pour s'enfuir loin, prise de panique à la suite d'une conversation qu'elle avait surprise. Ce n'était pas dans ses habitudes, elle avait toujours su faire preuve d'un sang-froid sans faille, mais ce fut la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase. Elle avait compris que quelque chose clochait et était partie pour les mettre en garde. Le moyen le plus simple pour le moment était de joindre leur ami de l'autre côté de la mer grâce aux appareils que la jeune femme avait emportés avec elle. Dès qu'une connexion fût établie, Kevin s'exclama et manqua de s'étouffer.
-Je vous croyais morts ! Cria-t-il. Plus de nouvelles pendant des semaines, j'ai cru que... J'ai cru que je vous avais perdus. Plus jamais vous me faites un coup pareil ! Tout le monde est en deuil ici, et vous, vous avez l'air de vous la couler douce en bonne compagnie !
Cela ne faisait aucun doute que s'ils étaient à portée de main, il leur aurait donné à tous un coup sur la tête. Avant d'attaquer le vif du sujet, ils lui expliquèrent la situation sans rentrer dans les détails par manque de temps, ils savaient que la connexion pouvait couper à tout moment. L'informaticien fit de son mieux et chercha des rapports d'expériences aussi vite que possible. Il prit les derniers en date et les parcourra rapidement des yeux.
-Il semblerait que des actions étranges ont été observées. Pourtant calquées sur le fonctionnement d'un humain, ces actions n'avaient rien de tel. Je vais avoir besoin d'un peu plus de temps pour passer les rapports au peigne fin, mais je crois bien que le pire est à venir. Attendez avant de faire quoi que ce soit, rien de stupide surtout, insista-t-il en regardant Johnny. Je vous recontacte le plus vite possible.
A peine l'appel se termina qu'Aisha en reçut un autre. Bien sûr, par précaution, ce n'était pas le téléphone qu'elle utilisait au quotidien, mais un autre. Elle avait vu assez de films policiers pour savoir qu'un téléphone était trop facilement traçable. Au vu de la situation qui s'aggravait à une vitesse fulgurante, Brian avait pris le risque de la contacter directement pour l'informer qu'elle était recherchée dans tout le pays désormais et que, par accès de colère, il était fortement probable qu'Irène ait modifié le programme d'Irelia pour cibler la recherche de personnes dangereuses. Finalement, ils n'allaient pas avoir besoin de Kevin. La situation était plus que critique, le bâtiment gouvernemental avait été bloqué et un seul objectif primait désormais : la recherche de fugitifs. Tous les anciens dossiers avaient été ressortis, parmi ceux-là figuraient également ceux des cinq garçons ; ils ne pouvaient plus fuir, ils seraient retrouvés à tous les coups car il ne fallait pas compter sur une quelconque faille humaine cette fois-ci. Passer incognito avec de faux passeports et des casquettes couvrant leur visage avait été facile il y a quelques années de cela, mais désormais, c'était une parfaite machine de guerre inépuisable qui était à leur poursuite.
-Il me semblait que Kevin avait dit que les armes autonomes n'intéressaient pas grand monde parce que ce n'était pas le but recherché et que ça ne servirait pas l'humanité pour la bonne cause !
- Il faut croire qu'il avait aussi raison sur le fait que l'IA, c'est comme tous les outils, ce n'est pas nécessairement bon ou mauvais par nature, mais entre les mains d'une personne malveillante, tout peut basculer.
Plus le temps était passé, plus les risques avaient augmenté. Ils étaient condamnés, ils avaient échoué, ils n'avaient pas réussi à sauver leur pays comme ils l'espéraient tant. Pour le moment, tout ce qu'ils pouvaient souhaiter était que la communauté internationale intervienne le plus rapidement possible pour ne pas laisser le mal ravager leur société, souhaiter que des jeunes prodiges comme Kevin coopèrent afin de trouver de nouvelles solutions pour stopper Irelia et ne jamais recommencer cette erreur.
Après tout, depuis le début, depuis le jour du Coup d'État, ils avaient senti que cela allait être un tournant qui allait tout changer, radicalement. Ils savaient qu'ils allaient finir par sombrer, mais ils savaient également, qu'un jour, quelqu'un allait y arriver, quelqu'un parviendrait à sauver ce qu'il resterait de leur pays.
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