Topaz & Agate
Bercée par l'intonation suave du chanteur, ma tête dodeline paresseusement d'une épaule à l'autre. Mutique, dans mon monde, je m'imprègne de chaque promesse susurrée à travers l'enceinte comme si elle m'était adressée.
J'aime les voix graves, rauques, presque voilées.
Celles qui exhalent une sensualité brute, déshabillent l'âme, révèlent des fantasmes inavoués. J'aime quand, magnifiées par une mélodie lascive, elles murmurent des obscénités. Quand elles provoquent une volée de frissons sur ma peau. Quand, sauvages, elles m'entraînent dans les méandres de la luxure.
— Excellent, ce Bourgogne. Veux-tu que je te resserve ?
Hum.
Rien à voir avec Maxime. Mon fiancé cultive l'élégance et la politesse jusque dans l'obscurité de la chambre. Aucune chance qu'il me susurre à l'oreille qu'il est dingue de mon cul ou qu'il veut m'entendre crier son nom. Ce n'est pas lui. Pas nous...
— S'il te plait.
Alors qu'il s'exécute, concentré sur sa tâche, je coule un regard circulaire sur les tables environnantes. Ce soir, le restaurant est plein à craquer. Et pourtant, hormis l'envoûtante voix qui sort des baffles disposées aux quatre coins de la pièce, le niveau sonore reste feutré. Discret.
Ennuyeux.
J'aurai préféré une sortie moins convenue pour nos trois ans de relation. Au hasard, le bar que Salma m'a fait découvrir le mois dernier. Chaleureux, sans prétention, avec des gens qui chantent en vrai. Quel besoin de célébrer cette étape dans un endroit où l'on ne peut même pas se permettre d'éclater de rire ?
Réprimant un soupir, je croise le regard interrogateur de mon compagnon.
— Un problème, Agathe ?
— Un peu de fatigue, c'est tout. La semaine a été longue.
— J'ai cru comprendre. Tu ne te ménages pas, ajoute-t-il, plus incisif.
Peu désireuse de m'appesantir sur cet éternel sujet de discorde, je me contente d'une légère grimace et enchaîne en demandant des nouvelles de ses parents. Perche qu'il saisit, à mon grand soulagement.
Neurochirurgien reconnu et estimé par ses pairs, Maxime voue un véritable culte à son métier, sans concevoir que cela puisse être également mon cas. Jeune diplômée en orthophonie, mes prétentions n'égalent certes pas les siennes, mais ma motivation n'a rien à lui envier.
Lancé dans un monologue, mon fiancé libère l'ultime verrou enfermant mon esprit dissipé. Curieuse, j'étudie avec amusement la pléthore de couples installés autour de nous. La plupart nous ressemblent. La petite trentaine, élégants tout en se voulant sobres, conversant avec un intérêt policé, sans effusion aucune.
Poursuivant mon examen anthropologique, je glisse de couple en couple, les jugeant aussi banals que le mien. Tout à la fois soulagée et dépitée par cette analyse, mon regard accroche soudain deux iris aussi clairs qu'un lagon de carte postale. Le contact dure une nanoseconde avant que je ne détourne brusquement les yeux.
Mince !
Feignant un intérêt actif envers la logorrhée de Maxime, je me sermonne mentalement pour mon indiscrétion frisant l'impolitesse. Nous dînons dans une enseigne huppée, où mesure et bienséance sont les maîtres mots. Lieu public, d'accord, mais sans débordement possible, et ce, dans le but de préserver le cercle intime de chaque table. À aucun moment, il n'est stipulé qu'on m'autorise à reluquer impunément les autres convives.
Toutefois... N'est-ce pas justement ce que lui faisait, quand nos yeux se sont croisés ? Je ne l'ai qu'entraperçu, alors qu'il m'observait déjà. Depuis combien de temps ? Jaugeait-il l'allure de ses congénères, lui aussi ? Spéculait-il sur Max et moi ?
