Chapitre 8 : Âme(s) errante(s)
Je ne sais pas où poser le regard.
Tout autour de moi n'est que désolation. Le centre d'accueil improvisé en périphérie de Kamaishi s'est rapidement doté d'une organisation pour venir en aide aux blessés et recenser la population rescapée. On pourrait le comparer à une grande fourmilière. Plusieurs personnes, principalement des bénévoles mais aussi des professionnels des alentours sont venus assister la population. Peu de temps après l'arrivée de mon groupe au camp, nous avons assisté à celle des uniformes de pompiers et de médecins. Les premiers ont pris en charge l'évacuation en urgence des personnes les plus grièvement blessées vers l'hôpital le plus proche tandis que les seconds ont entrepris un recensement des survivants. Une fois leur mission achevée, ils ont commencé à circuler parmi les réfugiés afin de les rassurer, d'aider les pompiers et de récupérer les plaintes des personnes dont les proches sont toujours portés disparus afin de tenter d'établir une liste de recherche.
Observer cette organisation si bien menée alors que nous nagions en pleine catastrophe quelque temps plus tôt me révulse. Comment peuvent-ils continuer à faire tourner le monde alors que le mien s'est effondré ? Je regrette aussitôt cette pensée égoïste lorsque mon regard tombe sur le brancard qui passe devant moi. Un homme de l'âge de papa s'y tient allongé, le visage déformé dans une expression de pure agonie. Son genou est en miettes. Il n'y a pas d'autre mot pour décrire son articulation broyée dont la vision de l'os ensanglantée me donne la nausée. Une équipe de secouristes est partie chercher des rescapés dans les décombres, et cela fait bientôt une heure que les premiers cadavres ont commencé à être rapatriés au centre. Ils sont rapidement dissimulés à l'abri des regards sous des bâches, mais pas sans que j'aie le temps de jeter un coup d'œil à chacun d'entre eux. Il le faut, je dois m'assurer qu'il ne s'agit d'aucune d'elles trois. Quelques survivants ont également été ramenés, mais ils ne représentent rien face à la fosse improvisée un peu en retrait du camp.
Personne ne fait attention à moi, la fille sale et perdue qui déambule en serrant un sac de vêtements comme s'il était sa bouée de sauvetage. J'aurais définitivement dû m'en débarrasser, mais la vue de cette ville détruite ne m'a fait que m'y agripper encore plus. En vérité, ce sac représente la seule chose familière parmi tout ce qui m'entoure.
Tu as sauvé des habits, mais pas ta famille.
Sur mon passage, les gémissements des personnes mutilées répondent aux cris de ceux qui cherchent leurs proches en scandant leur nom à travers le camp. Je me suis moi-même égosillée pendant des dizaines de minutes, appelant tantôt avec hargne tantôt avec désespoir les prénoms de maman, Mariko et Meiling. Puis, j'ai repensé à cette lumière qui s'est éteinte en moi, à mon cœur qui ne semble battre qu'à moitié depuis et à ce vide.
Lasse, je me laisse tomber sur un gros caillou, la voix cassée, l'apparence tapissée de boue, de poussière... et de je ne sais quoi d'autre. J'attends. Nous n'avons ni eau ni électricité. J'ai tenté d'envoyer un message à maman, à Meiling et même à papa, mais aucun d'entre eux n'a pu s'envoyer. Alors j'ai arpenté la zone en montrant des photos de ma famille pour demander si quelqu'un les avait aperçus. Je n'ai récolté que des réponses négatives et regards désolés.
J'ai abandonné Yoshie et Jun sitôt parvenue au camp afin d'entreprendre mes recherches et je ne les ai pas revus depuis. Peut-être sont-ils déjà partis. Je comprends soudainement qu'enfermée dans mon désespoir, je n'ai même pas songé à leur demander si eux aussi avaient d'autres membres de leur famille qui affrontaient la vague. Une pointe d'embarras me gagne en réalisant mon ingratitude envers la femme qui m'a temporairement prise sous son aile. Malheureusement, la honte n'est pas un sentiment assez fort pour survivre contre ma détresse.
Depuis mon perchoir, j'assiste aux retrouvailles entre un oncle et son neveu. Je contemple leur joie sans même éprouver de jalousie. Ni même d'espoir de vivre la même scène. Ma poitrine en lambeaux ne me laisse pas prétendre à ce genre de miracle. Je sens encore les échos de la vive douleur qui m'a traversée quelques heures plus tôt. J'ai l'âme déchirée, voilà pourquoi je reste plantée sur ce caillou. Voilà pourquoi je ne me bats plus.
Je n'ai plus de raison de le faire.
