Partie une.

I see nothing.


We may sink and settle

on the waves.

The sea will drum

in my ears.


The white petals

will be darkened

with the sea water.


They will float

for a moment

and then sink.


Rolling over

the waves will

shoulder me under.

Everything falls in a

tremendous shower,

dissolving me.


"The Waves", Virginia Woolf.


*

Il y a cinq ans...

C'est le milieu du mois d'Août, l'été est brûlant, la chaleur écrasante. Louis sent son tee-shirt lui coller à la peau et, même si les fenêtres sont ouvertes un peu partout dans la maison, aucun air ne semble passer. C'est une nuit gorgée d'étoiles, sans aucune souffle. Le contact frais de la bière lui fait du bien. Depuis la cuisine, ils entendent les autres rirent et chanter les paroles de la musique à tue-tête.

Il est vingt et une heure cinquante deux , Louis n'est pas ivre. Il est à sa première bière depuis le début de la soirée deux heures plus tôt, ce qui n'est pas le cas de tous ses amis. Maxime entre dans la cuisine, il danse sur place en se servant une énième verre, ses cheveux lui collent au front, il a les joues rosées et le regard vitreux, les pupilles dilatées. Sans même prendre le temps de respirer, il boit une longue gorgée bruyante de vodka. Il rit, s'essuie la bouche du revers de la main et s'adresse aux deux amis dans la pièce d'une voix définitivement trop haute :

Allez les mecs, venez sur la piste un peu je vais mettre un autre son vous allez adorer !

Harry a envie de lui répondre qu'il n'est pas obligé d'hurler et qu'ils peuvent parfaitement l'entendre ici, et qu'il n'a pas envie d'aller s'amuser avec lui, avec aucun des autres non plus. Il préfère rester près de Louis, toujours Louis. Mais Maxime repart déjà au salon, son verre à la main et la bouteille sous le bras.

A cet instant, Louis est content de leur avoir demandé de ramener eux mêmes l'alcool, ils auraient fini par vider le peu qu'il y a dans la maison. Il sait que ses grands-parents n'auraient fait aucune remarque, ils n'auraient peut-être même rien remarqué, mais il n'aime pas abuser de leur gentillesse.

Ses grands-parents ont généreusement accepté de laisser le rez-de-chaussée de la maison à Louis jusqu'à minuit. Ils passent, eux, l a soirée dans un restaurant, se baladent le long de la plage et vont discrètement r entrés quand ils le souhaiteront. Louis n'a cessé de les remercier, mais Jeanne s'est contenté de rire en disant que ça leur permettait d'avoir du bon temps eux aussi.

Louis a organisé cette petite fête avec sa bande d'amis parce qu'il rentre bientôt chez lui rejoindre le reste de sa famille, dans deux semaines, et qu'un de ses amis part dans trois jours étudier à l'étranger. C'était leur dernière occasion de se revoir tous ensemble et aussi un prétexte fêter ses dix-huit ans en avance, même si ce n'est que dans quatre mois, et ceux de Paul qui les aura à la fin du mois.

Ils grandissent tous, ils ne sont plus des enfants, et Louis a peur. Il est effrayé par la vie d'adulte, par son futur. Il n'a pas envie de quitter l'adolescence, les longues nuits d'été à rire, boire, fumer des cigarettes, traîner le long de la plage, se faire des farces, se baigner sous la lumière de la lune. Cet été là a un goût amer, nostalgique. Personne ne le dit, mais ils le savent tous. Ils vont trouver du travail pour certains, suivre des études pour d'autres, s'éloigner. C'est l'été de tous les changements.

Tu vas aller danser ?

Au-dessus de la musique, Harry a parlé. Louis lève les yeux vers lui, il pose sa bière sur l e plan de travail et secoue la tête.

Non, je n'en ai pas très envie ce soir. Toi ?

Harry lève les yeux au ciel, ses joues rougissent un peu sous la lumière de la cuisine, Louis sourit et le regarde plus longtemps. Ils restent silencieux plusieurs secondes. Harry est appuyé contre la table, ses boucles partent un peu dans tous les sens, il porte un simple tee-shirt blanc et un short de bains jaune. Ses longues jambes nues ont la couleur du sable, Louis ne peut pas s'empêcher de penser qu'elles doivent être d'une extrême douceur. Il évite de trop regarder en-dessous de sa ceinture. Ses joues chauffent alors qu'il n'a presque rien bu. L ouis ravale sa salive, il est en sueur. Il est, lui, assis sur le rebord du plan de travail, ses pieds pendent dans le vide. Il porte des vieilles Vans usées par le temps, salies par la poussière et le sable, la boue quand ils ont couru sous la pluie orageuse l'autre jour. Harry se souvient encore qu'il riait à coeur joie, ses cheveux et vêtements trempés, l'eau coulait en milliers de petites gouttes sur son visage gorgé des rayons du soleil, Louis n'a même pas eu froid.

I l sait qu'Harry ne danse pas, il sait surtout qu'Harry n'aime pas danser devant les autres. C'est sa timidité et le fait qu'il ne se sent pas trop à l'aise dans son corps, aussi. Il est toujours renfermé et recroquevillé sur lui-même, il ne parle jamais si on ne lui adresse pas la parole, sa voix n'est jamais très haute ou franche, quand ils vont se baigner ou à la plage, il retire rarement son tee-shirt et lorsqu'il le fait pour se joindre aux autres dans l'eau, il tente de cacher son torse et son ventre, chaque bout de peau. Dès que ça arrive, Louis a envie de lui dire, de lui répéter, de lui montrer à quel point il le trouve magnifique et courageux et éblouissant. A quel point sa beauté lui retourne l'estomac.

Mais Louis sait aussi qu'il n'est pas comme ça avec lui, qu'il laisse tomber ses barrières quand ils se retrouvent à deux. Harry n'est pas toujours ce garçon très effacé et timide. Il l'a déjà vu s'amuser, sourire, se détendre, il l'a déjà entendu parler pendant de longues minutes sur un sujet, ou même rire et Louis n'osera certainement jamais lui avouer que c'est le son qui fait tourner son monde.

A près un silence, plongé dans ses pensées, Louis descend du plan de travail et s'avance vers Harry. Il le regarde venir à lui, il tient un verre de thé glacé à la main. Harry ne boit pas, il ne fume pas non plus, il essaie de ne plus manger de viande , Louis se demande souvent si un jour il cessera d'être si parfait. Il se met face à lui, Harry fronce les sourcils.

Et si on dansait à deux ?

Quoi ? Je... je croyais que tu n'avais pas envie... ?

Pas avec ces idiots, rit doucement Louis en montrant le salon d'un mouvement de tête, mais avec toi ça ne me dérange pas.

C omme pour marquer ses mots, la musique change au salon pour laisser place à un son plus entraînant encore. Les garçons poussent des petits cris d'enthousiasme. Harry semble rougir davantage, il évite le regard perçant de Louis. Il se sent tellement maladroit et fébrile quand il se rapproche de lui ainsi. Harry se mord la lèvre, baisse la tête et serre le verre contre lui. Ils entendent rire au salon, et même s'il le murmure, Louis peut entendre sa voix comme s'il parlait tout bas près de son oreille.

Louis...

J uste un souffle. Louis tente de le rassurer, il tend une main protectrice qu'il pose sur son avant-bras. Sa peau est un peu moite, mais infiniment douce. Il sourit et cherche son regard.

--Eh, tu m'as déjà vu sur la piste, tu sais que je suis le pire danseur de la terre, de l'univers même ! Je t'assure que je devrais plus avoir honte que toi. Allez... sil te plaît ? Juste une danse ?

E t, en toute honnêteté, Harry ne peut pas résister à un Louis qui lui offre une telle moue. Louis sourit toujours, mais c'est différent avec lui. Du moins, c'est ce qu'il aime croire. Un sourire spécialement pour lui, un sourire qui atteint ses yeux, un sourire Harry.

Harry soupire de manière exagérée, il ne pourrait pas se lancer dans une carrière d'acteur, et pose son verre derrière lui sur la table. Louis saute presque de joie sur place, il lui tient le poignet et l'entraîne avec lui un peu plus au milieu de la table. Harry essaie de ne pas penser au fait que ses doigts sont brûlants sur sa peau.

Au début, c'est très maladroit et ridicule. Ils se marchent sur les pieds, rient comme des enfants, Harry n'a même pas le temps de s'excuser quand il écrase les orteils de Louis parce que celui-ci l'attire dans un nouveau pas de danse. Il suit ses mouvements plus ou moins étranges sans se poser de questions. Louis n'a pas honte. Il laisse son corps bouger librement. Harry s'autorise à faire de même, parce que ce soir c'est différent. Parce que Louis le regarde d'une manière particulière qui fait flancher son coeur, comme s'il était la huitième merveille du monde.

Un moment, Louis prend sa main dans la sienne, moite elle-aussi, et le fait tourner sur lui-même. C'est très désordonné et cocasse à voir, parce que Harry le dépasse de deux têtes et Louis est presque obligé de se mettre sur la pointe des pieds, mais ça les fait partir dans un fou rire tous les deux. Harry ne s'est jamais senti aussi léger et Louis aussi heureux. Ils oublient le reste du monde quand ils sont à deux.

C'est vraiment injuste que tu me dépasses autant. Je vais devoir faire une cure de légumes et de fruits pour arriver à ta taille l'été prochain.

Désolé, mais je crois que c'est terminé, tu ne grandiras plus Louis.

Je ne te permets pas !

Faussement offusqué, Louis a encore moins de chance d'être acteur un jour, il donne un petit coup sur l'épaule d'Harry qui se contente de rire plus encore. Ils se sont arrêtés de danser, ils sont face à face et ils se regardent. Ils se regardent longtemps. Puis Louis se joint à son rire. Il pose son front contre celui d'Harry. Il a envie de poser ses mains sur ses hanches, sa nuque. Il sait que ce n'est pas bien, qu'il ne peut pas, alors il se retient. Il n'y a qu'eux. Les boucles d'Harry lui collent un peu au front, deux magnifiques fossettes creusent le coin de ses joues, Louis respire à peine, pourtant son coeur bat la chamade. Ce n'est pas à cause de la danse, il le sait.

Et ils sentent l'atmosphère qui changent autour d'eux. Qui devient plus lourde, comme le silence, électrique. Un orage imaginaire gronde dans l'air, au-dessus de leurs têtes ou dans leurs ventres. En même temps, ils retiennent leur souffles. Leurs rires meurent dans l'air. Harry a peur que Louis puisse entendre le bruit assourdissant que fait son coeur, Louis est effrayé par l'idée qu'il le repousse, mais il le fait malgré tout. Il rapproche lentement, très lentement, trop lentement, son visage de celui d'Harry, il lui laisse le temps de reculer s'il en a envie. Parce qu'ils ont tous les deux compris ce qui va se passer.

Mais Harry ne fait aucun geste, il reste immobile. Le souffle de Louis tremble contre ses lèvres, avant qu'il ne comble la distance entre eux et l'embrasse. Louis l'embrasse. C'est à peine une pression au début, puis Harry sent sa poitrine s'emballer. Il a l'impression d'avoir attendu ça toute sa vie, d'être prêt à fondre sur place.

A cet instant, ils se fichent des garçons qui rient et s'amusent dans la pièce à côté, du fait qu'ils pourraient entrer dans la cuisine et les surprendre. Harry ne pense pas aux insultes cachées et regards de travers qu'il pourrait recevoir en plus de d'habitude, Louis ne pense pas à la peur qui lui tord le ventre. Pas tout de suite, parce que sur le moment, c'est trop bon. Trop libérateur. Ils ont attendu ça pour ce qui semble être toute leur vie.

Cinq secondes passent, et Harry glisse une main timide sur la nuque de Louis, et répond au baiser sans attendre. Louis a un léger goût de bière et Harry celui des chips salés. Leurs langues ne se touchent pas, c'est simplement leurs bouches qui bougent ensemble et prennent vie fébrilement l'une contre l'autre. Ça dure peut-être dix secondes, les dix meilleurs secondes de leurs vies, jusqu'à ce que Louis se détache et les brise. Il brise tout en un instant.

Le sourire qui avait commencé à se former sur les lèvres d'Harry disparaît, ses doigts quittent la nuque brûlante de Louis. Parce qu'il ne semble pas heureux du tout. Ses sourcils sont froncés, il regarde le sol et secoue la tête lentement. Les doigts d'Harry tremblent, comme son coeur à l'intérieur de sa poitrine, il s'apprête à présenter ses excuses. Il se dit que peut-être Louis ne voulait pas l'embrasser, même s'il a initié ce baiser, que c'était certainement de la curiosité, qu'il est légèrement ivre et que c'était sous le coup de l'amusement.

Harry aurait accepté, aurait compris. Il aurait tout sacrifié pour Louis. Ses sentiments qui grandissent de jour en jour, depuis des mois, des années sûrement, au creux de sa poitrine, qui lui rongent le ventre et lui donnent des insomnies, il aurait vendu son propre bonheur pour le voir heureux, même si c'est sans lui.

Mais Louis ne lui laisse pas le temps de parler, ne serait-ce que de murmurer son prénom, il se racle la gorge et s'avance machinalement, rapidement, pour aller prendre sa bière sur le comptoir. Ses phalanges sont blanches tant il serre la bouteille. Les pulsations de son coeur résonnent dans ses oreilles, c'est affreux, il a la sensation de mourir à petit feu.

Je vais... rejoindre les autres.

Sa voix est différente, froide, distante. Et il part.

Il n'a pas adressé un seul autre regard à Harry. Quand, une fois au salon, Maxime passe un bras autour de ses épaules en s'écriant que ce n'est pas trop tôt, Louis puise dans toutes ses dernières forces intérieures pour sourire. Ils ne voient pas que c'est faux, personne. Ils ne savent rien. Louis a toujours su tromper les apparences, s'enfermer dans ce rôle pour plaire à tout le monde.

Mais ce soir, à l'intérieur de lui, tout s'écroule.

Et c'est le monder entier d'Harry qui se dérobe sous ses pieds.

Après quelques minutes, Harry les rejoint au salon. Il s'assoit dans un coin et jette des regards en coin, timides, honteux, à Louis.

Louis ne le regarde pas. Jamais. Pourtant, il sent ses yeux qui lui percent le dos, qui l'implorent de venir à sa rencontre, de s'expliquer. Il ne peut pas. Parce qu'il sait déjà qu'il a tout gâché.

Alors, Louis boit. Il boit beaucoup pour tenter d'oublier. Il sait que l'amour ça ne s'efface pas, mais pour quelques heures il veut ne plus y penser.

Il a chaud, trop chaud, et il voudrait simplement pleurer dans son lit, hurler à quel point il a mal, à quel point aimer Harry le fait souffrir.

Louis ne peut pas, donc il se tait et se fond dans le décor. Il fait comme les autres, il fait semblant d'être heureux. Il danse, il boit encore. Il a la tête qui tourne. La sueur perle sur sa nuque et dans son dos.

Il ne voit pas Harry partir, bien avant les autres, il sent simplement qu'il n'est plus là parce que la pièce est soudainement devenue froide autour de lui. L'horloge au mur indique vingt deux heures quarante trois.

Harry rentre à vélo, il n'habite pas très loin. La nuit est d'un noir profond, les étoiles parsèment à peine le ciel. Il n'y a pas Lune ce soir. Il pédale, il pédale vite et il pleure. Les larmes coulent toutes seules sur ses joues rosées.

Une seconde il embrassait Louis, c'était le meilleur moment de sa vie, celle d'après Louis l'ignore comme un pur inconnu et il a le coeur brisé. Il ne sait pas ce qu'il s'est passé, il ne comprend pas. Tout dans son esprit est confus, mais surtout il se sent affreusement blessé. Louis ne lui a plus accordé aucun regard, aucun mot après cet incident.