Timorée, j'attends une longue minute avant d'oser dévier sur la gauche. Installé au comptoir du restaurant, en compagnie d'une femme qui me tourne le dos et dont je ne perçois que les longs cheveux auburn, l'homme aux yeux improbables ne me prête pas la moindre attention. Focalisé sur son interlocutrice, il sourit, avenant. Piquée par la curiosité, profitant de mon impunité passagère, j'enregistre par coups d'œil furtifs le profil de l'inconnu.
Anguleux, presque rudes, les traits de son visage donnent l'impression d'être taillés à la serpe. Sous un front haut et large, deux topazes étincelantes surplombent un nez légèrement busqué. Blond cendré, les cheveux plus courts sur les côtés, l'ombre d'une barbe claire sur la mâchoire. Accoudé au bar, en apparence détendu, sa posture me paraît un leurre destiné à abuser le spectateur moyen. Il a beau porter le même type de costume, à la fois strict et élégant, que tous les clients du restaurant, il se dégage de lui quelque chose de différent. Une sorte d'animalité latente, masquée par une apparence soignée.
— C'est une bonne destination de vacances, qu'en penses-tu ?
Oh !
Confuse, je cille en reportant mon attention sur Maxime, qui n'a pas remarqué mon assiduité aléatoire. Une idée, une idée, une idée...
— Il faudrait que je m'organise au cabinet, mais ça me semble jouable !
Mon compagnon approuve d'un hochement de tête, puis reprend où il s'était arrêté. Rassurée, j'apprends qu'il est question de la Crête la semaine de Noël, qu'il a déjà évoqué le sujet avec ses collègues de la clinique, et que ses parents seraient d'accord pour passer à l'appartement nourrir les perruches. Parfait.
C'est méthodiquement parfait...
L'esprit à la dérive, je tente un nouveau coup d'œil à l'inconnu, toujours en grande conversation avec son interlocutrice. Trop loin pour entendre le son de sa voix, je devine au mouvement de ses lèvres un débit lent, tranquille. Il ne cherche pas à convaincre son auditoire, il sait d'avance qu'il est sien. Troublée, je contemple cette bouche aux reliefs atypiques. La lèvre inférieure plus charnue que sa consœur, sur laquelle l'arc de Cupidon s'imagine davantage qu'il ne se voit, l'homme dispense autant de mots que de sensualité.
Lorsque son regard azur oscille vers moi, je fuis à nouveau vers Maxime, mortifiée, avant de réaliser la puérilité de mon geste. Je ne fais rien de mal, après tout ! Je remets les compteurs à zéro. Rien de plus...
Forte de cet état de fait, je m'enhardis à lorgner de nouveau cet homme intrigant, et me heurte à son expression moqueuse. Le sourcil arqué, un rictus à la commissure des lèvres, il me dévisage sans pudeur alors que sa compagne a pris les rênes de leur conversation. Pétrifiée, je reste stupide devant ces iris océan qui me narguent ouvertement. Ce type m'a surprise à le reluquer, et ça l'amuse.
Il se fiche de moi.
L'irritation m'étreint peu à peu, et je ne peux m'empêcher de froncer brièvement les sourcils avant de me détourner vers Max, hautaine. J'imagine que le rendu n'est guère glorieux, puisque le poseur se situe pile dans ma ligne de mire, cinq mètres derrière mon petit ami, mais je veux qu'il comprenne l'idée. Je n'apprécie pas qu'on se paye ma tête.
Hum.
Je suis en train de bouder un inconnu...
Affligeant, le constat m'arrache l'ombre d'un sourire. Mue par une volonté irrépressible, j'ose une œillade dans sa direction. Les yeux plissés, sérieux, il se concentre sur le babillage de la rousse jusqu'à ce qu'elle baisse la tête. Derechef, les topazes reviennent sur moi, et une infime décharge au creux de la poitrine déverse dans mes veines une insolite bouffée d'adrénaline. Ses lèvres s'étirent encore, mais le sourire qu'il me dédie à présent n'a plus rien de moqueur.
