32 - Gueule de bois
Menottes aux poignets, Nanaka sortit de l'ascenseur encadrée par deux agents de police. Elle était encore abasourdie par ce qui venait d'arriver.
Calme-toi, s'exhorta-t-elle. Réfléchis, qu'est-ce qui s'est passé hier soir ?
Elle avait beau retourner les souvenirs embrumés de la veille dans sa tête, elle ne comprenait pas. Elle se souvenait bien avoir croisé cet homme, mais le reste était flou et la migraine qui lui tambourinait les tempes ne l'aidait pas à réfléchir.
Un des agents la fit monter à l'arrière de la voiture de service sous les regards des passants intrigués et la voiture se mit en route.
– Officier... Appela-t-elle un instant plus tard.
Elle savait qu'il était dangereux de parler dans sa situation, elle avait été flic, mais elle avait besoin de savoir.
L'homme à l'avant se retourna à demi pour la regarder et elle reprit.
– Comment... est-il mort ? Demanda-t-elle.
Elle avait la gorge sèche et la langue parcheminée. Dans sa poitrine, son cœur battait à un rythme endiablé et il n'était pas près de se calmer.
– On l'a tabassé à mort, répondit l'officier en uniforme.
Tabassé... Tabassé... Le mot se mit à danser dans la tête de Nanaka.
Je ne l'ai pas frappé si fort ? Si ?
Elle n'arrivait pas à se souvenir.
L'estomac au bord des lèvres, elle ramena les yeux sur ses genoux en silence.
Parvenue au Kasumigaseki Building, le centre des opérations de la police de Tokyo, Nanaka fut conduite dans une salle d'interrogatoire pour y être entendue. C'était maintenant que son calvaire allait commencer, elle le savait.
Au Japon, la loi autorisait la police à prolonger la garde à vue pendant plus d'une vingtaine de jours. L'objectif était de faire céder l'accusé et d'obtenir des aveux, seule véritable preuve admise devant les tribunaux. Dans ce but, certains policiers n'hésitaient pas à faire usage de violences – privation de sommeil, de nourriture, d'eau, d'accès à l'hygiène ou même parfois des coups – pour contraindre les suspects à signer une confession.
Assise à la table, face au miroir sans tain derrière lequel elle savait qu'une caméra enregistrerait le moindre de ses faits et gestes durant les jours à venir, Nanaka attendait, menottes aux poignets. Elle s'efforçait encore de calmer les battements anarchiques qui résonnaient dans sa poitrine, en vain.
De l'autre côté de la table, l'officier qui l'avait arrêtée feuilletait le dossier qu'il avait sous les yeux sans un mot. Un agent était posté devant la porte et un autre se trouvait sans dans le couloir, elle le savait.
– Nanaka Tadano, récita le policier, née le vingt-huit avril mille-neuf-cent-quatre-vingt-onze à Tokyo dans l'arrondissement de Minato, c'est bien vous ?
Il releva les yeux et elle hocha la tête.
En face, l'homme attendit en silence et Nanaka déglutit.
Elle se reprit.
Elle devait parler à haute voix, elle le savait.
– Oui monsieur, dit-elle, c'est moi.
Sa voix semblait étouffée, comme si sa poitrine était prise dans un étau.
L'homme reprit.
– Hier soir vous vous trouviez dans le quartier de la gare de Shibuya où vous avez croisé la victime, Shogi Hiyoshi, c'est bien ce que vous avez reconnu lorsque l'on vous a arrêtée ?
– Oui.
– Quelle heure était-il quand vous l'avez vu ?
Nanaka réfléchit.
– Je ne sais pas, dit-elle enfin. J'avais éteint mon téléphone.
L'officier la regarda une longue seconde en silence avant de poursuivre.
– Où précisément avez-vous croisé monsieur Hiyoshi.
– C'était... dans une petite rue, se souvint-elle. J'avais bu et on s'est rentré dedans...
De l'autre côté de la table, l'homme prit son stylo et il ajouta quelques mots au dossier.
Pendant une seconde Nanaka avait bien pensé à ne pas dire qu'elle était soûle. Mais les policiers ne manqueraient pas de lui faire une prise de sang pendant sa garde à vue et ils s'en apercevraient vite. Autant ne pas être accusée d'avoir dissimulé des informations.
– Très bien, dit l'homme, vous vous êtes rentrés dedans et puis... ?
Nanaka passa nerveusement sa langue sur ses lèvres.
– Et je l'ai frappé... Souffla-t-elle.
Sa voix était si basse que même elle eut du mal à l'entendre. Mais elle savait que ces mots n'avaient pas échappé aux agents qui l'entouraient.
– Combien de fois ? Continua-t-il. Une fois ? Plusieurs ?
Elle réfléchit, essayant de se rejouer la scène malgré ses souvenirs obscurcis par l'alcool.
– Plusieurs... Dit-elle enfin. Je crois.
– Vous croyez ?
Cette fois, Nanaka ne répondit pas.
– Vous pratiquez les arts martiaux d'après ce que je vois, reprit le policier sans lever les yeux.
– Le kendo... Oui.