Parce que ça ne peut-être que ça, un incident. C'est de plus en plus clair que Louis ne voulait pas de ce baiser, qu'il était peut-être curieux.

Mais Harry n'est pas curieux, il est amoureux de lui et il ne peut pas supporter cette situation. Il sèche ses larmes avant de rentrer chez lui, efface toute preuve, sa mère lui fait remarquer qu'il est rentré tôt , il hausse les épaules et dit qu'il est simplement fatigué.

Il monte dans sa chambre, ferme la porte et s'appuie contre. Il ferme les yeux, reprend son souffle, ses doigts tremblent quand il sort son téléphone.

Pendant plusieurs minutes, il hésite, se mord la lèvre, ravale la boule en travers de sa gorge et écrit.

De Harry à Louis :

(23h06) J'ai préféré rentrer, je suis désolé pour ce qui s'est passé...

(23h12) C'est pas grave tu sais ça veut rien dire. Mais Louis, je n'aime pas que tu m'ignores comme ça.

(23h35) Est-ce qu'on pourrait juste en parler demain s'il te plaît ?

(00h11) Réponds moi... je t'en prie...

(00h23) Je ne veux pas te perdre à cause de ça.

Harry se mord la lèvre, relit ses messages entre ses larmes. Il ne peut pas écrire « je t'aime », il n'a pas le droit, il sait que ce n'est pas quelque chose que Louis voudrait lire.

Il sait que ça briserait tout, définitivement.

Mais il ne veut pas perdre son meilleur ami non plus pour un baiser. Il connaît Louis depuis l'enfance. Depuis l'école primaire. Ils ont tout vécu ensemble.

Il ne peut pas continuer sans lui.

Il ne peut pas perdre un être aussi essentiel à sa vie.

Harry reste allongé dans son lit, il est incapable de trouver le sommeil. Il fixe l'écran de son téléphone, pleure dans son coussin.

Le temps passe. Passe lentement.

Et Louis ne donne aucune réponse à ses messages.

Q uand Harry vient sonner le lendemain vers midi à la maison de Jeanne pour le retrouver, il a une boule en travers de la gorge et un mauvais pressentiment.

Mais ce qu'elle lui annonce lui fait l'effet d'une douche glacée, il a l'impression de s'être fait frappé par la foudre en plein coeur et déchirer la poitrine ensuite.

Louis est parti.

Louis est retourné chez lui.


*

Aujourd'hui.

Sa valise à la main, Louis sort du train à l'arrêt. Sur le quai, il y a peu de monde, alors il ne lui est pas compliqué de trouver le visage de sa grand-mère parmi les dizaines de personnes qui attendent. Certaines montent dans les wagons avec de plus ou moins gros bagages, d'autres accueillent des proches ou des amis.

Louis pose à peine les pieds sur la terre ferme que sa grand-mère l'attire dans une étreinte chaleureuse. Il lâche la sangle de sa valise afin de passer ses bras autour de son petit corps et la serre davantage contre lui. Elle sent l'odeur de son enfance. Le savon à la lavande et les fleurs de l'été.

C'est le début du mois de Novembre. L'air n'est plus aussi étouffant, le soleil se cache, ses rayons plus timides que jamais, derrière les nuages blancs et gris. Mais, même d'ici, il peut sentir l'air marin salé lui chatouiller les narines. Il a toujours aimé la mer. Encore plus celle-ci. Peut-être parce qu'elle porte en elle les souvenirs de sa jeunesse, d'un temps révolu, disparu.

– Bonjour mamie...

– Qu'est-ce que tu as changé et grandi mon chéri !

Jeanne se recule, prend le visage de son petit fils entre ses mains fripées. Les traits cernés et la fatigue ne lui échappent pas, mais elle ne fait aucune remarque. Elle sourit, le coin de ses yeux se plisse sous les ridules, puis elle passe ses doigts dans ses cheveux lisses. Louis ferme les paupières, ce geste lui paraît si lointain et tellement rassurant à la fois. Il ne retombe pas tout à fait en enfance. Il a grandi, ce ne sera plus jamais pareil. Il peut au moins essayer de s'en souvenir.

– Tu es encore plus beau qu'avant, tu ressembles tellement à ta mère tu sais ? Le même regard, le même sourire... Tu dois en briser des coeurs.

Il rit. Amèrement. Il ouvre les yeux mais ne répond pas. Tout bas, dans sa tête, il se met à penser j'aimerais sentir battre le mien, parfois, j'aimerais me rappeler ce que ça fait d'être vivant. Il ravale sa salive, force un sourire. Jeanne passe un bras autour du sien et l'emmène avec elle vers la sortie de la gare.

– Allez viens, j'ai des tas de choses à te raconter et il y a des cookies tout chauds qui t'attendent à la maison.

Ces mots seuls suffisent à réveiller une chaleur oubliée en Louis. Le trajet de voiture se fait en silence, il observe ce paysage presque devenu inconnu. La dernière fois qu'il est venu ici, Louis avait dix sept ans. Aujourd'hui, il en a vingt deux. Rien n'a changé, en soi, et pourtant chaque détail semble nouveau. Il découvre une seconde fois les arbres sur le bord de l'autoroute, le ciel gris qui se mêle à l'eau foncée de l'océan, les vagues agitées par la météo morose de cette fin d'automne.

Louis a principalement connu cet endroit sous le soleil assommant de l'été, sous la chaleur écrasante et la sueur de sa peau, les glaces à la lavande ou les sorbets à la menthe, les thés glacés à la pêche, les baignades face au coucher de soleil, les châteaux de sable avec ses sœurs sur la plage, les romans qu'il dévorait face à l'océan pendant des heures, les balades à vélo le long de la digue, les fenêtres grandes ouvertes dans sa chambre la nuit, les soirées à écouter de la musique sur la vieille platine de son grand-père, le balcon où il allait observer les étoiles et les coucher de soleil, les repas de famille animés par les discussions et les rires, les matchs de football avec ses amis au stade les après-midi, ce baiser au goût sucré de la fraise...

Il ferme les yeux, les bras croisés autour de son ventre, et les ouvre seulement quand la voiture s'arrête. Sa grand-mère coupe le moteur, il se détache et va prendre sa valise sur la banquette arrière. Jeanne ouvre la porte. Louis observe autour de lui, la maison n'a pas changé. Les feuilles commencent à doucement tomber des arbres, et le jardin n'est plus aussi coloré, mais les pièces à l'intérieur ont gardé la même forme que dans son souvenir d'adolescent. Ce qui le frappe tout de suite, c'est l'odeur des cookies mêlée à une touche salée, la mer qui ne les quitte jamais vraiment. Ou peut-être que c'est en lui. Que même, loin, il peut la sentir partout.

– Je te laisse aller mettre tes affaires dans ta chambre, ces escaliers me causent assez de soucis comme ça, mais ne tarde pas trop à venir goûter ces cookies.

Louis sourit à sa grand-mère qui s'éclipse en cuisine. Il traîne sa valise derrière lui, laisse ses yeux s'imprégner de chaque décoration, aux murs ou sur des meubles. Lorsqu'il arrive en haut de l'escalier, dans le couloir, il entre dans la première chambre sur la gauche. La maison en possède quatre. Il a toujours occupé celle ci, étant le seul garçon de la famille, et l'aîné en plus de cela, il a eu le privilège de ne jamais partagé ses nuits avec l'une de ses sœurs.

Quand il entre, Louis est frappé par le fait que la chambre est exactement comme dans son souvenir. Un lit collé au mur où est accroché une grande affiche ancienne de la carte du monde, une bibliothèque débordante de livres, un bureau, une chaise, une lampe de chevet, une armoire pour y ranger ses vêtements, la platine et les vinyles soigneusement empilés à côté, une grande fenêtre qui donne sur le jardin arrière.

Sa valise encore au milieu de la pièce, Louis s'assoit sur le lit, ferme les paupières et inspire une grande bouffée d'air. Il n'arrête pas de penser que sa grand-mère doit se sentir affreusement seule ici. Dans une si grande maison.

Il ne tarde pas à descendre, à peine cinq minutes après. Jeanne leur a déjà servi à chacun une tasse de thé fumante. L'assiette de cookie posée au milieu de la table, une bougie à la vanille allumée un peu plus loin qui diffuse déjà une odeur sucrée dans la pièce.

Mais la cuisine lui rappelle aussi un souvenir plus amer. Une boule se forme en travers de sa gorge. La dernière fois qu'il s'est tenu dans cette pièce, Louis embrassait son meilleur ami. Il l'embrassait et il aurait voulu passer le reste de la soirée à le faire, mais à la place il a fui. Il a fui parce qu'il avait peur, parce qu'il n'assumait pas.

Louis n'a même pas besoin de fermer les yeux pour se rappeler comme cette maison avait l'habitude d'être animée. Repas de famille, l'heure du goûter, la préparation du repas, ses sœurs qui dessinaient une partie de l'après-midi pendant que lui faisait ses devoirs, les soirées qu'il passait à écrire derrière son écran, la fenêtre ouverte sur les bruits des nuits d'été, le reste de sa famille dans un joyeux capharnaüm au salon.

La boule se resserre en travers de sa gorge, il la ravale lourdement grâce à une gorgée brûlante de thé. Aujourd'hui, la maison est affreusement silencieuse. Même pas le son de la télévision, le ronflement de son grand-père ou le rire de ses sœurs qui se courent après dans le jardin. D'habitude, Louis préfère avoir ses moments de calme, mais c'est plus qu'il ne peut supporter.

Jeanne souffle sur le dessus de sa boisson, ses lunettes se couvrent d'une légère buée. Louis pose sa tasse sur la table puis commence d'une voix brisée, par l'émotion :

– Je voulais te dire... je suis désolé de ne pas être venu après... après l'enterrement de papy.

– Ce n'est rien mon chéri, je comprends.

– Non, il secoue honteusement la tête, j'aurais dû continuer à venir. A te rendre visite, je m'en veux atrocement de t'avoir abandonné... c'était compliqué, je ne savais pas... je ne sais toujours pas ce que je fais mamie. Et perdre papy, ça m'a fait très peur, j'ai... je me suis tué dans les études, je passais mon temps dans les bouquins à rédiger des pages et des pages pour mon mémoire, je ne dormais plus, je ne sortais plus et... et je... regarde où j'en suis maintenant...

Ses doigts tremblent quand il les porte à son visage pour appuyer sur ses paupières et prévenir ses larmes. Il tente de les ravaler, mais c'est un sanglot étouffé qui sort d'entre ses lèvres. Des mois qu'il se retient, ça ne pouvait qu'exploser un moment ou un autre. Aujourd'hui ou demain, le résultat est le même. Son masque devait craquer.

Il sent les mains de sa grand-mère venir prendre doucement les siennes entre ses doigts fins et les baisser doucement devant lui. Des larmes tarissent déjà ses joues, il baisse les yeux vers sa tasse et renifle.

– Je te regarde Louis et tu sais ce que je vois ? Un jeune homme brillant et extraordinaire. Très intelligent, qui a le coeur sur la main et une famille qui l'aime plus que tout au monde. Un garçon homme qui est encore jeune, qui commence à peine à profiter de sa vie et qui devrait se dire qu'il a toutes ses chances de réussir et de mener une existence formidable. Sans parler d'une beauté qu'il a sans doute héritée de sa grand-mère....

Un rire humide s'échappe de sa bouche, il se frotte l'oeil pour sécher ses larmes, serre affectueusement la main de sa grand-mère dans la sienne. Ce sont peut-être les mots qu'il espérait entendre parce qu'ils lui ôte un poids de l'estomac. Pas totalement, mais il faut un début à tout. Une guérison se fait pas à pas. C'est comme une maladie, il y a des hauts et des bas. En ce moment, pour Louis, surtout des bas.

Jeanne tient toujours une de ses mains et boit son thé de l'autre, elle tend ensuite l'assiette de cookies à Louis. Il en pioche un pas trop cuit, tire un petit bout de chocolat entre son index et son pouce puis le pose sur sa langue. Lentement, il le laisse fondre dans sa bouche.

– Ta mère m'a dit un jour que tu écrivais... comment ça se passe ?

J'écrivais, oui. Je ne sais pas, honnêtement. J'ai toujours écrit mamie. Tu te souviens des heures que je passais derrière mon ordinateur là-haut dans la chambre ou ici ? Papy venait souvent me voir pour me conseiller d'aller dormir parce qu'il était tard et que l'écran allait m'abîmer les yeux.

Elle hoche la tête en affichant un sourire d'une plus grande douceur, nostalgique certainement aussi. Louis ne peut pas retenir son sourire non plus, il coupe son cookie en deux et croque dedans. Des miettes tombent sur la table devant lui. Il les pousse avec son petit doigt plus loin sur la table puis hausse les épaules.

– Eh bien, j'ai continué parce que c'est ce qui me permet d'évacuer et de poser des mots sur ce que je ressens, je suppose. Ce que je n'ose pas dire tout haut.

– Tu veux publier ton propre roman, alors ?

– En réalité, je crois que c'est plus un rêve perdu qu'autre chose. Je fais ça... je faisais ça à côté de mon travail.

– Dans une bibliothèque, c'est ça ?

– Oui, il sourit en acquiesçant, j'ai su trouver une bonne place en sortant du master grâce à un ami. Au moins, je reste en contact avec les livres et ça me plaît, ça me plaît beaucoup.

Sa voix déraille légèrement sur la fin, il se racle la gorge et boit une longue gorgée de son thé à la menthe. Si la nourriture pouvait soigner, celle de sa grand-mère aurait déjà comblé le vide dans sa poitrine.

– Mais tu aimerais faire autre chose ?

– Je n'arrive plus à écrire, mamie. Ça fait des mois, peut-être plus d'un an que je ne sais plus aligner deux mots sans avoir un trou. Je ne suis même pas capable de finir une seule phrase. Comme si plus rien n'avait de sens d'un coup et c'est... c'est tellement frustrant.

Ses doigts passent entre ses mèches de cheveux, il tire dessus, lâche un long soupir frêle qui lui comprime la poitrine. Ça lui arrive régulièrement, ces derniers mois, cette impression d'étouffer parfois. De ne plus savoir trouver son souffle.

– Ça va revenir mon chéri, j'en suis certaine. Si c'est réellement ce que tu aimes faire, tu ne peux pas perdre ce à quoi tu tiens. Il faut laisser le temps faire les choses, même si ça te semble affreusement long. Tu te souviens comme papy aimait sculptait dans le bois ? Parfois, il restait des mois sans rien toucher, sans rien créer et puis d'un jour à l'autre, il s'enfermait des journées entières dans son petit atelier au fond du jardin et il fabriquait, il fabriquait sans arrêt. Je pense que c'est ça, Louis, tout à la fois, une vague d'inspiration et de besoin ou un silence vide et mort pendant un moment. Ça ne va pas dire que tu as perdu ton inspiration.

Louis hausse les épaules. Au fond, il se dit que sa grand-mère n'a peut-être pas tord. Il ne peut pas être inspiré et prêt à écrire des pages entières, sans s'arrêter, tous les jours de sa vie. Entre deux, il doit vivre. Voir le monde, le goûter, l'écouter, apprendre ses secrets et observer des petits détails qu'il transmettra plus tard dans ses écrits.

Mais... Le temps l'angoisse, il le regarde passer sans pouvoir le retenir. Filer entre ses doigts et le narguer. Déjà, l'adolescence est révolue. Même si ici, près de la mer, tout a le goût de l'éternité. Des choses qui durent et n'ont jamais de fin.

– C'est pour ça que tu es venu ici, pour retrouver ton inspiration ?

– Je ne sais pas... j'avais surtout envie de te revoir et te demander pardon de vive voix. Passer du temps loin de la ville aussi, de tout ce bruit et ce monde.