— Guibert a les épaules pour le poste, mais tu me connais, je préfère assurer mes arrières...
J'acquiesce avec obligeance. Je ne suis pas certaine d'avoir enregistré toutes les remarques de Maxime, mais il semblerait que je fasse illusion. Pour peu que je répète de temps à autre ses derniers mots, associés à un « oui, je suis d'accord », « ça ne m'étonne pas » voire « pourquoi ? », mon fiancé me laisse divaguer à ma guise.
Ravie d'avoir trouvé une distraction, je m'égare très légèrement à gauche. Il ne lui faut pas longtemps pour m'imiter et provoquer à nouveau ce tiraillement inattendu dans tous mes membres. Cette fois, le contact visuel se maintient plusieurs secondes, durant lesquelles nous ne sourions plus. Plus d'excuses, de faux-semblants. J'assume ma curiosité envers lui. Quel est son prénom, de quoi parle-t-il ? Pourquoi me scruter avec cette insistance muette qui m'embarrasse autant qu'elle me plait ?
Heureux hasard, la femme rousse et lui sont installés de telle sorte qu'il puisse m'observer sans éveiller la curiosité de son interlocutrice. D'ailleurs, il ne s'en prive pas, me gratifiant d'œillades furtives dès qu'il en a l'occasion. Son obstination frôle l'inconvenance, mais je n'en ai cure, flattée de son intérêt.
Si Maxime me complimente régulièrement sur mon allure, il ne m'a jamais contemplée avec autant de... fascination. Dans les reflets céruléens du mystérieux voyeur luit une volonté qui échauffe mes sens au fur et à mesure que la soirée s'avance. Accaparés par nos conjoints respectifs, nos regards se cherchent, se manquent, se trouvent, fusionnent et se perdent.
Conquise par ce jeu bien innocent et néanmoins équivoque, je réponds à chaque sollicitation visuelle par une autre. Mon engouement va crescendo, sans que je ne cherche à le réfréner. Le risque d'être surpris, d'un bord ou de l'autre, attise mon goût de l'interdit.
Hardie, j'attrape mon verre et trempe mes lèvres dans le liquide sombre. Marquée, l'acidité du Bourgogne m'encourage à m'affranchir de toute conscience raisonnable. Les yeux rivés à ceux de l'homme, je passe ma langue sur ma lèvre supérieure. Apprécie l'éclair de stupéfaction qui crispe ses traits. Savoure l'intensité brûlante de ses prunelles assombries de désir. Adule ces lèvres qui s'entrouvrent à peine, me dédiant des mots perceptibles par moi seule.
Réalise enfin ce que je suis en train de faire.
Moi, Agathe Barrel, je flirte avec un inconnu... devant mon petit-ami.
Stupéfaite, mal à l'aise, je romps le lien avec l'énigmatique blond pour dévisager Maxime. Son assiette presque terminée, il m'expose les enjeux d'un colloque auquel il doit participer dans deux semaines. Perdu dans ses réflexions, il n'a rien remarqué de mon manège inconvenant. Rassurée, mon embarras s'allège, sans pour autant se dissiper. La sensation que mes agissements se lisent ouvertement sur mon visage ne me quitte pas. Les joues enflammées, mon attention se fixe sur mon compagnon, comme si je pouvais absoudre d'une considération factice les pensées qui se bousculent dans mon cerveau, toutes plus affriolantes les unes que les autres.
Plusieurs vibrations légères coupent notre conversation. De suite, la mine de mon interlocuteur revêt l'expression sourcilleuse du neurochirurgien.
— Excuse-moi... J'en ai pour une minute.
Habituée de ces interruptions d'ordre professionnel, j'ébauche un vague sourire et en profite pour vérifier mon propre téléphone. En attente, un message de ma pétulante meilleure amie, qui a vraisemblablement fusillé ses ultimes cellules actives.