– Avez-vous déjà pratiqué d'autres sports de combat ?
– Je... n'ai appris que le kendo avec mon grand-père, répondit-elle.
C'était un demi-mensonge, elle le savait. Si elle avait en face d'elle un inspecteur aguerri, il s'en rendrait vite compte. Mais Nanaka ne voyait pas comment elle pourrait leur expliquer qu'elle maîtrisait un art aussi dangereux que le Krav Maga.
Sans compter que s'ils le savaient, ça jouerait contre moi... Ajouta-t-elle pour elle-même.
– Uniquement le kendo, donc ?
– Oui.
L'inspecteur reprit sa lecture du dossier sans un mot et Nanaka entendit l'écho de sa respiration lui emplir les oreilles.
Est-ce qu'il était possible qu'elle ait tué cet homme sans s'en apercevoir ?
Elle fouilla dans sa mémoire pour essayer de se rappeler si elle l'avait vu se relever avant de partir. Mais tout ce qu'elle revit, c'est l'homme la percuter dans la ruelle puis tomber sous ses coups. Rien de plus.
Shogi Hiyoshi... Le policier a dit que c'était son nom... J'ai frappé un type sans même savoir qui c'était...
Cette pensée aggrava un peu plus son affolement.
En face d'elle, le policier finit par sortir un cliché de la pochette et il le fit glisser jusqu'à elle.
Pendant une seconde, Nanaka se demanda ce qu'elle avait sous les yeux, puis elle reconnut un corps, étendu sur une table de la morgue, et elle dut presser sa main contre ses lèvres.
On ne voyait que son torse et son visage, le reste était dissimulé sous un drap blanc, mais les marques violacées sur sa peau blême ne laissait subsister aucun doute : cet homme avait été passé à tabac avec violence.
Et il en était mort.
Est-ce que... C'est moi qui ai fait ça ? Se demanda-t-elle.
Incapable de réfléchir, Nanaka devait se concentrer juste pour éviter de rendre le contenu de son estomac.
– Shogi Hiyoshi, reprit le policier. Trente-sept ans, marié et père d'une petite fille. Il était comptable dans une société d'import-export. D'après ses collègues, il était sorti hier soir pour boire un verre après le travail. Il a rencontré son agresseur dans une ruelle, non loin de la gare. C'est une habitante du quartier qui a découvert le cadavre ce matin et qui a prévenu la police.
La respiration de Nanaka se fit pantelante et un frisson lui courut à la surface de la peau.
– Mademoiselle Tadano, dit l'officier, est-ce que vous l'avez tué ?
Nanaka était incapable de lui répondre. En fait, elle était même incapable de réfléchir en cet instant.
Finalement elle se pencha sur le côté et vomit sur le sol.
Son estomac se contracta douloureusement durant plusieurs minutes et elle peina à retrouver son souffle, la gorge serrée de hoquets qui refusaient de se calmer.
Les hommes autour d'elle ne firent pas un geste.
Enfin, le policier face à elle referma son dossier et il se leva.
– Vous devriez appeler un avocat, lui dit-il, et aussi prévenir vos proches. Vous avez droit à un coup de fil, profitez-en.
(NDA : Au Japon la présence d'un avocat n'est pas requise pendant la garde à vue, un suspect peut tout à fait être interrogé hors de la présence de son avocat et, comme précisé plus haut, la police peut vous garder en détention – appelée daiyō kangoku – plus de trois semaines sans aucune preuve, ni même sans qu'une accusation n'ait été formulée contre vous. La présence d'un avocat n'est nécessaire que dans le cas où un procès va avoir lieu. En somme, ne faites pas les cons là-bas, ça ne pardonne pas.)
Lorsqu'elle sortit de la salle d'interrogatoire encadrée par deux agents, Nanaka sentait les effets de l'alcool se dissiper peu à peu. Elle commençait à avoir les idées plus claires, mais elle avait toujours mal à la tête et la nausée qui était de retour après l'avoir laissée en paix quelques minutes seulement, ne faisait rien pour apaiser sa migraine.
Parvenus au niveau des téléphones accrochés au mur, dans le couloir, un des agents lui fit signe de la tête et elle acquiesça.
Elle avait réfléchi à la personne qu'elle devait contacter. Elle avait d'office mis de côté son grand-père qui était trop âgé pour supporter ce genre de nouvelles et elle avait hésité entre sa mère et sa sœur.
Mais en réalité, entre elles deux, Nanaka savait très bien qui elle avait envie d'entendre.
Ses doigts composèrent le numéro de Riko et cette dernière répondit au bout de deux tonalités.
– Ah Nana quand même ! Dit-elle en reconnaissant la voix de sa sœur, je t'ai déjà dit d'arrêter d'éteindre ton téléphone ! Je me fais un sang d'encre à chaque fois !
Nanaka avait décidé de ne pas inquiéter sa petite sœur. Son rôle, c'était de la protéger. Hors de question que Riko porte le poids de ses problèmes.
Mais quand elle l'entendit, quelque chose se brisa en elle.
– Rikorin... Bafouilla-t-elle. J'ai été arrêtée par la police... Ils disent que j'ai tué quelqu'un...!
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