– Alors je crois qu'ici est le bon endroit pour tout oublier. Et, elle tend la main pour la poser sur la sienne, ne t'en fais pas Louis. Tu n'as aucune excuse à me présenter. Tu grandis, tu changes, tu te cherches, je ne peux pas te reprocher de vouloir mener ta vie. Qu'elle soit loin de moi ou non. Ton grand-père aurait pensé la même chose, et de là où il est, il est tout aussi fier de toi que je suis le suis à ce moment même.

Peut-être que Louis fond en larmes, de longue minutes cette après-midi là, enveloppé dans les bras de sa grand-mère qui le berce comme lorsqu'il était enfant, mais peut-être que ça lui est bénéfique aussi.


*

Dix heures vingt. Après un excellent petit déjeuner, Louis prend un livre d'une des bibliothèques de sa grand-mère, sa veste et sort de la maison. Ce matin là, le vent ne souffle pas trop, mais l'air reste frais. Il serre l'écharpe autour de son cou et le livre contre son torse.

Trois jours qu'il est là, tous les matins il se rend à la mer jusqu'à l'heure du repas, il revient aider sa grand-mère avec les tâches ménagères à la maison, mange en sa compagnie, regarde des films avec elle, ils discutent de leurs romans préférés, puis il retourne face à l'océan avant le coucher du soleil.

Ce matin, il s'y rend aussi. La route n'est pas longue. Il remonte quelques rues, un sentier. En dix minutes, il est accueilli par la vue impressionnante des vagues qui se jettent les unes sur les autres et s'avalent dans un courant d'eau agité.

Pendant quelques secondes, il se prend à fermer les yeux, visage tourné vers l'océan et gonfle au maximum ses poumons pour inspirer l'air marin. Il se sent enfant, encore heureux et ignorant. Ignorant d'à quel point la vie peut faire mal, du jour au lendemain, sans prévenir. Lui arracher un proche, puis petit à petit ses raisons de vivre.

Il ravale lourdement sa salive, une bile en travers de la gorge. Mais, comme la veille, il s'assoit sur un banc face à la mer et il lit. Louis dévore des pages entières, parfois il s'arrête pour observer l'étendue d'eau face à lui, puis il retourne à son histoire. Si écrire pouvait être aussi facile que d'engloutir tous ces mots à la suite...

Quand il termine le chapitre, Louis marque sa page, sort son téléphone de sa poche et cherche le numéro de sa mère. Il l'appelle. Il l'a déjà contacté le soir même où il est arrivé chez sa grand-mère pour lui assurer que tout allait bien, mais l'échange n'a duré qu'une poignée de minutes.

– Allô ? Bonjour mon coeur. Tu vas bien ?

– Bonjour maman. Je voulais juste... parler un peu.

– Oh bien sûr ! Je t'écoute dans ce cas.

– Je ne te dérange pas... ?

– Non non, pas du tout ! Tes sœurs sont à l'école et je garde simplement les jumeaux. On est mercredi, ils n'ont pas école et c'est ma journée de repos.

Déjà, la voix de sa mère comble une partie du vide au creux de sa poitrine. Le fait d'entendre des nouvelles de sa famille, un peu aussi. Alors, il la laisse se lancer dans une discussion et raconter ce qu'il a pu manquer ces trois derniers jours, même si ce n'est réellement pas grand-chose, mais elle sait qu'il a besoin d'entendre tout ça. Qu'il a besoin de penser à autre chose.

– Et toi avec mamie, ça se passe comment ?

– Très bien, c'est parfait... je suis content d'être là, vraiment. La plage, les rues calmes, tous ces souvenirs que je pensais à jamais oubliés, ça fait réellement du bien. De revenir ici.

– Je t'avais dit que ça allait t'aider, souffle sa mère d'une voix douce à l'autre bout de l'appareil, il faut toujours écouter sa mère.

Louis rit, le son mêlé au bruit des vagues en arrière plan. Mais elle n'a pas tord. Si elle ne l'avait pas poussé dans ses retranchements, il serait encore coincé dans son petit appartement, au milieu de la ville assourdissante, à broyer du noir, fixer la page blanche de son ordinateur et se tirer les cheveux de frustration jusqu'à ce que les larmes lui brûlent les yeux, à se demander ce qu'il fait de sa vie pour qu'elle soit devenue si misérable. Jusqu'à ne plus avoir qu'un unique cri désespéré en guise de mot.

Et, maintenant, assit à face à la mer, il ne regrette pas son choix. Il ne regrette pas les mots bousculant de sa mère et son ton réprobateur, l'air sérieux qu'elle prend si peu avec ses enfants, parce qu'elle était inquiète pour lui. Pour sa santé.

Il faut que tu sortes Louis, que tu fasses quelque chose pour te changer les idées. Tu ne peux pas rester comme ça, tu comprends ? Ce n'est pas une vie que tu mènes. Tu vas finir par exploser, vraiment. Et je ne veux pas que ça arrive. Ça me tue de te voir dans cet état là, et ton frère et sœurs aussi. Quoi qu'il puisse se passer dans ta tête, je pense qu'un petit moment loin d'ici te ferait du bien. Pourquoi tu n'irais pas voir mamie ? Tu lui manques et tu as toujours adoré aller chez elle.

Alors, Louis s'est fait violence. Il a repoussé ses peurs, ses craintes, ses doutes, ses angoisses. Il s'est arrangé pour prendre un congé indéterminé à son travail, pour sa santé mentale. Sa patronne a eu l'air soulagée de le voir se reprendre en main, elle lui a assuré qu'ils attendaient tous son retour avec impatience. Il a préparé des affaires, à la va vite et a réservé le billet de train le plus tôt possible.

Il est parti le lendemain. Sur le quai de la gare, toute sa famille l'a serré très fort dans ses bras. Sa mère lui a promis d'aller arroser ses plantes à son appartement et de s'occuper du courrier et autre paperasse. A travers ses larmes, elle lui a souri. Et lui aussi, pour la première fois depuis ce qui semblait être une éternité.

– Oui, tu es un génie m'man.

– J'ai mis au monde et élevé sept enfants, quasiment toute seule, je crois qu'à ce stade là je peux être considérée comme une divinité.

Leurs rires se mêlent à travers le téléphone. Louis lâche un long soupir, forcé de constater que ce sourire ne quitte pas ses lèvres depuis plusieurs secondes déjà. C'est presque douloureux tellement il n'en a plus l'habitude. Il joue avec les pages de son livre, caresse la tranche, le regard fixé sur la mer.

Ils parlent encore une dizaine de minutes, sa mère raccroche ensuite parce qu'elle doit aller faire une lessive et préparer le repas pour les jumeaux. Louis range son téléphone dans sa poche de jean, il observe encore la mer un moment puis se lève et marche d'un pas léger jusqu'au petit centre ville.

A cette époque de l'année, à part les habitants qui résident dans les maison alentours, il n'y a personne. C'est l'été que cet endroit prend vie, mais Louis lui trouve toujours un certain charme sous la lumière grise de l'automne et le pavé humide après la pluie de cette nuit. Il entre dans la boulangerie, l'odeur du pain lui chatouille les narines. La femme derrière le comptoir lui sourit en lui souhaitant bien le bonjour et demande ce qui lui ferait plaisir.

Deux minutes plus tard, Louis ressort avec un petit sachet qu'il tient fermement entre ses doigts. Sur la route, il fait un détour vers la librairie où il avait l'habitude d'aller il y a cinq ans de cela. Il est soulagé de constater qu'elle n'a pas fermé. Comme il est déjà engagé, il entre dans la boutique. Cette fois, c'est l'odeur des livres qui lui monte à la tête. Il sourit, déambule entre les rayons et salue poliment le vieux libraire, il le reconnaît. Le même homme à la barbe blanche et aux petites lunettes rectangulaires sur le bout de son nez arrondi.

Louis lit des titres, des résumés, tourne des pages. Seulement, il n'achète aucun livre, il se dit qu'il en a des tas à parcourir encore chez sa grand-mère, mais il ne rentrera pas à son appartement sans en glisser quelques uns dans sa valise. Même si Jeanne lui a déjà donné une grande collection des romans qu'elle a pu accumuler ces dernières années et qu'elle a dévoré en quelques heures.

Son sachet de viennoiseries sous la main, Louis reprend le chemin vers la maison. Il passe par des ruelles familières, devant des boutiques de vêtements ou de meubles, une petite galerie d'art, une pharmacie, un cordonnier. Les façades des bâtiments n'ont pas changé, et ça le rassure un peu. Peut-être qu'au final, la vie ne lui échappe pas autant qu'il le croit.

La porte est ouverte, il la referme derrière lui et laisse sa veste sur le porte manteau dans le couloir. Il sent l'odeur du pain grillé depuis l'entrée. Son sachet toujours dans la main, il s'avance vers la cuisine et fronce les sourcils quand le rire de sa grand-mère résonne jusqu'à ses oreilles.

– Mamie ? J'ai ramené des croissants chauds...

Il se fige à l'entrée de la pièce, sa phrase en suspend et sent son coeur louper un battement. A quelques pas de lui, devant sa grand-mère, le fantôme d'un sourire encore sur les lèvres, se tient Harry. Leurs regards se croisent et c'est une éternité de souvenirs et de sentiments amers qui coule entre eux, l'espace d'une fraction de seconde. Les souvenirs contenus dans cette même pièce, ce baiser ce fameux soir il y a cinq ans, puis le départ de Louis.

Une boule en travers de la gorge, il serre ses doigts autour du sachet et de son livre pour s'empêcher de trembler. Son passé lui revient brutalement au visage, une claque qui manque de le renverser au sol. Un court silence passe et l'atmosphère change, devient plus lourde.

– S.. Salut...

C'est tout ce qu'il parvient à dire, la gorge nouée. Après cinq ans d'absence, il ne trouve pas d'autres mots. Il n'y en a peut-être pas pour ce genre de situation. Louis pouvait s'y attendre, à le croiser ici, un jour ou l'autre. Dans la ville, à la mer, au détour d'une boutique, au marché sur la place le Vendredi. Tous ces endroits où ils allaient, ensemble, dès qu'il venait rendre visite à sa grand-mère

Assise autour de la table, Jeanne jette un regard entre les deux garçons mais garde son doux sourire. Elle a toujours adoré Harry, elle l'a connu depuis sa plus tendre enfance, tout comme Gemma, sa sœur aînée. Et, malgré la distance qui s'est installé du jour au lendemain entre Louis et Harry, elle n'a jamais cessé de lui parler et de prendre de ses nouvelles. Louis suppose qu'il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

– Ah justement Harry j'allais t'informer de la bonne nouvelle, Louis est de retour !

Un autre silence passe. Glaçant. Plus mordant que le vent froid dehors. Harry porte encore son manteau et son écharpe autour de son cou, son bonnet entre les doigts. Ses boucles éparses lui entourent le visage et épousent les formes définies de sa mâchoire.

Louis ne peut s'empêcher de lui trouver des ressemblances au Harry d'il y a cinq ans, juvénile et innocent, mais aussi totalement changé. Plus mature, plus sûr de lui dans sa posture, plus grand, plus affirmé et – si c'est même possible – plus beau encore. Louis en a le souffle coupé.

– Bonjour, Harry lui accord à peine un autre regard et se tourne vers Jeanne, je vais devoir y aller.

Sa voix est plus rauque et grave, Louis se sent fébrile parce qu'il ne l'a plus entendu pendant cinq ans. C'est affreusement long. Son ton est distant. Il ne le regarde pas. Il évite de poser plus d'une seconde les yeux sur lui, toute son attention tourner vers Jeanne. Louis a envie de hurler, seulement il sait que cela ne sert à rien, parce que s'ils se considèrent comme des inconnus aujourd'hui, c'est uniquement de sa faute.

Mais la surprise qu'il a lu son visage en entrant dans la cuisine n'a pas échappé à Louis. Lui aussi a été pris de court, lui aussi ne s'attendait pas à le revoir un jour. Il y a cinq ans, quand Louis est parti précipitamment, il pensait lui avoir dit au revoir à jamais. Ce matin, il se tient debout à quelques pas seulement de lui, dans la cuisine de sa grand-mère. Le destin a une drôle de façon de bouleverser sa vie.

– Oh tu ne veux pas rester un petit peu ? J'ai préparé mon fameux gratin de pommes de terres, je sais que tu adores ça !

Jeanne pose sa tasse de thé sur la table et descend de son siège. Pour la première et peut-être dernière fois en cinq ans, Louis aperçoit la trace d'un sourire sur le visage d'Harry. Il secoue poliment la tête, tandis que Jeanne saisit ses grandes mains. Louis remarque les bagues sur certains de ses doigts et la couleur menthe pastel sur ses ongles. Il baisse les yeux au sol, le poids de son coeur à l'intérieur de sa poitrine se fait de plus en plus lourd. Et insupportable.

– Non merci, j'ai du travail qui m'attend. Mais une autre fois, peut-être ?

– Quand tu veux, merci pour le colis Harry.

– Avec plaisir. Au revoir Jeanne.

– Fais attention à toi et passe le bonjour à ta maman et à ta sœur !

Ils s'enlacent affectueusement, Louis reste muet et immobile à l'entrée de la pièce. Il se sent presque de trop. Une tâche dans le décor. Il se fait tout petit, recroquevillé sur lui-même dans un coin de la pièce. Cette scène est presque trop familière à son goût. Il a la vive impression d'être retourné des années en arrière. Et il ne sait pas si c'est une bonne chose.

Harry passe à côté de lui, à une distance raisonnable pour ne pas le frôler, et ne pose même pas un seul regard en sa direction quand il quitte la pièce. La porte d'entrée claque deux secondes plus tard. Louis soupire et respire enfin, il ne s'était pas rendu compte qu'il avait retenu son souffle pendant tout ce temps. Qu'il s'était senti étranger dans sa maison.

Silencieusement, il pose le sachet de croissants et son livre sur la table. Il s'assoit sur une chaise, sans rien dire, le regard perdu dans le vide. Sa grand-mère lui verse une tasse de thé, l'eau encore chaude fume devant lui, un sourire anime toujours ses fines lèvres lorsqu'elle prend place en face de son petit-fils, embrouillé dans ses pensées.

– Comment s'est passée ta balade ?

Louis relève les yeux vers sa grand-mère, elle pioche un croissant doré dans le sachet et en goûte un morceau.

– Tu aurais pu me prévenir qu'il serait là.

– Harry ? Il passe régulièrement, parfois avec sa sœur ou sa mère. Il m'apporte des colis un peu trop lourds que je ne peux pas aller chercher à la poste ou quelques courses que je n'ai plus la force de porter.

Tout d'un coup, Louis se sent misérable. Sa grand-mère avait besoin d'aide ces dernières années et il n'a jamais tendu la main, il n'est pas revenu, il l'a abandonné. A peine quelques coups de fil par mois, il baisse la tête.

– Tu sais que je ne suis pas du genre à me mêler de ce qui ne me regarde pas et je ne le ferai pas, souffle Jeanne en souriant, mais le monde ne s'arrête pas de tourner Louis. Harry a toujours... plus ou moins fait partie de la famille, vous avez grandi ensemble. Je ne peux pas l'ignorer du jour au lendemain parce que vous ne vous parlez plus, tu comprends ?

La seule chose que Louis comprend, c'est les battements incessants et douloureux à l'intérieur de sa poitrine. Son coeur déchire sa cage thoracique. L'intensité des pulsations lui coupe le souffle. Il aurait aimé ne plus jamais ressentir ça. Mais il hoche lentement la tête et se lève de sa place.

– Tu ne bois pas ton thé ?

– Je suis épuisé, je vais aller me reposer un peu dans la chambre je crois.

– D'accord, je serais dans le jardin si tu as besoin de quoi que ce soit.