SALMA
[ Merde, la vache est dans le grenier ! ]
Ébahie, je relis plusieurs fois le message pour m'assurer de ne rien comprendre de travers. C'est tout à fait le genre de Salma de balancer une phrase sans queue ni tête, juste pour le plaisir de se moquer de mes réactions. En l'occurrence, par message, elle risque d'avoir un peu de mal à obtenir le même résultat.
Puis l'évidence me saute aux yeux.
A.
[ Tu es saoule, c'est ça ? ]
Sa réponse ne tarde pas.
SALMA
[ Nooooui, peut-être... Je mate un vieux cartoon débile et comme je suis sûre que tu t'emmerdes, j'ai voulu partager ! Ne me remercie surtout pas ! ]
Amusée, je tape une réponse sommaire tandis que Maxime clôt son appel, d'un ton plus sec qu'à l'ordinaire.
A.
[ Va te coucher, ivrogne. On se voit demain :-) ]
Face au regard contrit de mon fiancé, je devine sans peine que la soirée sera plus courte que prévu. Encore.
— Une urgence à l'hôpital ? soupiré-je.
— Ça peut attendre la fin du repas, mais oui. Je suis désolé, Agathe.
Résignée, je hausse les épaules et tâche d'adopter une attitude neutre. Le revers de la médaille, lorsqu'on fréquente un chirurgien réputé, ce sont les nuits en solitaire. Avec le temps, j'ai appris à l'accepter. Inutile de montrer ma déception, surtout en public.
— Je comprends, ne t'en fais pas.
Rasséréné, Max m'envoie l'ombre d'une grimace avant d'appeler un serveur pour commander les desserts.
Sans faire attention, je dévie sur la gauche. Croise deux iris azurés, magnifiques, dont l'éclat déroutant provoque une nuée de frissons sur mon épiderme. Grave, l'homme me fixe avec insistance, comme s'il me défendait de le fuir à nouveau. Ce qui ne risque pas d'arriver, étant donné l'hypnotisme ahurissant qu'un tel regard opère en moi. Constatant mon obéissance, ses épaules s'abaissent légèrement. Détendu, il m'adresse un sourire réjoui qui m'atteint de plein fouet. Plus violente que la première, cette seconde décharge me vrille la poitrine avant de filer se nicher au creux de mon ventre.
Confuse, je contemple cette mâchoire joliment contractée à mon intention. Le geste est entier, authentique, captivant. Il se moque d'être surpris par la jeune femme rousse qui l'accompagne. Me communique qu'en cet instant, je passe avant elle, quoi qu'elle représente à ses yeux.
Séduisante, l'idée n'en demeure pas moins condamnable. L'ambiguïté de nos échanges n'en est plus une. J'ai vu le désir que je lui inspirais. Je l'ai sciemment provoqué avec ce verre de vin. Plus fort, je l'ai cherché.
Ce genre de frivolité ne me ressemble pas. Depuis l'adolescence, j'ai toujours pris soin de ne pas trahir l'étiquette de bourgeoise un peu coincée qu'on m'a décernée plus ou moins malgré moi.
Maxime n'est pas un sentimental, encore moins un romantique. Très attaché aux codes sociaux du milieu dans lequel nous évoluons, il considère la passion comme une perte de temps, forcément néfaste à moyen terme, et envisage toujours l'avenir sous l'angle du pragmatisme. Mais j'ai choisi cet homme en connaissance de cause. Il ne mérite pas que je joue avec un autre, au prétexte qu'il lui manque cette étincelle de sensualité capable de m'embraser d'un regard.
Et pourtant...
J'en meurs d'envie.
Oui. À mesure que ces traits bruts s'infiltrent toujours plus loin dans mon âme, ma résistance ne repose bientôt plus que sur les ultimes relents de culpabilité qui m'habitent. Au diable la bienséance. Au diable les codes. Dans les topazes étourdissantes de mon inconnu, je me sens une autre femme. Audacieuse, mutine, désirée, à la vue de tous.
Et puis, tant que ça reste platonique, je ne fais rien de mal. Ce n'est pas comme si j'allais lui parler, comme s'il allait me toucher. Ce flirt à distance, tout incongru qu'il soit, demeurera muet, à défaut d'être chaste.
Autant pour les fantasmes de voix rauques...
Dérangée par le serveur, j'attrape le menu qu'il me tend, affable, feins de l'étudier quelques secondes, puis reviens sur le véritable objet de mon attention, qui détourne aussitôt la tête vers la femme rousse.
Nonchalant, il tire sur le col de sa chemise, avant d'en défaire le premier bouton, puis le second. D'une langueur insupportable, ses gestes sont trop lents pour être naturels, mais ce n'est plus son but. Il sait parfaitement que je l'observe. Pire, il se délecte, sans avoir besoin de le voir, de l'impérieuse excitation que son comportement suscite en moi. Quand sa main reste en suspens, le temps d'une interminable seconde d'indécision, mon souffle s'arrête, à la torture.
Non...
Mais lui se moque de mes suppliques intérieures. Implacable, il ouvre le troisième bouton. Écarte imperceptiblement un pan de l'étoffe de soie, révélant à mon regard insatiable une peau claire, glabre, lisse. Saisie, je ne rate pas le tranquille rictus de satisfaction qui s'affiche sur ses traits alors qu'il fait mine de consulter sa montre.
Une sourde frustration m'envahit quand je devine qu'il fait durer l'attente à dessein. En me refusant le contact visuel, il me prive de toute possibilité de communication. S'impose comme maître du jeu. En apparence impassible face à Maxime, mon amour-propre fulmine de longues secondes avant d'accrocher – enfin – les iris bleutés de mon inconnu. De pénible, la tension qui m'habite devient douloureuse. Instinctivement, mes cuisses se resserrent, peinant à contenir un désir aussi intense qu'impatient. Péremptoire, la lueur qui brille dans ses topazes incandescentes me défie de lui rendre la pareille, d'une quelconque manière.
Oh non.
Oh non, non, non, non...
— Agathe ?
Ahurie, je cligne stupidement en direction de Maxime.
— Tout va bien ? s'enquiert-il avec sollicitude. Tu as l'air tendue. Si tu préfères que nous partions tout de suite, il n'y a pas de pro...
— Non !
Surpris par mon emportement, Max me décoche un regard d'incompréhension tandis que je m'inflige une vigoureuse claque mentale. Hors de question de partir maintenant !
— Non, euh... J'ai envie d'une Pêche Melba.
Ses sourcils se froncent alors qu'il me dévisage en silence. Peut-être à cause de mes joues cramoisies, ou parce que je n'ai jamais été friande de pêches. Il faut croire que mes talents pour la duperie ont leurs limites.
Décidée, j'adresse un sourire rayonnant à mon compagnon et relance la conversation sur ce maudit colloque qui va le retenir trois jours dans la capitale.
Le plus naturellement possible, je décale mes jambes sur le côté de la table. L'homme coule aussitôt dessus, attentif au moindre mouvement. Avec application, je réponds à Maxime, lorgne l'expression singulière du voyeur quand ma main se pose sur la cuisse, froisse le tissu de ma robe entre mes doigts. Ses traits se figent. Il vient de comprendre ce que j'ai en tête.
Enchantée de sa réaction, je poursuis la provocation en tirant, centimètre après centimètre, l'étoffe noire le long de ma cuisse. Cela relève de l'inconscience pure. Le restaurant est bondé, n'importe qui pourrait surprendre mon geste qui, à l'évidence, n'est pas destiné à mon interlocuteur.