Après avoir pris son livre sur la table et acquiescé, Louis sort de la pièce et monte dans la chambre. Il ferme la porte derrière lui, s'allonge en travers du lit mais ne trouve pas le sommeil. Parce qu'il n'est pas fatigué. Il avait simplement besoin d'être seul.

Son paquet de cigarettes est presque vide, il n'en reste que deux. Il va devoir aller au tabac demain. Il coince l'avant dernière entre ses lèvres et allume le bout avec son briquet. Un long soupire lui échappe quand il s'étend sur son dos.

Il ne pense qu'à lui.

A Harry.

A ses yeux vert qui ont à peine croisés les siens, au ton dur de sa voix, à l'expression fermée de son visage et la façon dont il l'a délibérément ignoré.

Mais à quoi Louis s'attendait-il réellement ?

Ils sont devenus des inconnus l'un pour l'autre. De sa faute.


*


La seconde fois qu'il croise Harry, c'est trois jours plus tard. Il sort du petit supermarché, deux paquets de biscuits et une boite de thé noir dans la main. De l'autre, il porte une cigarette à sa bouche et tente de l'allumer avec le briquet. Le vent de Novembre souffle la flamme directement, il râle entre ses dents et essaie plusieurs fois. Il tourne au bout de la rue et rentre dans quelqu'un à ce moment là.

Ses courses terminent au sol et il se brûle le bout du pouce avec le briquet. La personne s'arrête. Il relève la tête et se fige. Ce n'est définitivement pas son jour de chance. Harry retire ses écouteurs, les sourcils froncés et son téléphone entre ses doigts. Il porte une tenue de sport, un bonnet qui cache une partie de ses cheveux. Ses joues sont rougies par l'effort de sa course.

Harry ne dit rien. Il reste debout devant lui, muet. Louis retire la cigarette de sa bouche, soudainement très sèche, et la coince derrière son oreille.

– Pardon, je ne regardais pas où j'allais.

Louis ne sait pas pourquoi il prend la peine de s'excuser, peut-être parce que sa mère l'a trop bien élevé, mais il le fait. Le fait qu'ils soient de purs inconnus maintenant ne l'interdit pas d'être poli. Cependant, il ne regarde pas Harry dans les yeux. Il n'ose pas. Même s'il sent le regard d'Harry fixé sur son visage. Il se penche pour ramasser ses courses et se décale.

Sans un mot de plus, et le coeur en travers de la gorge, il passe à côté d'Harry et reprend son chemin. Il n'a le temps de ne faire que trois pas avant d'entendre :

– Louis...

Un souffle d'espoir traverse sa poitrine, il se retourne, les yeux grand ouverts et le souffle suspendu. La voix d'Harry est monotone, basse. Il ne le regarde plus, la tête baissée vers le sol, à moitié tourné vers lui.

– Tu as oublié ça.

A son tour, Louis regarde aussi au même endroit. Son briquet, d'un rouge délavé, est encore au sol, à quelques centimètres de la basket d'Harry. C'est lui qui se penche pour le ramasser et lui donner. Ses gestes sont aisés et agiles. Son corps semble parfaitement lui répondre, au contraire de celui de Louis. C'est comme si, tout à coup, ses muscles avaient décidé de lui lâcher. Ses jambes sont toutes flageolantes et ses épaules affreusement lourdes.

Louis tend sa main libre, Harry laisse tomber le briquet dans sa paume, leurs doigts ne se frôlent même pas. Ceux de Louis deviennent blanc tellement il les serre autour du briquet. Il ne veut pas montrer qu'il est déçu ou blessé.

– Tu fumes à nouveau ?

Il ne s'attendait pas à entendre la voix d'Harry une seconde fois. La question le surprend. Il pensait qu'il allait tourner le dos et partir sans dire un mot de plus, Louis aurait parfaitement compris. C'est ce qu'il a, à peu près, fait lui même il y a cinq ans.

Abandonner.

Fuir.

Mais il ne peut pas retenir sa surprise. Parce qu'Harry se souvient. C'est presque douloureux de se remémorer ce souvenir. Avant cet acte de lâcheté, Louis avait arrêté de fumer pendant près d'un an, pour Harry. Il lui avait demandé d'essayer de s'en passer, car trop dangereux et nocif pour sa santé. Il avait réussi, il se sentait mieux, léger. Harry avait toujours su ce qui était meilleur pour lui.

Puis ce jour là, suite son départ imprévu et précipité, Louis a replongé. Quand il est revenu chez lui, directement après être descendu du train, il en a racheté deux paquets au tabac de la gare et il en a fumé un entier en une journée. Ses doigts tremblaient tellement qu'il a dû s'y reprendre à plusieurs fois pour allumer la première cigarette. Une fois celle-ci terminée, il a fondu en larmes.

Il se racle la gorge, la peau de son visage chauffe et il espère vraiment que ses joues ne se mettent pas à rougir. Harry fait tourner le fil de ses écouteurs entre ses doigts, Louis fixe son regard dessus et hausse les épaules, de la manière la plus nonchalante possible.

– Ouais, on ne change pas les mauvaises habitudes pas vrai ?

Louis tente l'humour par l'autodérision, mais quand il relève la tête pour regarder Harry il n'affiche pas le moindre signe d'amusement. Louis non plus ne rigole pas, c'est plus une légère grimace. Aucun sourire. Aucune émotion sur le visage d'Harry. Ses yeux restent fixés sur Louis une poignée de secondes, impassible, puis il remet ses écouteurs, tourne le dos et reprend sa course.

Une seconde et il disparaît au coin de la rue. Louis soupire lourdement, le coeur pulsant à vive allure contre sa poitrine. Il traîne des pieds jusqu'à la maison de sa grand-mère, sa gorge est serrée et il tente d'adresser un sourire sincère à sa grand-mère.

Elle sent bien que son petit fils n'est pas dans son assiette, alors elle lui propose qu'il fasse un peu de pâtisserie ensemble. Louis n'est pas un très bon cuisinier, il sait se faire cuire des pâtes ou autres repas simples, mais il veut faire plaisir à Jeanne, alors il accepte.

Ils passent un moment dans la cuisine, deux bonnes heures peut-être. Louis ne regarde pas le temps. Ils font des roulés à la cannelle et rangent tout pendant qu'ils cuisent. Louis nettoie le plan de travail, Jeanne les ustensiles qu'ils ont utilisé. Elle lui raconte les histoires du voisinage, ce qu'il a pu manquer en cinq ans.

C'est une petite ville, on pourrait facilement croire qu'il ne s'y passe pas grand-chose, mais il y a toujours de quoi alimenter les conversations. Des petits problèmes de la vie quotidienne, des faits divers, un tel qui a déménagé, une nouvelle boutique qui a ouvert ses portes récemment. En plus d'avoir la mer, ici personne ne semble jamais s'ennuyer. Louis se demande comment il a pu s'en passer aussi longtemps. Comment il a pu penser à ne jamais revenir.

Les roulés refroidissent dans une assiette, Louis les prend en photo avec son téléphone pour les envoyer à sa famille. Jeanne leur sert à chacun une tasse de thé. Ils s'assoient face à face et goûtent leur pâtisserie. C'est tiède, un peu croustillant et collant aussi, Louis passe sa langue entre ses lèvres et contre ses doigts. Jeanne laisse échapper un petit bruit de satisfaction et sourit.

– Il faudra absolument que tu me donnes la recette mamie, je vais cuisiner ça pour tout le monde et ils vont me vénérer ensuite. Même si je ne suis pas certain d'aussi bien les réussir.

– Tu doutes trop de toi mon chéri.

Il rit doucement, secoue la tête de droite à gauche et termine sa bouchée. Mais elle n'a pas tord. Louis doute toujours de lui, dans tout ce qu'il fait. Il doute de ses écrits, de ce qu'il dit, de ce qu'il ressent. Il doute de son avenir. C'est certainement dû à un manque de confiance en lui. Il s'en est surtout rendu compte quand il est tombé amoureux pour la première fois. Mais, à ça, il ne veut plus jamais y penser. C'était il y a des années et pourtant c'est encore une plaie vive et béante dans sa poitrine.

Ses doigts s'enroulent autour de la tasse. Le thé est brûlant contre son palais. Dehors, il a commencé à à pleuvoir, le ciel est gris, les gouttes frappent doucement contre les fenêtres de la cuisine. C'est un son plus qu'agréable. Louis ferme les yeux. Jeanne rassemble les miettes de son roulé au milieu de la table puis regarde son petit fils avec attention.

– Tu es parvenu à écrire un petit peu ces derniers jours ?

Louis ouvre les yeux, il repose la tasse et hausse les épaules. Depuis qu'il est arrivé Samedi, il n'a pas ouvert une seule fois son ordinateur ou son carnet. L'inspiration n'est pas revenue, il le sait, il le sent au fond de lui. Elle ne s'est pas manifestée. C'est comme un trou noir qui ne cesse de grandir, de s'accroître à chaque fois qu'il y pense, à chaque souffle qu'il prend.

Presque honteusement, il secoue la tête. Sans l'écriture, il se sent vide et misérable. Sans but. Sans étincelle. Avant, il pouvait passer des heures, des journées entières à enchaîner les mots, phrase sur phrase, des paragraphes à n'en plus finir. Il pouvait rester éveillé toute une nuit à nourrir son inspiration, son imaginaire.

Et d'un coup, tout s'est arrêté. Il est perdu au milieu des pages blanches. Sans repère. Sans envie.

– Comment tu procèdes pour écrire ?

– Je ne sais pas trop, je... je me mets derrière mon ordinateur ou j'ouvre mon carnet et je fais la liste de tout ce qui me traverse l'esprit, les choses dont je voudrais parler, j'inscris un cadre ou une intrigue et... et voilà, enfin je crois.

Il n'est plus certain. Louis n'a plus écrit depuis des mois, il oublie petit à petit ce que ça fait d'être inspiré. Cette sensation de vide immense. Peut-être qu'il n'y arrivera plus jamais et ça lui fait peur. Vraiment, ça l'effraie.

Parfois, il reste éveillé des heures durant la nuit à y penser. Il fixe le plafond et se dit est-ce que ça vaut la peine si je n'écris plus ? Est-ce que je suis toujours quelqu'un sans les mots pour m'exprimer ? Il se demande ça en boucle et il se met à pleurer silencieusement.

– Ah, je vois. Je pense que j'ai compris.

– Comment ça ?

Louis fronce les sourcils, sa grand-mère lui sourit affectueusement.

– Pourquoi tu n'essaierais pas d'écrire avec ça, dit-elle en pointant la poitrine de Louis, au lieu de ça ?

Elle termine sa phrase en posant ses doigts sur son front et passe ensuite ses doigts entre ses cheveux. Sa réflexion frappe Louis en pleine poitrine et lui coupe le souffle. Il n'a jamais vraiment pensé à ça, ces mots le paralysent.

Mais, encore une fois, c'est Jeanne qui a raison. Elle a éclairé tout ce que lui n'a jamais su voir ces derniers temps. Et il le sait, même s'il se le cache depuis tout ce temps. S'il ne parvient plus à écrire, c'est parce qu'il ne veut pas aborder ce sujet là. Ce sujet qu'il a caché au fond de lui, qui est resté enterré dans cette ville. Et y revenir c'est comme le sortir de son trou, le ramener à la lumière du jour.

Seulement, Louis n'a pas envie d'écrire sur ça. Il n'a plus envie de souffrir non plus. Il veut passer à autre chose. Tourner la page.

– Oui, il répond finalement, tu as certainement raison.

– Ce n'est qu'une observation, mais tu ne perds rien à essayer. Il ne faut pas se mettre autant de barrières, ça t'empêche de vivre mon chéri.

Il hoche la tête et se lève pour aider à débarrasser la table. Jeanne le prévient ensuite qu'elle va chez la voisine, il acquiesce et elle lui embrasse le front avant de disparaître avec un petit panier sous le bras. Louis n'a pas le coeur à sortir. Il aime voir la mer s'agiter au gré de la tempête, sous un ciel chargé de pluie, mais aujourd'hui il n'en a pas envie. Il veut simplement s'allonger et tout oublier. Mais il sait que ce n'est pas possible, il a déjà tenté, en vain.

Peut-être qu'il devra vivre avec cette sensation tout le reste de son existence. Cette erreur en travers de la gorge et ce dernier souvenir amer qu'ils ont partagé.

La maison est silencieuse, si ce n'est le bruit en fond de la pluie qui tombe sur le toit ou contre les fenêtres. Louis reste au salon, il observe le buffet où sont entreposés soigneusement les petites sculptures de son grand-père. Jeanne ne s'est jamais débarrassée d'une seule d'entre elles.

Son regard tombe sur un cadre où toute leur famille est en photo, sa mère, ses sœur, son frère, ses grands-parents et lui. C'était il y a quelques années déjà, les jumeaux venaient de naître. Il prend le cadre, passe son pouce contre les visages figés.

– Je suis désolé papy...

Ce n'est qu'un murmure, sa voix se brise à la fin de sa phrase. Une larme coule le long de la joue de Louis, il ne s'est même pas rendu compte qu'il pleurait, il l'essuie du revers de sa main et repose le cadre sur l'étagère.

Après avoir fumé une longue cigarette à l'entrée de la terrasse, Louis monte dans la chambre. Il s'assoit sur le lit, les pieds au sol, fixe son sac où se trouve encore son ordinateur, son carnet, des livres et quelques affaires qu'il n'a pas pris la peine de ranger dans l'armoire. Il ne sait pas combien de temps il va rester ici, mais il ne repartira pas tout de suite. C'est encore trop tôt.

Pendant de longues minutes, il regarde le sac, mais rien ne se passe. Rien ne vient. Il se lève pour aller mettre un vinyle au hasard sur la platine et s'allonge de travers dans le lit. Par curiosité, même s'il connaît son contenu par coeur, il ouvre son carnet sur la dernière page qu'il a essayé de remplir. En vain. Parce que ça fait trop mal d'écrire à ce sujet. D'écrire sur lui. Sur eux.

Dans sa tête, il lit les quelques mots inscrits. Il sont gravés en lui à jamais.

C'était il y a cinq ans. Pourtant je n'ai jamais oublié. Je n'ai jamais pu.

C'était il y a cinq, ce garçon dont je suis tombé amoureux.

Ses doigts tremblent, il a peur de ne plus jamais savoir écrire.


*

Le lendemain, Jeanne part avant dix heures pour un atelier de broderie avec quelques amies à elle. Dehors, le temps est le même que la veille. Un ciel gris, l'air humide et une pluie fine de temps en temps. Louis va aller à la mer aujourd'hui.

Il déjeune un roulé à la cannelle, une pomme et une grande tasse de thé, prend une douche brûlante et lance une machine de linge sale. Louis est est à la moitié de sa cigarette quand on sonne à la porte. Jeanne lui avait dis qu'elle ne serait pas de retour avant midi, il est à peine onze heures dix.

La cigarette entre les doigts, Louis rejoint l'entrée en quelques pas et ouvre la porte. Derrière deux cartons, se tient Harry. Et à ses côtés, un pack d'eau à la main et de lait dans l'autre, sa sœur Gemma. Louis serre les doigts autour de la poignée et est prêt à parier que ses joues virent au rouge.

– Euh... salut.

– Bonjour, répond Gemma en fronçant les sourcils, on vient ramener ça pour Jeanne.

– Oui, oui bien sûr entrez.

Confus, Louis se décale et ouvre plus grand la porte. Le frère et la sœur se dirigent vers la cuisine pour tout déposer à table. Après avoir fermé derrière eux, Louis les rejoint et écrase sa cigarette dans l'évier. Gemma pose les bouteilles dans un coin de la pièce, pousse un soupir.

Il sent le regard de Gemma sur lui. Sans doute, elle doit le détester plus encore que son frère. Elle a probablement raison. Louis a presque envie de disparaître.

– Elle est à un atelier.