Néanmoins, je continue, obnubilée par ses lèvres pleines alors que l'ourlet de ma robe révèle davantage de chair chaque seconde. Électrisée, je les imagine à la place du tissu, frôlant le voile satiné de ma peau, remontant toujours plus haut. Dans ma poitrine, mon cœur se démène comme un perdu, alors que chaque cellule de mon être réclame la fièvre de ses caresses.
Triomphante, j'observe sa pomme d'Adam le trahir. Ses prunelles irradient de convoitise, je ressens sa tension comme si elle était mienne. Esclave de ma volonté, il ne lâche pas mes jambes, vénérant à distance la moindre parcelle découverte, comme un pieux le ferait d'une idole.
Et puis, sans crier gare, l'instant vole en éclats.
Quand la femme aux cheveux auburn pose une main sur son bras. Qu'il se tourne vers elle, un sourire affecté au coin des lèvres. Qu'il acquiesce à sa requête et descend du tabouret de bar.
Non...
Déconcertée, je ramène brusquement les jambes sous la nappe et observe, impuissante, le couple se préparer à sortir. Lui reboutonne sa chemise, elle enfile un long manteau de laine noire. Leur manège ne dure que quelques secondes, durant lesquelles le poison de la déception remplace toute volupté dans mes veines.
Conjoint plus diligent que durant la dernière heure, l'inconnu ne me prête plus aucune attention. Délibérée ou non, son ignorance accentue le nœud qui me tord les entrailles. Une main dans le dos de la rousse, il lui murmure à l'oreille des mots que je n'entends pas, lui sourit de nouveau, puis la guide jusqu'à la sortie, sans se retourner.
Et disparaît.
Navrante, la fin du repas s'avère également laborieuse. Privée du sel qui exaltait mes sens et mon imagination, je deviens cotonneuse, amorphe. L'estomac noué, je délaisse ma glace et prétexte une migraine pour cause du silence pesant que je nous impose. S'il se montre inquiet, accentuant de fait ma honte de lui infliger ma morosité, Maxime a toutefois la bonté de ne pas insister.
Je ne m'explique pas mon attitude ridicule de ce soir. D'ordinaire, je suis pondérée, raisonnable, réservée. Sans compter que je partage la vie de quelqu'un. Toutefois, il a suffi qu'un étranger pose les yeux sur moi pour libérer des émotions que je croyais destinées à d'autres. Un regard pour que je vacille.
Pour que je chute.
Quelle idiote...
Je m'en veux d'être entrée dans son jeu. D'avoir aimé attiser son désir pour moi. De me sentir aussi mal pour un dénouement couru d'avance. Espérais-je vraiment quelque chose de plus ? Aurais-je voulu lui parler ? Entendre sa voix, humer son odeur, toucher sa peau ? Et lui, de son côté ?
Évidemment pas. Lui aussi était accompagné. Non, ce flirt devait rester inoffensif. Juste un fantasme, insolite et éphémère.
Le dessert achevé, je refuse de m'éterniser, arguant à Maxime qu'il est attendu. Tandis qu'il s'arrête au desk pour régler, je décide de sortir l'attendre à l'extérieur. J'ai besoin d'évacuer, à l'abri du regard de mon fiancé, d'un client ou d'un serveur. Juste une minute.
Dehors, le vent cingle mes joues et fomente de ruiner mon chignon. En parfaite harmonie avec mon humeur, la déferlante hurle à ma place la frustration qui ne me quitte pas. Pétrie d'amertume, je ferme les yeux et pince violemment les lèvres.
Une idiote, Agathe, tu n'es qu'une idiote...
Glacée, je replace en vain quelques mèches évadées de leur prison, quand un son étouffé – un ricanement, non, un rire ? – parvient à mes oreilles. En alerte, prête à me ruer à l'intérieur en cas de menace avérée, je jette un œil craintif derrière moi.
Adossé au mur du restaurant, seul, un homme aux topazes ensorcelantes me sourit.
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