Harry ne dit rien, Gemma hoche la tête. Il ravale sa salive, aussi silencieusement que possible, et demande :

– Vous... vous voulez du thé ?

– Non merci.

Louis acquiesce, joue nerveusement avec ses doigts. Au bout de quelques secondes, c'est Gemma qui demande, pas vraiment froidement, mais pas avec beaucoup de sympathie non plus :

– Qu'est-ce que tu fais ici ?

– Je... j'avais besoin de changer d'air.

– Tu restes longtemps ?

– J'en sais trop rien.

Il hausse les épaules, Gemma n'ajoute rien de plus, même si des milliers de questions dansent dans son regard. Harry est toujours muet. Louis ne sait pas quels sont les buts de ces interrogations, mais il voudrait juste se faire tout petit.

Une seconde de silence passe, puis Gemma informe qu'ils vont repartir. Louis les raccompagne à la porte. Ils n'échangent aucun mot de plus, des au revoir silencieux à travers des regards en coin.

La porte se referme derrière eux, Louis lâche un soupir et s'autorise à respirer. Quand Jeanne revient, une grosse demi heure plus tard, il discute un peu avec elle, prend son portable et ses écouteurs et part à la mer. En quelques minutes à peine, il est sur le quai. L'air frais et revigorant de l'océan entre dans ses poumons.

Il se balade en écoutant de la musique, fume une cigarette puis s'assoit sur un ponton qui sert à décharger les bateaux de marchandises. A cette heure-ci, il n'y a personne. Ses pieds pendent et se balancent à quelques mètres au-dessus de l'eau agitée. Il se tourne pour admirer la longue infinie de la plage. Il prend une photo avec son téléphone, immortalise ce moment.

Après être resté un moment à observer la mer, Louis se redresse et se décide d'aller à la librairie. Le gérant lui offre un sourire chaleureux quand il passe la porte. Louis est le seul client pour le moment. Il vogue entre les rayons, prend des livres entre ses mains pour en lire les résumés, passe ses doigts contre les couvertures, les tranches.

Une demi heure plus tard, il ressort un nouvel achat.

– Louis ?

Cette voix masculine le sort de ses pensées et de sa contemplation d'un recueil de poésie. Il le referme en levant la tête vers la personne qui vient de l'interrompre et s'arrête dans ses pas. Louis reconnaît tout de suite le jeune homme qui se tient devant lui.

Liam. Un de ses amis d'enfance, ici, quand il venait y passer ses mois d'été. Ils jouaient au foot ensemble avec d'autres adolescents, allaient plonger le soir dans la mer, acheter des bonbons à la boulangerie du coin et buvaient de la bière bon marché.

– Salut Liam.

– Nom de dieu Louis, qu'est-ce que tu fais là ? Je m'attendais pas à te croiser !

Sans attendre, Liam le prend dans ses bras. Une accolade franche et amicale. Comme si cinq années de silence n'étaient pas passées entre eux. Légèrement perturbé et surprit, Louis passe une main contre sa nuque quand Liam se recule.

– Je suis venu voir ma grand-mère, lui tenir compagnie et... changer un peu de décor aussi.

– C'est génial ! T'es là depuis quand ?

– Une semaine.

– Et comment tu vas alors ? Qu'est-ce que tu deviens depuis tout ce temps ?

Louis déteste cette question, parce qu'il n'a pas la réponse. Après toutes ces années, il n'est pas certain d'avoir beaucoup changé. Il espère être une meilleure personne qu'à cette époque, mais il en doute encore. Pourtant il regrette, il regrette chacun de ses actes d'il y a cinq ans. Cette année, cet été où sa vie a volé en éclat, sous ses propres yeux, sans qu'il ne puisse rien y faire. Il n'a plus jamais été le même.

Afin de paraître le plus nonchalant et naturel possible, Louis hausse les épaules.

– Rien d'extraordinaire, je travaille dans une bibliothèque. Et toi ?

– Je le savais, t'avais toujours ton nez fourré dans un bouquin, dit Liam en souriant. Je suis coach sportif.

– Pourquoi ça ne me surprend pas ?

Liam rit joyeusement, il ne semble avoir aucune rancœur en lui. Physiquement, il a nettement changé. Les cheveux courts, le corps musclé et entretenu certainement par les nombreuses heures de sport qu'il doit faire à la semaine, le visage plus carré. Au contraire, Louis a l'impression d'être toujours le même adolescent pas très à l'aise dans sa peau.

– Tu es là combien de temps ?

Un instant, Louis est perturbé. Tout à l'heure, Gemma lui a posé la même question. Seulement, Liam lui demande ça avec un sourire et l'espoir dans ses yeux que ce ne soit pas leur dernière interaction.

– Aucune idée. Je n'ai pas décidé.

– Ça te dit d'aller prendre un verre un de ces quatre ? Le bar de Phil est toujours ouvert, d'ailleurs Greg y travaille depuis un an, il nous fait des prix d'amis parfois. Les gars vont être trop contents de te revoir !

La poitrine de Louis se gonfle d'un sentiment de nostalgie très agréable. Il sourit en y pensant. Toute leur petite bande. Les fous rires, les soirées à boire des canettes de bière sur la plage, à danser pieds nus dans le sable, les baignades nocturnes, la chaleur du soleil contre la peau et la sensation d'avoir l'univers entier entre ses mains, d'être intouchable.

S'il avait su...

– En plus on parlait de toi avec Jules il y a pas si longtemps, on se demandait ce que tu faisais dans la vie maintenant. Bon Lilian a déménagé il y a quelques mois avec sa famille et Hugo fait ses études dans le sud, mais c'est pas bien grave. T'en penses quoi, t'es partant ?

Revenu à la réalité, Louis cligne des paupières. Malgré tous les bons moments qu'il a passé avec ses amis, il y a aussi l'angoisse de tous les revoir. De devoir les affronter à nouveau. Sa gorge se noue. Il ne veut pas revivre son adolescence. Mais, il ne se voit pas refuser l'invitation. Il redoute simplement de devoir expliquer à tout le monde son absence de cinq longues années sans aucune nouvelle. Quand Louis hoche la tête, un sourire fend les lèvres de Liam. Il sort ensuite son téléphone et pianote quelques secondes dessus.

– Cool ! Donne moi ton numéro et je t'envoie un message. Je te tiens au courant pour qu'on s'organise ça.

Louis lui épelle son numéro, regarde Liam l'enregistrer et ranger son mobile dans sa poche. Il est tellement impatient que Louis ne peut s'empêcher de sourire à son tour. Liam a toujours eu cette bonne humeur communicative et ce don de voir le positif dans n'importe quelle situation.

– Super, ça va être génial. Je dois aller donner un cours là, mais on se revoit vite. Heureux de te revoir ici Louis ! A bientôt !

Une seconde fois, Liam l'enlace en guise au revoir. Son parfum d'eau de Cologne picote aux narines de Louis, il lui souhaite bon courage. Liam lui demande de passer le bonjour à sa grand-mère et s'éloigne en lui faisant un signe de main.

C'est le coeur léger et un sourire aux lèvres que Louis revient sur ses pas. Jeanne hausse un sourcil en le voyant entrer dans la cuisine et disposer la table tout en sifflotant. Elle ne dit rien, elle ne demande pas, mais elle sourit aussi.


*

Cette après-midi là, il pleut averse quand Louis sort du magasin. La chance veut qu'il ait en plus les deux mains chargées de sacs de courses. Il n'a même pas de capuche pour se protéger. Juste une veste en jean, au-dessus d'un pull. Un lourd soupir lui échappe. Il doit faire plus de dix minutes de marche sous une pluie gelée et un vent qui lui frappe le visage.

Il commence à marcher, les dents serrés et les sourcils froncés. Les yeux rivés sur le sol pour voir un minimum où il met les pieds. Quinze minutes avant, alors qu'il entrait dans le supermarché, il ne pleuvait pas encore. Il aurait dû venir plus tôt, ou attendre. Mais il ne peut plus faire marche arrière. La pluie, ici, peut durer des heures et il a des produits frais avec lui.

Au loin, le bruit des vagues se mêle à la musique des gouttes épaisses qui tombent sur le sol. Ça aurait presque pu être poétique, si Louis ne s'était pas retrouvé en-dessous au même instant. Il sera très chanceux de s'en sortir avec un gros rhume. Jeanne lui avait pourtant vivement conseillé de mettre un imperméable ou au moins de prendre un parapluie, il devrait l'écouter plus souvent.

Résultat, il se retrouve à porter trois gros sacs sous une plus diluvienne, il va très certainement attraper la mort et peut-être glisser sur un pavé détrempé au passage. Parce qu'il n'y a aucune limite au ridicule.

– Louis !

Il sursaute quand une voix familière appelle son prénom. Gêné par la pluie, il tourne la tête dans sa direction et fronce les sourcils. Il n'avait même pas remarqué ou entendre la voiture. Elle avance lentement à son rythme, la vitre du côté passager baissé. Derrière le volant, Harry est penché pour le voir.

Louis s'arrête de marcher, au milieu du déluge. Ses sacs manquent de lui glisser des doigts à cause de l'eau ou de craquer sous le poids. Harry fait un signe de tête et lui dit, la voix élevée pour qu'il puisse entendre :

– Monte.

Dans une autre situation, Louis aurait hésité. Mais à cet instant même, il ne se fait pas prier. Harry lui ouvre la portière. Louis se dépêche, pose les sacs à ses pieds, s'assoit sur le siège et ferme rapidement derrière lui. Il est détrempé. Des gouttes coulent encore le long de son visage depuis ses cheveux mouillés.

– Ta ceinture.

Harry regarde la route devant lui, les mains sur le volant. Il attend pour démarrer. Louis s'exécute. Il doit s'y prendre à trois fois pour la mettre correctement. Ses mains glissent mais il est aussi étrangement nerveux.

Quand la voiture se met en route, Louis souffle lentement. Les essuie-glaces fonctionnent activement sur le pare-brise pour chasser la pluie. Harry conduit doucement pour éviter le moindre accident, il est concentré et silencieux. Mais, il tend la main vers le tableau de bord pour augmenter le chauffage. Louis ne s'était pas rendu compte qu'il tremblait. Son jean lui colle à la peau et ses doigts sont gelés.

Harry sait, presque inconsciemment, que Louis est facilement frileux. Des années en arrière, quand ils étaient tous les deux encore adolescents ou même plus jeunes encore, Harry avait l'habitude de lui prêter son pull certains soirs plus frais de fin d'été. Ou, dans son sommeil, les nuits où ils dormaient l'un chez l'autre, il sentait souvent Louis se coller à son corps et chercher sa chaleur. Ils avaient beau avoir chacun leur matelas, ils se retrouvaient toujours à partager le même oreiller et la même couverture. Inséparables.

Aujourd'hui, tout est différent. Ils osent à peine se regarder. Harry chercher à lui adresser le minimum la parole, mais Louis ne peut pas lui en vouloir. C'est lui qu'il l'a cherché, il est le seul fautif. S'il doit reprocher cette situation à quelqu'un c'est seulement à lui même. Au bout de deux minutes, il souffle en lui jetant un regard en coin :

– Merci.

Sans grande surprise, Harry ne répond pas. Il ne détache pas ses yeux de la route. Louis ne sais pas pourquoi il se met soudainement à rougir. Quelques voitures passent de temps en temps, mais c'est la circulation est relativement calme. Louis cherche ses mots, un sujet qu'il pourrait aborder pour tuer le silence. Mais, il se dit finalement que c'est mieux de se taire. Qu'Harry souhaiterait tout sauf entendre sa voix à nouveau. A sa place, il ne se serait même pas arrêté pour lui venir en aide.

A part le bruit de la pluie sur le pare-brise, la voiture est affreusement silencieuse. L'atmosphère est lourde. C'est ainsi pendant tout le trajet. Dix minutes. Dix interminables minutes. Quand enfin Harry se gare devant la maison de Jeanne, Louis se détache et se racle la gorge.

– Désolé, je dois sûrement avoir trempé ta voiture.

– Ça finira par sécher.

Le ton de sa voix est froid, plus encore que la pluie qui s'est déversée sur Louis. Sa peau en frissonne davantage. Harry ne prend même pas la peine de tourner la tête vers lui. Le moteur est éteint, mais il fixe encore le pare-brise couvert d'eau. Au fond de lui, Louis sait. Il sait qu'il donnerait tout pour qu'Harry le regarde à nouveau comme avant.

Avant qu'il ne fasse la pire erreur de sa vie.

Il ne fait aucune remarque, il ravale ses larmes et sa peine.

– Encore merci. Tu n'étais pas obligé.

– On est plus rien l'un pour l'autre, mais ça ne veut pas dire pour autant que je suis un monstre Louis.

C'est ce moment que choisit Harry pour poser ses yeux sur lui. Mais tout ce que Louis retient, ce sont ses mots. Qui résonnent en lui.

On est plus rien l'un pour l'autre.

Plus rien.

Rien.

Louis essaie de ne pas montrer que ça lui troue le coeur, à quel point ça lui fait mal. Il fronce les sourcils et secoue la tête, confus et terriblement blessé.

– Non, non je sais ce... ce n'est pas ce que je voulais dire... excuse moi.

Si c'est possible, Louis se sent encore plus minable qu'avant. Il détourne le regard vers la vitre et baisse la tête. Harry a toujours été plus intelligent, sage et mature que lui, malgré leurs deux années d'écart. Même à douze ans, il savait déjà que ce qu'était un bon et mauvais comportement. Il n'aimait pas voler des friandises au supermarché avec les autres garçons de la bande, dérober les serviettes des filles quand elles allaient de baigner dans la mer ou se cacher entre des dunes pour fumer des cigarettes à quinze ans. Il restait en retrait et les observait. Mais Louis ne le laissait jamais seul bien longtemps.

Parfois Harry appelait son prénom, ou croisait son regard, et Louis courrait immédiatement le rejoindre. Il abandonnait ses amis à leurs jeux et passait le reste de la journée ou de la nuit avec Harry, à parler de tout et de rien, à dévorer des glaces, à se faire rire jusqu'aux crampes d'estomac, à s'allonger côte à côte sous les rayons du soleil, à lire chacun dans le même lit, à tomber lentement amoureux.

Mais Louis était un enfant plus libre, effronté et courageux. Il n'a jamais eu peur de rien, du moins c'est ce qu'Harry pensait. Il a toujours admiré son courage. Quand, à treize ans, il s'est ouvert le genou après une chute à vélo sur des graviers et que l'infirmière a recousue sa plaie, il n'a pas versé une seule larme, c'est Harry qui a pleuré pour lui. Il avait cru s'évanouir ce jour là en voyant out ce sang. Et pendant tout le temps aux urgences, c'est Louis qui lui a tenu la main. Pour le rassurer. Louis souriait, il trouvait que ça lui donnait un côté aventurier, Harry a eu la peur de sa vie. Il ne sait pas qu'aujourd'hui encore, Louis passe parfois ses doigts contre la cicatrice et pense à quel point Harry a été à ses petits soins les jours suivants. Harry n'a jamais, jamais cessé d'être à ses côtés.

Instinctivement, Louis touche son genou du bout des doigts. Une sensation de brûlure désagréable lui ronge les entrailles. Sa gorge est si serrée qu'il ne parvient pas à ravaler sa salive, il a la bouche sèche.

– Tu as besoin de quelque chose ?

Que tu me pardonnes. Que je puisse m'expliquer. Que tu me regardes. Que tu me touches les doigts, la joue. Que tu me prennes dans tes bras, une dernière fois. Que tu me dises que tu ne me détestes pas. Que tu me laisses une autre chance de t'aimer.

Louis regarde ses doigts, il ferme brièvement les yeux puis souffle tout bas, on entend à peine ses mots au-dessus du bruit assourdissant de la pluie.

– Je suis désolé...

– Je t'ai déjà dit que le siège allait sécher.

– Non, je ne parlais pas de ça.

Il ne sait où ou comment, mais Louis trouve le courage de relever la tête et affronter le regard d'Harry. Intense et vide à la fois, différent. Plus si innocent et débordant de vie et de lumière. C'est un vert sombre, éteint. Louis se dit que c'est peut-être à cause de la météo, que ses yeux s'accommodent à la couleur du ciel, et que ce n'est pas forcément de sa faute. Mais il sait que ce n'est pas la vérité. Qu'en réalité, c'est lui qui a tout brisé entre eux.

Et Louis a encore envie de pleurer. Ça lui arrive souvent ces derniers mois, ces dernières années même. C'est peut-être la seule chose qui a changé en lui, il s'autorise à verser des larmes et être triste. Sa mère lui a souvent répété que ça ne le rendait pas vulnérable ou faible, mais humain. Ça ne l'empêche pas de se sentir totalement misérable.

Tous les deux savent très bien ce que Louis s'apprête à dire.

– Je suis désolé de ce que je t'ai fait...

– Louis...

Harry soupire puis détourne son visage, fixe à nouveau le pare-brise où la pluie ne cesse de tomber. Louis voit les muscles de sa mâchoire se contracter. Ses boucles sont plus courtes, ses traits plus fins et définis. Il est encore jeune, il n'a que vingt ans. Pourtant, des années sont passées et les ont séparés.

Sa beauté est encore plus frappante, renversante qu'à l'époque où Louis est tombé amoureux de lui pour la première fois et il ne sait pas comment gérer cette constatation. Il a l'impression de revenir en arrière, à l'adolescence, et constamment perturbé par la pensée qu'il voulait embrasser son meilleur ami. Louis se souvient des nuits qu'il passait éveillé, à fixer Harry, plongé dans son sommeil. Il se demandait souvent, si je l'embrasse est-ce qu'il me détestera ? Est-ce que tout changera ? Est-ce que je le perdrais ?

Louis s'était résolu à ne jamais essayer et ne jamais lui dire. A tenter d'oublier. Parce que c'est mal d'avoir de telles pensées. Tous ses amis le disaient. Ici chez sa grand-mère ou chez lui. Ils pensaient tous la même chose. Aimer un garçon, c'est écœurant, contre nature. Ses amis au lycée se moquaient d'un garçon un peu efféminé dans la classe ou la bande de garçon riaient d'un autre qui laissait pousser ses cheveux à l'air libre l'été sur la plage et lui jetaient des noms insultants. Louis ne voulait pas devenir l'un d'eux ou faire partie des méchants, alors il se taisait, ravalait sa salive et restait sur le côté. Effacé. Oublié.

Mais chaque été, il revenait quand même. Pour Harry. Pour son sourire. Il n'a jamais pu se passer de lui, de la mélodie de son rire ou la couleur de ses yeux. Et chaque jour, il tombait un peu plus amoureux.

Maintenant, tout a changé, ce n'est plus comme ça. Il n'a plus peur. Mais c'est trop tard.

– Je suis désolé de t'avoir fait du mal, d'être parti et de n'avoir donné aucune nouvelle. Je suis désolé de ne pas...

– Louis, répète Harry sur un ton plus appuyé, s'il te plaît.

Louis lève les yeux vers son visage fermé. Toujours de côté, Harry refuse de le regarder. Il pince l'arrête de son nez entre ses doigts et inspire, sa poitrine se gonfle. Il est plus musclé. Louis essaie de ne pas penser au fait que la chaleur de ses bras autour de son corps lui manque affreusement. Tous les jours. Tous les jours il se réveille au milieu de son lit froid, dans son petit appartement, et ça lui comprime la poitrine. Ce vide. Cette absence. Cette solitude.

– C'est du passé. C'était il y a cinq ans. Je suis passé à autre chose maintenant.

Malgré cet espoir qui grandit soudainement en lui, Louis essaie de ne pas trop s'imaginer de choses. Harry repose sa main sur le volant, serre ses doigts autour et hausse les épaules.

– On a grandi tous les deux, ensemble puis séparément. C'est la vie, on ne peut rien y faire.

– Mais, tente Louis d'une voix faible, on a tous le droit à une seconde chance non ?

Harry tourne la tête vers lui et le regarde, les sourcils froncés. Louis se sent si petit et vulnérable. Avant, c'était Louis qui avait l'habitude de le faire rougir, aujourd'hui c'est lui qui perd les mots. Seulement, il ne peut pas se défiler, pas encore. Puis, il a déjà abordé le sujet.

– Je sais que j'ai mal agis et que tu ne me pardonneras certainement jamais, c'est tout à fait compréhensible. J'ai merdé. Je m'en voudrais toute ma vie, j'y pense encore aujourd'hui, tous les jours et tu... tu étais mon meilleur ami, tout ce que j'avais, je... je pense que tu as tord, on peut changer les choses. Mais j'ai... je voulais que tu saches que ce qui s'est passé ce soir là... c'était une terrible erreur et...

– Merci Louis, je suis heureux de savoir que j'ai été une erreur.

La voix d'Harry est ferme quand il l'interrompt et ses mots percent Louis en pleine poitrine. Harry n'a jamais été une erreur. Harry n'en sera jamais une. Harry est la plus belle chose qui lui soit arrivée, sa plus belle rencontre. Harry est son premier amour, celui qu'il n'oubliera jamais.

Harry c'est le soleil brûlant d'été, les glaces à la pistache, les framboises qu'ils dévorent dans le jardin de sa grand-mère, le parfum des fleurs, du sel de la mer et de la crème solaire, les nuits étoilées, les pages jaunes des romans, les balades à vélo le matin, les fous-rires, les longues heures à se baigner dans l'océan, les doigts qui se frôlent sur la plage et les corps qui s'enlacent dans le lit.

Harry c'est tout ce qu'il y a de plus beau, pur, vivant et coloré. Sans lui, Louis avance au ralenti dans un monde en noir et blanc. Perdu.

Son souffle se coupe, il commence à secouer la tête, les larmes au bord des yeux, murmure son prénom mais Harry lui dit :

– Peu importe, c'est mieux ainsi.

Au fond de sa gorge, Louis sent les larmes monter et il doit cligner plusieurs fois des paupières et détourner le regard pour ne pas se mettre à pleurer devant lui. Plus il le regarde, plus il a envie d'exploser en sanglots. Mais, encore une fois, il est le seul à blâmer.

Peut-être que cette erreur là ne peut pas être réparé. Peut-être qu'il n'y a pas de seconde chance à l'amour. Peut-être qu'une fois brisé, un coeur ne peut pas être rassemblé.

La boule en travers de la gorge, Louis fixe ses genoux, les sacs plastiques à ses pieds. Puis il demande, tout bas, même si ça lui arrache la poitrine :

– Harry... Harry, dis le moi, dis moi que tu n'as pas pensé une seule fois à moi en cinq ans. Dis le moi et je...

– Louis, l'interrompt doucement Harry, j'ai un petit ami.

Il ne faut que ça. Quelques mots.

Pour que le monde de Louis cesse de tourner et s'écroule.

Pour que la terre s'ouvre sous ses pieds et l'aspire au fond du gouffre.

Cette révélation lui fait tellement mal qu'il ne sent plus rien. Il est vide. Il ne sait même pas s'il doit rire, être en colère, pleurer ou hurler. Si ça se passe comme ça aujourd'hui, c'est bien parce qu'il l'a cherché il y a cinq ans.

Un petit ami.

Harry a donné son coeur et son corps à un autre garçon. Harry l'a oublié. Harry l'a remplacé. Harry ne pense plus à lui parce qu'il ne l'aime plus.

C'est du passé. C'est mieux ainsi. C'est la vie, Louis ne peut rien y faire.

C'est la vie qui le punie. Qui prend sa revanche.

Louis retient ses larmes en serrant les dents, il se mord la gencive jusqu'au sang. Il attrape les sacs à ses pieds, pose sa main tremblante sur la poignée et ouvre la portière. Dehors, le bruit de la pluie se fait plus fort encore. Plus assourdissant. Mais avant de sortir, il dit, sans le regarder :

– J'espère qu'il te rend heureux.

Et il claque la portière derrière lui. Louis n'attend pas, il court presque jusqu'à l'entrée de la maison. A l'abri sous le perron, il appuie sur la sonnette. Dix secondes plus tard à peine, Jeanne ouvre et le fait entrer précipitamment. Elle lui prend les courses des mains, il retire ses chaussures. Il n'écoute pas si la voiture a quitté l'allée. Tout ce qu'il entend, c'est le bruit que son coeur fait. Lourd et douloureux dans sa poitrine. Il voudrait se l'arracher.

Ses vêtements détrempés lui collent à la peau et il a froid. Jeanne lui demande si ça va, elle s'inquiétait pour lui, elle répète qu'il aurait dû prendre un imperméable. Louis baisse la tête, des gouttes glissent le long de son menton, de ses cheveux jusqu'à son dos. Il frissonne.

– Désolé mamie, je vais aller prendre une douche.

– Oui, fais ça mon chéri. Tu peux même prendre un bain si tu veux. Je te fais une bonne soupe bien chaude, d'accord ?

La gorge davantage nouée, Louis hoche simplement la tête et retire sa veste pour la poser près d'un chauffage. Il monte ensuite à l'étage, le corps las et vide. Avant d'aller dans la salle de bains, il passe se prendre des vêtements secs et propres dans sa valise. Ses pieds laissent des traces humides au sol.

Il se déshabille, sa peau est gelée. Une fois sous l'eau presque brûlante, Louis lâche un soupir et pose son front contre le mur en face de lui. Louis ferme les yeux et éclate en sanglots, parce qu'ici personne ne peut ni le voir ni l'entendre.


*

Les jours qui suivent, Louis n'est pas dans son assiette. Il se comporte comme le fantôme de lui-même. Jeanne le remarque presque immédiatement, mais elle ne dit rien. Il se couche tard, il dort mal et peu, il se lève aux alentours de midi, il se force à manger une partie de son déjeuner pour faire plaisir à sa grand-mère, il fume beaucoup, il s'occupe en faisant du ménage, en allant faire les courses, en lisant, en marchant pendant des heures le long de la plage. Parfois, il échange quelques messages avec Liam et celui-ci l'invite au bar Vendredi.

Mais ce n'est pas suffisant pour oublier. Surtout le soir. Le soir quand il est seul dans sa chambre silencieuse. C'est là que les souvenirs et les pensées resurgissent. Le hantent.

Et Jeanne s'inquiète réellement. Elle le regarde et le laisse se morfondre trois jours entiers. Le matin du quatrième, Vendredi, elle est en train de préparer des lasagnes végétariennes quand il entre en cuisine. Il est presque onze heures trente. Louis, des cernes sous les yeux, embrasse sa joue en guide de bonjour et prend une banane sur le comptoir. Sa grand-mère se termine de disposer le plat avant de le mettre au four. Puis, elle met le minuteur et se tourne vers lui en s'essuyant les mains avec un torchon.

– Louis, tu veux aller bien t'asseoir s'il te plaît ?

– Je n'ai pas très faim, mais je peux faire la vaisselle si tu veux...

– On doit parler.

Son ton n'est pas froid ou réprobateur, au contraire. Mais Louis cesse d'éplucher la peau de sa banane, lève la tête vers sa grand-mère et fronce les sourcils. Ils vont s'asseoir tous les deux dans le canapé du salon, Louis a abandonné son fruit sur la table basse. Il demande, inquiet :

– Qu'est-ce qui se passe ?

– Je crois que c'est plutôt moi qui devrait te poser cette question, tu ne penses pas ?

Louis comprend mieux. Il soupire et baisse la tête. Son comportement ne dupe personne et ne passe surtout pas inaperçu aux yeux de sa grand-mère.

– Tu n'as pas à t'en faire ce n'est rien, mamie. Je te le jure. Juste une histoire stupide...

– Si c'était le cas, elle ne te mettrait pas dans cet état là.

Ce n'est pas une histoire stupide. Louis lui-même le sait. C'est l'amour de sa vie qui lui échappe. Son erreur qui lui revient comme une tornade en plein visage. Il ne sait pas braver cette tempête, elle le surplombe, le submerge et il s'étouffe dans ses propres larmes.

– C'est Harry, c'est ça ?

Malgré lui, Louis se redresse et regarde sa grand-mère avec de grands yeux et les sourcils froncés. Un instant, il se demande si elle est capable de lire dans ses pensées. Parce qu'elle a toujours été capable de le comprendre sans même avoir besoin de lui parler. Il bafouille, rougit presque, et demande timidement :

– Quoi ? Comment... comment tu sais ?

– J'ai vu sa voiture garée devant la maison quand tu es rentré l'autre jour sous la pluie. Je suis peut-être vieille mais pas aveugle.

Jeanne sourit et lui fait un clin d'oeil. C'est effectivement plus logique. Louis ne peut pas retenir le léger rire qui s'échappe d'entre ses lèvres. Il se les mord ensuite, joue avec ses doigts et hausse les épaules.

– Il m'a raccompagné.

– C'est gentil de sa part.

Silencieux, Louis hoche la tête. Depuis trois jours, il se remémore le moment dans la voiture. Ces quelques minutes volées et à jamais perdues. Les mots blessants, les regards qui fuient, les lourds silences. Le bruit du coeur brisé de Louis quand Harry lui a dit qu'il avait un petit ami.

Les larmes lui remontent en travers de la gorge. Il s'est endormi à deux heures et demi du matin, épuisé de pleurer et fixer les étoiles dans le ciel d'hiver. Louis voulait tout réparer, et Harry ne croit plus en eux.

C'est du passé.

C'est mieux ainsi.

Il ferme les yeux et murmure :

– J'ai tout gâché avec lui mamie... Je l'ai perdu. J'ai perdu mon meilleur ami.

Parce qu'avant d'être le premier garçon dont il est tombé amoureux, Harry était surtout son meilleur ami. Celui avec qui il a tout partagé. Les rires, les peurs, les surprises, les joies, les pleurs. Celui avec qui il passait tout son été, celui qui le faisait rire et rendait le monde si beau. Et le dire à voix haute lui perfore la poitrine. Il ne pensait pas que ça ferait aussi mal.

– C'était il y a cinq ans, mais... mais j'y pense tous les jours.

– Ah, je me disais bien qu'il s'était passé quelque chose pour que tu disparaisses du jour au lendemain pendant si longtemps.

Le coeur au bord des lèvres, Louis hoche la tête. Il ressuie sa joue, une larme y coule toute seule. Son corps n'a plus la force de les retenir, c'est fatiguant de se battre contre ses sentiments. Louis avait l'habitude de les enfouir au fond de sa poitrine, mais ça ne fonctionne plus. Ils débordent de partout maintenant. C'est un flot constant. Il se noie dedans et se laisse porter. Il en assez de se débattre. Il n'a plus rien à quoi s'accrocher.

Quand il reprend la parole, sa voix tremble.

– J'ai... J'ai agis comme un idiot et je m'en voudrais toute ma vie. Mais c'est... c'est trop tard, il me déteste et il a raison, je suis... je suis un monstre et...

– Qu'est-ce que tu racontes encore comme bêtises ? Intervient sa grand-mère en élevant la voix. Mon petit fils n'est certainement pas un monstre, je le connais quand même assez pour le savoir. Je te défends de dire des choses pareilles !

Étonné et prit de court par son intervention, Louis relève la tête pour la regarder. Jeanne a un air doux sur son visage, malgré ses sourcils froncés et l'intensité dans son regard.

– S'il y a bien une chose dont je suis certaine, c'est que tu es une personne formidable. Les erreurs sont humaines, tout le monde en fait, même les meilleurs d'entre nous. Comment es-tu censé apprendre les leçons de la vie si tu ne te trompes pas en chemin ? Moi même encore, à mon âge, je commets des erreurs. On ne cesse jamais d'apprendre et d'évoluer.

Il ne sait pas pourquoi, l'accumulation, l'émotion ou les mots touchants de sa grand-mère, mais Louis fond en sanglots. Jeanne n'hésite pas une seconde pour combler la distance entre eux et l'entourer de ses bras. Les sourcils froncés d'inquiétude. Il se sent comme un enfant. Au chaud dans les bras rassurants d'une personne de sa famille, et il n'essaie pas de retenir son chagrin.

Ses doigts se serrent autour du gilet de Jeanne et elle passe les siens dans ses cheveux.

– Viens là mon coeur, ça va aller. Je te promets... ça va s'arranger.

Louis ne dit rien, il ne sait pas ce qu'il doit penser. Il aime se dire que sa grand-mère ou même sa propre mère ont toujours raison, mais il doute du fait qu'un jour Harry ait à nouveau envie de le faire entrer dans sa vie. Et Louis ne sait pas comment il a fait pour mener la sienne, pendant cinq longues années, sans lui. Il ne sait pas non plus comment il va affronter les prochaines à venir.

Harry le voit comme un inconnu, un étranger. Et Louis ne peut pas supporter cette idée. Pas alors qu'il y a un peu plus de cinq ans, ils riaient ensemble, passaient leurs journées à deux et s'étaient embrassés. Ce baiser qui a tout changé, tout bouleversé. En eux. Pour eux.

Jeanne laisse à son petit fils tout le temps dont il a besoin pour pleurer sur son épaule et reprendre ses esprits. C'est au bout de plusieurs minutes que son souffle se calme et qu'il se redresse. Il passe le dos de sa main contre sa joue humide, baisse les yeux. Jeanne lui relève le menton, croise son regard d'un bleu très intense, et lui sourit.

– Je me souviendrai toujours de ce jour de Juillet où tu étais allé te baigner avec tes amis à la mer. Tu avais quatorze ans. Il faisait de l'orage et du vent, il pleuvait à torrent. Pourtant, il faisait un grand ciel bleu quand tu étais parti. Nous avions peur, ta mère et moi, que tu ne sois en danger là-dehors. Ton grand-père était prêt à s'aventurer sous la tempête pour te ramener à l'abri. Mais il n'a pas eu besoin de se risquer sa vie. Parce que c'est Harry qui s'en est chargé.

Louis passe une main dans ses cheveux ébouriffés et écoute attentivement le récit de sa grand-mère, suspendu à ses lèvres. Un sourire traverse ses lèvres fines, elle s'installe plus confortablement entre les coussins du canapé et Louis est prêt à parier qu'elle se rejoue la scène derrière ses paupières, comme si c'était hier.

– Il était aussi trempé que toi, mais il ne s'était pas baigné, il était encore tout habillé et mouillé. Tu étais entouré d'une serviette de plage, seulement vêtu de ton maillot de bain. Harry tenait tes vêtements et vos sacs d'une main et ton épaule de l'autre. Tu tremblais tellement que tes dents claquaient. Nous t'avons tout de suite porté dans un bain chaud et laissé Harry prendre une douche. Quand tu es sorti, sec et propre, il est tout de suite venu à ton chevet pour s'assurer de ton état. Tu frissonnais encore, sous toutes ces couvertures, et lui, il était au bord des larmes.

Étrangement, Louis n'a pas souvenir de ce moment. Peut-être était-il trop secoué pour s'en rappeler. Mais il ne doute pas une seconde du fait qu'Harry ait été à ses côtés, il ne l'a jamais abandonné.

– Tu t'étais endormi, et il refusait de te laisser seul. Ta mère avait appelé la sienne, pour lui raconter l'incident et lui assurer que son fils était à l'abri et hors de danger. Et qu'il allait passer la nuit à la maison. Le temps ne s'était pas calmé jusqu'au lendemain matin. Harry n'avait pas quitté la chambre, à peine pour venir manger un bol de soupe. Le soir même, il s'était endormi dans le siège à côté de ton lit. Je lui avais proposé d'aller dormir dans le canapé pour qu'il soit plus à l'aise, mais il ne voulait rien entendre. Il s'accrochait à ta main, comme s'il avait peur que vous soyez séparés à jamais.

Un sentiment douloureux perce la poitrine de Louis. De la culpabilité. Du regret. De la nostalgie. Aujourd'hui plus que jamais, il se rend compte que c'est lui qui a brisé tout lien entre eux.Que ce soit de l'amitié ou de l'amour, il a tout perdu.

Parce qu'il a fui. Parce qu'il a été lâche. Parce qu'il n'assumait pas. Parce qu'il a eu peur. Peur d'aimer Harry, peur d'être tombé amoureux de son meilleur ami. Peur de perdre ses autres ses autres amis.

Cependant, Louis a toujours su que c'était ça, sa pire erreur. Pas embrasser Harry, mais lui briser le coeur et l'abandonner pour sauver son apparence, par peur du regard des autres. Il aurait tout donné pour pouvoir retourner en arrière et effacer ce moment. Aujourd'hui encore, il est prêt à sacrifier son monde entier, tous ses amis et les gens qui l'aiment, pour pouvoir tenir la main d'Harry et lui dire ce qu'il ressent.

Car rien n'a changé. Cinq ans sont passés, mais il l'aime toujours. Il n'a jamais cessé de le porter dans son coeur. Pas un jour ne s'est levé sans qu'il ait une pensée pour Harry. Et c'est certainement la plus douloureuse des punitions.

– Je n'ai pas voulu lui faire de peine, il avait tellement peur pour toi, même si tu avais simplement besoin de repos. Alors je lui ai ramené une couverture et un coussin, mais quand je suis revenue un peu plus tard dans la nuit, il dormait, collé à toi dans ton lit une place.

Louis ravale difficilement la boule en travers de sa gorge. Il n'a plus assez de larmes en lui pour pleurer, mais il sent qu'elles sont là, au bord de ses paupières. C'est épuisant d'être triste et d'avoir le coeur brisé constamment.

Jeanne lui offre un sourire qui lui réchauffe la poitrine, dont elle seule a le secret. Louis ne sait pas si entendre cette histoire lui a fait plus de bien ou de mal. Tout bas, il souffle :

– Ce ne sera plus jamais comme ça...

– Louis.

– Mh ?

– Est-ce que tu lis dans l'avenir ?

– Non, pas à ma connaissance.

– Alors, tu ne peux pas savoir. Tu ne peux pas en être certain.

Un petit soupir s'échappe des lèvres de Louis, il sourit en coin et sa grand-mère tend la main pour la poser sur la sienne. Louis regarde l'alliance à son annulaire, sa bague de mariage qu'elle ne quitte jamais.

– Mamie... Harry ne veut plus entendre parler de moi, c'est fini.

– Écoute-moi mon chéri, tu sais que je n'aime pas me mêler des affaires des autres, mais tu es dans un état effroyable depuis quelques jours et... et je m'inquiète pour toi, d'accord ? Je ne t'ai jamais vu comme ça...

A cet instant, Louis se sent affreusement honteux et égoïste. De revenir du jour au lendemain dans la vie de sa grand-mère, après tant d'années de silence, de lui infliger ses changements d'humeur et ses histoires de coeur.

– Si Harry te détestait tant que ça, crois-tu qu'il aurait pris la peine de te ramener en voiture, sous la pluie, jusqu'ici l'autre jour ? Tu crois qu'il m'aurait demandé de nouvelles de toi quand il venait me voir lors de ton absence ?

A cette dernière phrase, Louis relève subitement la tête vers Jeanne, les yeux grand ouverts. Elle hoche lentement la tête, l'expression du visage extrêmement sérieuse, même si le fantôme d'un sourire danse sur ses lèvres.

– Oui, et je ne suis pas dupe. Je sais qu'au début, lorsqu'il commençait à me ramener mes colis ou mes courses aussi souvent, c'était surtout dans l'espoir de te voir.

La poitrine de Louis se gonfle d'un air nouveau. Pendant quelques secondes, il a la sensation de renaître et il a presque envie de se lever du canapé et courir rejoindre Harry.

Puis, il se rappelle la situation. Son erreur. Et le fait qu'Harry l'a effacé définitivement de sa vie. Louis suppose qu'il a ce qu'il mérite. Le juste retour des choses. Il ne pourra jamais lui en vouloir.

– Mais je savais aussi que tu allais revenir un jour ou l'autre. J'y ai toujours cru. Cet endroit fait partie de toi Louis, tu l'as toujours aimé. Que ce soit la maison, la mer, tes amis ou Harry.

Il sourit cette fois, pour de vrai. Jeanne n'a pas tord. Elle lui serre la main davantage, heureuse de voir autre chose que des larmes sur son jeune visage.

– Il y a des étés où tu arrivais et tu nous embrassais à peine, ton papy et moi, avant de sauter sur ton vélo pour rejoindre Harry. Tu étais toujours si impatient de le retrouver. Tu revenais tard le soir et, à table, tu nous racontais tout ce que vous aviez fait ce premier jour. Ça nous faisait toujours bien rire. Et toi tu avais des étoiles dans les yeux.

A cette évocation, le sourire de Louis se creuse. Il hausse les épaules, baisse les yeux vers leurs mains liées et avoue simplement :

– Je l'aime mamie.

Louis n'a plus aucune honte de le dire. Ni de le ressentir. C'est trop tard, mais il ne s'en cache pas. Plus maintenant. Il est amoureux d'Harry et c'est à la fois la chose la plus merveilleuse et la plus déchirante qui lui ai été donné à vivre.

Il se dit que, peu importe ce que l'avenir lui réserve, il ne connaîtra jamais un amour à la hauteur de celui-ci. Et peut-être qu'il ne cessera jamais d'aimer Harry.

Jeanne sourit, les yeux légèrement plissés, et hoche la tête.

– Je sais.

Elle n'en dit pas plus. Il ne demande pas comment. Ils n'en ont pas besoin. Louis se réfugie une nouvelle fois dans les bras de sa grand-mère, pour la remercier. Il le fait, tout bas, la voix tremblante d'émotion, mais la poitrine plus légère. Elle caresse le haut de son dos et embrasse son front.

Au cours des dernières années, après avoir traversé de nombreuses tempêtes, et appris bien des leçons Louis a retenu une chose importante, essentielle même, il y aura toujours des personnes qui l'aimeront pour qui il est.

Peut être pas tout le monde, mais il ne doit pas se sentir désolé ou honteux d'aimer. C'est exactement ce que sa mère lui a dit quand il lui a avoué sa sexualité, il y a quatre ans.


*

Il est presque vingt et une heure quand Louis arrive devant le bar. Par message, Liam l'a informé qu'il était déjà à l'intérieur avec leurs amis. Tout de même un tantinet nerveux, il termine sa cigarette en regardant autour de lui. Il n'a pas vu ces personnes depuis cinq ans, il est certain qu'il va avoir le droit à une vague de questions.

La journée a été forte en émotions, il espère ne pas devoir en traverse un flot d'autres ce soir. Il veut simplement passer du bon temps avec de vieux amis, boire de la bière et oublier quelques heures ce trou dans sa poitrine.

Après avoir écrasé son mégot sur le bord d'une poubelle, Louis inspire une grande bouffée d'air frais et ouvre la porte. La musique lui parvient directement aux oreilles. Un son de jazz venu des enceintes au fond de la pièce. Il est presque heureux de constater que le décor n'a pas tellement changé. Quelques petits réajustements ou travaux. C'est la même odeur de cigarettes et d'alcool. Si bien que Louis a l'impression de revenir des années en arrière quand ils allaient tous enchaîner les verres le soir et jouer au billard près du bar, à moitié ivres et hilares.

Depuis une table, Liam lui fait signe. Tous les regards se posent sur lui. Ses joues chauffent et il avance la tête haute. Tout le monde le salue avec des sourires et des exclamations. Comme si rien n'avait changé. Paul lui donne une pinte de bière, il le remercie puis termine son tour de table avant de prendre place entre Liam et Xavier.

Comme il s'y attendait, il y a d'abord des questions. On lui demande ce qu'il fait dans la vie, ce qu'il est devenu, s'il est revenu pour longtemps, ce qui l'a retenu si loin pendant cinq ans. Il invente un mensonge, beaucoup de travail et le fait qu'il n'arrivait pas à revenir ici après le décès de son grand-père, ce qui n'est pas totalement faux. Ce qui s'est passé entre Harry et lui, cependant, n'appartient qu'à eux. On lui présente des condoléances, puis Maxime lui tend un joint qu'il vient de finir de rouler. Il hésite une seconde, mais accepte.

Ensuite, c'est surtout des rires et des anecdotes, comme au bon vieux temps. La joie et l'euphorie de l'adolescence qui revient à la surface. Louis pense aussi que c'est l'accumulation de l'alcool et de l'herbe qui leur fait un peu tourner la tête. Mais il ne se plaint pas, il profite, il rit et il se sent bien.

Certains des garçons sont allés danser sur la piste ou jouer au billard. Louis termine son troisième verre de bière quand Maxime se penche vers lui et demande, la voix haute pour être entendu au-dessus de la musique par tout le monde :

– Au fait, tu traînes encore avec l'autre aussi là... comment il s'appelle déjà ?

– Harry ?

– Ouais c'est ça ! t'es encore pote avec Styles alors ?

La gorge de Louis se noue, il réfléchit à une réponse qui n'endiguera pas plus de questions de la part de ses amis et leur fera changer de sujet. Mais il n'a pas vraiment le temps d'y penser, parce qu'il remarque les sourires amusés qu'échangent certains des garçons.

– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?

Il fronce les sourcils, écrase le mégot de sa cigarette dans le cendrier au milieu de la table. Maxime et Paul se regardent et pouffent. Louis n'a pas l'impression que ce soit à propos de quelque chose qui va le faire rire lui aussi.

– Les gars...

Liam soupire en secouant la tête, il fait les gros yeux. Il est le seul à ne pas partager leur amusement. Les garçons échangent un autre regard en coin, Paul s'allume une cigarette et ils ne disent plus rien. Mais Louis ne lâche pas l'affaire.

– Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?

– Bah... je sais pas, commence Maxime en haussant les épaules, on l'a toujours trouvé bizarre, même quand on était plus jeunes et... tu sais on l'a toujours dit avec les gars mais c'est vrai, c'est une pédale quoi.

– Pardon ?

Blessé, énervé, Louis manque de s'étouffer avec sa propre salive. Ce n'est pas nouveau pourtant, il sait que ses amis étaient ouvertement homophobes à l'époque de l'adolescence. Il s'est toujours tu quand ils lançaient leurs remarques en riant comme des idiots, parce qu'il ne se pensait pas concerné, parce qu'il avait peur des représailles. Parce qu'il était lâche. Il n'a jamais osé s'interposer, même quand ils parlaient tout bas au sujet d'Harry, pensant qu'il ne pouvait pas entendre.

Mais aujourd'hui, c'est différent. Aujourd'hui, il n'a plus envie d'avoir honte. C'est terminé. Il n'est plus ce Louis là, plus tout à fait du moins. Il est surtout profondément déçu. Au fond de lui, il espérait que ces quelques années en plus leur aient fait changer d'idée et de discours. Apparemment, aucun d'eux n'a évolué depuis le collège.

– Louis, t'es son meilleur pote, me dis pas que t'en savais rien ? Il a essayé de te draguer ou de te toucher c'est ça ? On peut aller lui faire peur si tu veux ? Non parce que je sais pas d'habitude il te colle tout le temps comme une sangsue et ce soir il est pas là c'est bizarre. Je comprends si t'as voulu t'éloigner de lui, il est vraiment répugnant, c'est...

Louis en assez entendu, il sent la colère monter en lui et lui brûler la poitrine, son sang ne fait qu'un tour. Il n'a plus quinze, seize ou dix sept ans, il n'est plus un adolescent apeuré et perdu. Il n'est plus comme eux. Et peut-être qu'il avait besoin de s'en rendre compte. Peut-être qu'il a besoin de cette claque en pleine figure pour se réveiller totalement. Il ne peut plus accepter qu'ils insultent Harry, et lui par la même occasion, sous son nez.

D'une voix haute et claire, il interrompt les paroles de Maxime en disant :

– Je suis gay.

Et il ne baisse pas le regard, comme il aurait pu le faire il y a cinq ans, il les affronte tous, droit dans les yeux. Paul s'étouffe avec sa fumée de cigarette, Maxime le fixe avec des yeux ébahis et les autres restent bouches bées. Visiblement, son annonce jeté un froid car plus personne n'ose parler, certains détournent le regard ou froncent les sourcils.

Finalement, c'est Xavier qui se jette à l'eau et demande, en laissant échapper un faux rire gêné et pas très assuré :

– Tu déconnes ?

– J'ai l'air de vouloir rire ?

Louis n'est pas le moins du monde amusé. Il est même plus énervé que jamais. Si la musique ne remplissait pas l'air, il entendrait les mouches voler ou peut-être les propres battements de son coeur.

Il les regarde tour à tour, tous ces garçons avec qui il a passé son enfance chaque été. Les longues parties de football au parc, les après-midis à la plage, les premières bières et cigarettes bon marché ou volés chez les parents, les soirées rythmées par l'alcool et la musique, toutes les bêtises parce qu'ils se croyaient les rois du monde. Mais ils n'étaient rien d'autre que des adolescents insolents et minables. Ils le sont encore.

Sur la table, Louis serre les poings. Il prend un souffle comme s'il avait cessé de respirer un moment puis continue :

– Non, mais je préfère vous le dire tout de suite. Ça vous dégoûte aussi ou parce que je suis votre pote depuis des années c'est pas trop grave ?

Son ton est tellement glacial et ironique, il ne s'est jamais entendu d'une telle manière. Il ne se pensait pas capable de tous leur tenir tête. Mais au final, ce sont eux qui baissent les yeux, honteux ou répugnés, Louis ne saura jamais, il n'en a pas besoin non plus. Il peut vivre sans eux.

D'un geste brusque, Louis se lève. Son coeur tape contre sa poitrine, ce n'est pas la peur, c'est l'adrénaline. La fierté. Son verre tangue et se renverse sur la table, mouille le pantalon de Maxime. Il peste entre ses dents. Louis ne lui accorde même pas un regard.

– Je sais que vous avez toujours détesté Harry, même quand j'essayais de l'inclure dans notre bande. Je sais que vous l'insultiez dans mon dos parce que c'était mon meilleur ami et que vous n'osiez jamais lui dire ça en face ou devant moi. Mais peut-être qu'il avait raison depuis le début et que je n'aurais jamais dû rester avec vous. J'ai eu tord de croire que vous auriez pu changer, j'ai eu tord d'avoir de vous avoir fait passer avant, d'avoir eu peur pendant toutes ces années alors que c'était vous qui craignez simplement la différence. Et je suis fier de ne plus rien avoir en commun avec vous.

La tête haute et les épaules droites, Louis prend sa veste sur le dossier de la chaise et quitte la table sur ces mots, sans demander son reste. Personne n'ose dire quoi que ce soit. Il pose un billet sur le comptoir pour sa consommation, sous le regard perdu de Greg qui n'a rien suivi à la conversation car il préparait des commandes. Louis ne s'inquiète pas, toute la ville sera bientôt au courant de ce qui s'est passé ce soir.

Il met sa veste sur ses épaules, passe une main dans ses cheveux et se dirige vers la sortie. Mais derrière lui, il entend la voix de Liam qui l'appelle. Il le rattrape, se met à ses côtés et soupire lourdement.

– Louis, les écoute pas, ce sont des idiots. Ils sont ivres et...

– Et homophobes ouais, j'avais remarqué. Merci.

– Je suis désolé, tu les connais... ils ne réfléchissent pas.

– Franchement, je n'ai pas besoin de gens comme ça dans ma vie, Liam. Si tu veux les défendre ou si tu penses pareil, tu peux repartir avec eux et m'oublier.

Le jeune homme hoche la tête et tourne le regard vers la table, Louis reste dos à eux. Il n'a plus aucun compte à leur rendre, il ne leur doit rien du tout.

– Excuse moi. T'as raison, je n'ai rien contre ça. Ils ne méritent pas ton amitié, j'aurais dû te défendre... Tu veux que je te ramène chez toi ?

– Non, ça ira, je vais rentrer à pieds.

Louis ouvre la porte du bar. Dehors, une pluie s'abat sur la ville. Il soupire, se fige dans ses pas et se tourne vers Liam. Son ami le regarde avec un sourire amusé sur le coin des lèvres, il sait déjà ce que Louis s'apprête à lui dire.

– En fait, si ça ne te dérange pas, je veux bien que tu me raccompagnes.

– Pas de soucis. Je vais chercher ma veste, j'en ai pour deux secondes.

– Merci Liam.

– Je vais pas te laisser tomber malade.

En attendant Liam, Louis sort son téléphone. Il est à peine vingt trois heures. Il écrit un message à sa grand-mère pour la prévenir qu'il rentre dans quelques minutes, même s'il se doute que son portable, qui date sincèrement d'une autre époque, doit être en silencieux et rangé au fond de son sac.

Quand Liam le rejoint, ils sortent tous les deux et courent sous la pluie pour atteindre au plus vite la voiture en bas de la rue. Ils se réfugient à l'intérieur, Louis ébouriffe ses cheveux mouillés qui partent maintenant dans tous les sens. Liam souffle, met le moteur en marche et démarre lorsqu'ils sont tous les deux attachés.

Ce soir, Liam n'a bu qu'un verre de bière, il n'a jamais trop aimé l'alcool. Louis ne le dit pas, mais il est content de pouvoir au moins encore compter sur lui. Le poids dans sa poitrine est plus léger, il prend le temps de respirer et de se détendre. Il n'a plus aucune raison d'être énervé ou tendu. Il ne reverra plus jamais ces gens là. Ils font partie du passé à présent. Un passé qu'il regrette fortement, certes, mais qu'il ne compte pas reproduire.

Durant le trajet qui dure environ quinze minutes, aucun des deux garçons ne dit quoi que ce soit. Un silence reposant règne dans la voiture. Louis a la tête appuyé contre le dossier, il observe le paysage qui défile par la vitre où se fracassent encore les gouttes de pluie. Liam conduit prudemment, mais jette parfois des regards à son ami, pour s'assurer qu'il va bien.

Finalement, il gare sa voiture devant la maison de Jeanne. Liam coupe le moteur, laisse le chauffage tourner et observe Louis qui se détache lentement sa ceinture. Il lui sourit, Louis le remercie d'avoir accepté de le raccompagner.

– Ça ira ?

– Oui, il y a cinq pas à tout casser jusqu'à la porte. Et je n'ai pas tant bu que ça.

– Non, je veux dire pour... ce qui s'est passé tout à l'heure ?

Louis soupire, baisse un instant le visage vers ses pieds puis fixe ses yeux sur le pare-brise. Autour d'eux, la pluie continue de tomber. La poitrine de Louis se serre, cette scène est un peu trop familière. Pourtant, rien dans cette voiture ne rappelle Harry. L'odeur, la qualité des sièges ou même l'ambiance. Ce n'est pas tendu. Louis se sent libéré.

– Je me suis caché et menti à moi même trop longtemps, ça me fait du bien de laisser la vérité sortir.

– Je comprends, Liam fronce les sourcils et secoue la tête, enfin non je ne suis pas... enfin j'aime toujours seulement les filles, mais je vois ce que tu veux dire. Désolé, je cherche les bons mots...

– Ça va Liam, j'ai compris où tu voulais en venir.

Les deux amis se regardent et, au bout de quelques secondes, échangent un sourire, les joues de Liam se mettent à rosir un peu. Louis lui donne un coup de coude pour le taquiner, ce qui les fait rire tous les deux.

Quand ils se sont un peu calmés et qu'ils ont retrouvé leur sérieux, Liam soupire et dit d'une voix douce :

– En tout cas, je suis content pour toi, vraiment. Et je suis fier de toi aussi. T'es un gars génial. Faut un sacré courage pour oser faire ce que tu viens de faire au bar. Surtout devant une telle bande d'idiots, sérieusement... Liam soupire, je passe de moins en moins de temps avec eux. Surtout Max et Paul, j'ai l'impression qu'ils sont encore plus bêtes que lorsqu'on avait quinze ans. Mais quoi qu'il en soit, je suis heureux que tu ais enfin parlé. Et, c'est peut-être pas grand-chose, mais je serais toujours là pour toi si tu as besoin de discuter.

Touché, Louis ne sait pas quoi lui répondre à part un merci qui vient du fond de son coeur. Il se rapproche, comme il le peut au-dessus du frein entre leurs sièges et serre Liam contre lui. L'étreinte dure une dizaine de secondes, Liam lui tapote affectueusement le dos. Ils se détachent, Louis le remercie encore une fois.

Liam se rassoit correctement dans le siège, joue avec ses doigts et demande :

– Donc... ces soit disant filles dont tu nous parlais l'été et que tu draguais à ton collège ou ton lycée et ce baiser avec Rachel à l'anniversaire de Paul, c'était réel ou... ?

Louis rit à ces souvenirs en levant les yeux au ciel. Pour suivre la tendance de ses – anciens – amis, Louis s'inventait des petites amies et des flirts à son adolescence, racontait des histoires pour rentrer dans le lot et voir le sourire fier des autres garçons quand il se mettait à parler d'une fille de sa classe qu'il avait réussi à embrasser à la récréation.

En réalité, en tout et pour tout, Louis n'a embrassé que trois personnes dans sa vie. Une fille dont il ne se souvient même plus du prénom, c'était un stupide gage lancé par un de ses amis de collège, il avait douze ans, leurs lèvres s'étaient à peine touchées trois secondes, il n'est même pas sûr que ça compte comme un réel baiser. Rachel lors de cette fameuse soirée d'anniversaire, il avait quinze ans, il avait beaucoup bu et il lui plaisait, c'était humide et collant, il n'a pas aimé. Et puis il y a eu Harry, ça il ne pourra jamais oublier. C'était, et c'est encore, le plus beau moment de sa vie, il avait dix-sept ans et il était tombé follement amoureux.

– J'ai jamais eu de copines, Liam. Je voulais juste tous vous impressionner. Mais oui j'ai embrassé Rachel, j'étais ivre et je croyais aimer les filles à cette époque, je ne savais pas encore que... voilà. Et puis, il y a eu...

– Il y a eu Harry ?

Surprit par les mots de Liam, Louis ouvre grand les yeux. Son ami se contente de lui sourire, comme s'il l'avait toujours su. C'est au tour de Louis de rougir, il se mord la lèvre et demande :

– C'est si évident que ça ?

– Mec, tu rigoles ? Vous passiez vos étés collés ensemble, tu voyais que par lui et il faisait exprès de raconter des blagues idiotes pour te regarder rire. Et Louis, je l'aime bien mais il n'a jamais été très drôle, ajoute Liam en souriant. Sérieusement, il te dévorait des yeux. J'aimerais trouver quelqu'un qui me regarde comme ça un jour moi aussi. Vous êtes fait l'un pour l'autre.

Si c'est encore possible, les joues de Louis se colorent davantage. Il sent son visage chauffer et, surtout, son coeur se serrer à l'intérieur de sa poitrine. En abandonnant Harry, il a tout perdu. Même s'il s'en veut atrocement, il commence à se dire qu'il ne peut plus rien y faire. Parce que son erreur lui a coûté leur amitié.

C'est mieux ainsi. C'est la vie.

Un lourd soupir sort des lèvres de Louis et ses épaules s'affaissent un peu. Il ne pensait pas que ça lui ferait si mal d'entendre ces paroles là. Tout bas, il murmure :

Était, plutôt.

– Quoi ?

– On était fait l'un pour l'autre.

A sa gauche, Liam fronce les sourcils, et le questionne du regard. Il n'a pas besoin de demander, Louis souffle et lui explique.

– J'ai merdé Liam. J'aurais pu tout avoir avec lui, et j'ai gâché notre amitié parce que je suis un idiot.

– C'est pour ça que tu es parti si précipitamment du jour au lendemain ?

Louis hoche lentement la tête, le regard posé droit devant lui. Il a encore honte de son comportement et il se le reprochera certainement tout le reste de son existence. S'il a perdu son premier amour, c'est parce qu'il l'a cherché.

– Je suis désolé, mais tu sais tu as peut-être encore une chance. Vous étiez certainement trop jeunes et vous ne saviez pas que vous aviez tout pour être heureux, rien n'est perdu si y crois.

– Il ne veut plus me voir, alors j'en doute fort. Merci quand même Liam...

Son ami lui offre un sourire et une tape amicale sur l'épaule. Louis ne sait pas ce qui lui a fait le plus de bien, avouer la vérité devant les autres au bar ou parler avec Liam. Dans tous les cas, il se sent ôté d'un poids.

– Est-ce que... est-ce que tu étais amoureux de lui à l'époque ? Est-ce que tu l'aimais encore ?

Louis ferme les paupières plusieurs secondes, il passe une main dans ses cheveux et souffle des mots qui lui retournent encore le ventre des années après.

– Je n'ai jamais cessé de l'aimer.

– Alors, accroche toi à ça.

Au fond de sa gorge, Louis sent ses larmes monter. Il sourit à Liam qui lui presse amicalement l'épaule. Il sent que Louis a besoin de ce soutient, a besoin d'être écouté, entendu. Qu'il a besoin d'entendre que tout n'est pas fini.

Un léger silence passe, calme et apaisant. Louis est soulagé de ne pas avoir perdu tous ses amis ce soir. Liam a toujours été un peu plus réfléchit et sage que les autres et aujourd'hui il prouve qu'il a un coeur en or.

– On peut se revoir la semaine prochaine si tu veux ?

– Ça me ferait plaisir, oui, sourit sincèrement Louis.

– Génial ! Allez, file. Et prends soin de toi d'accord ?

– Promis, envoie moi un message quand tu es rentré.

Une dernière étreinte rapide et Louis sort de la voiture. Il toque doucement à la porte, par peur de réveiller sa grand-mère si elle dort déjà. Mais elle vient lui ouvrir, emmitouflée dans sa robe de chambre. Elle remarque la voiture qui quitte la rue, sourit à son petit fils et ils rentrent tous les deux au chaud à l'intérieur.

Il n'est pas très tard, Louis va prendre une douche et se changer. Jeanne lui sert un grand verre d'eau. Il regardent le message de Liam qui vient de tomber où il lui écrit qu'il est chez lui et qu'il était content de le revoir. Un sourire aux lèvres, il rejoint sa grand-mère au salon.

Ils s'installent à deux dans le canapé et regardent une émission dont Louis ne connaît même pas le nom. Mais ça les fait rire. Jeanne ne lui demande rien, elle remarque cependant que son expression est plus apaisée.

Une fois dans son lit, Louis sort son carnet. L'inspiration lui est venue depuis qu'il est rentré du bar avec Liam tout à l'heure. Il tourne rapidement les pages, va à la dernière qu'il a rempli il y a des mois, quelques mots griffonnés qui n'ont aucun sens. Mais maintenant, Louis sait ce qu'il veut écrire. Son coeur s'emballe. Il pose le stylo sur le papier et commence la première phrase. S'ensuit alors un rythme frénétique, une poussée d'inspiration qu'il n'avait pas connu depuis des années. Louis se sent renaître. Il pourrait presque sourire.

Il s'endort tard, quand son poignet lui lance et que ses yeux se ferment tout seuls, et il trouve le sommeil sans aucun soucis. Le carnet repose, encore ouvert, contre sa poitrine.

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