De nombreuses légendes circulent sur les liens entre les jumeaux. Beaucoup refusent de croire en ce fameux pressentiment qu'on les dit capables de ressentir, les qualifiant de croyances surnaturelles. Je peux attester que les sentiments qui me relient à Meiling n'ont rien de mirages merveilleux. Nous avons été conçues ensemble, et plus qu'un jeu, notre « je suis toi, tu es moi » est un concept très sérieux pour nous. Nous avons toujours pensé que nous étions chacune le réceptacle d'un morceau de l'autre. Un bout d'âme, de conscience, nous ne savons pas trop, mais le fait est que nous sommes bel et bien reliées. Lorsque j'ai eu un accident pendant d'un match de volley et que je me suis tordu la cheville, Meiling a senti ma douleur depuis chez nous. Mais l'expérience la plus marquante a été lorsque ma sœur a glissé sur des rochers et s'est ouvert la tête. Je m'étais endormie sur mes cours en plein dans mes révisions, et je m'étais réveillée avec des gémissements de douleur en me tâtant le crâne. Ce n'est que lorsque mes doigts n'ont rencontré aucune zone sensible que j'ai compris que le problème ne venait pas de moi, mais de Meiling. Cet épisode lui a valu quelques points de suture, et il avait fallu lui raser une partie de ses cheveux pour pouvoir la soigner. Si nos parents étaient de ceux qui considèrent notre lien comme un conte de fées, cette mésaventure les a convaincus de la véracité de ce qui nous unit.
Rien ne permet de prouver par la raison ce phénomène, pourtant il ne nous a jamais fait mentir. Je n'avais jamais eu pleinement conscience de la manière dont l'esprit de Meiling se manifestait en moi. Je n'ai compris la place qu'il occupait que lorsqu'il a cessé d'émettre tout signal. La vérité de notre lien est plus forte que le déni. L'âme à vif, je n'ai aucun simulacre d'espoir auquel me rattacher, rien pour me permettre de me cacher de l'affreuse vérité. Il n'y a plus personne au bout du fil qui nous relie. Il ne reste plus qu'un trou béant qui menace de m'aspirer à mon tour. Ma combattivité m'a abandonnée, je ne suis plus remplie que de vide. Un vide vertigineux qui fait résonner mes pensées les plus néfastes. C'est sans doute à cause de mon esprit amorphe que je n'ai pas rechigné à suivre Yoshie lorsqu'elle a fait mine de m'entraîner ici.
L'eau s'est enfin retirée.
Au début, nous n'avons pas cru à sa disparition, persuadés qu'une nouvelle vague allait nous frapper. Nous avons attendu presque une heure avant de comprendre que la catastrophe était bel et bien terminée. C'est un homme d'une quarantaine d'années qui a commencé à parler d'évacuer les lieux. Plusieurs voix récalcitrantes se sont alors fait entendre, mais les plus courageux sont parvenus à calmer les peurs en démontrant les faibles risques que nous encourrons à présent.
Indifférente aux inquiétudes, je m'approche du bord du toit comme je l'ai fait lors de la première vague. À nos pieds ne se trouve qu'un spectacle de désolation des plus sinistres. Kamaishi n'est plus qu'un lac de boue géant, un champ de ruines et de décombres. Les toitures sont arrachées de leurs habitations, les voitures ne sont plus que des amas de tôle cabossés retournés. La plupart des débris ne sont que des morceaux de bois et de métaux inidentifiables. Seuls quelques rares bâtiments tiennent encore debout grâce à je ne sais quel miracle. Un silence qui n'a rien de naturel succède au précédent capharnaüm. L'aspect lugubre de l'atmosphère la rend angoissante alors même que le carnage semble achevé.
Tout a un air de fin du monde. Pourtant je me fiche bien de rester sur ce toit ou d'en descendre. Il n'y a plus aucun signe de vie autour de nous, et je n'ai besoin de personne pour comprendre qu'à nos pieds ne se trouve qu'un cimetière d'âmes errantes. Combien de rescapés ? Non, la vraie question est plutôt : combien de personnes ont perdu la vie aujourd'hui ? Combien de visages que j'ai connus ont-ils été emportés par les flots ? Ce n'est pas la peur de croiser une voisine parmi ces vestiges qui me glace. C'est d'apercevoir maman ou Mariko. C'est de la voir elle. Parce que je sais qu'elle est là, quelque part, et que son sort n'a rien connu de semblable au mien. Je le sais, je le sens. Aussi vrai que je perçois les battements de mon cœur dans ma poitrine, je ressens l'absence des siens. Comme si mon cœur avait toujours battu pour entendre le sien en écho. Mais il n'y a plus qu'une seule pulsation sur notre fréquence. Une partition incomplète. Un hymne à quatre mains qui perd tout son sens sans son deuxième compositeur.
« Soyez égoïstes s'il le faut, mais restez en vie. »
La voix de maman résonne dans ma tête, déformée par le prisme de ma culpabilité. Égoïste, pour sûr, je l'ai été. J'aurais dû insister pour que Meiling m'accompagne, je n'aurais pas dû l'abandonner sur cette école instable. Je me suis laissée leurrée par la flamme dans ses yeux, mais que peut la détermination d'un être humain face à l'une des pires catastrophes naturelles ? Comment ai-je pu être aussi naïve ? Meiling m'a toujours paru incroyable, capable de réaliser tout ce que son esprit pouvait imaginer. Peut-être que je l'idéalise parfois, mais comment ai-je pu croire qu'elle puisse être de taille, qu'elle puisse avoir une chance contre l'impétuosité de l'océan ? Comment la peur pour ma survie a-t-elle pu me convaincre de laisser la personne qui m'est le plus cher derrière moi ?
« Prenez soin l'une de l'autre. »
Les mots de maman sont des coups de poignard. Mes échecs me prennent d'assaut. J'ignore si maman a survécu, et pendant une seconde je ne sais pas quel est le pire. La retrouver et affronter sa déception et sa colère ou bien la savoir partie en lui ayant fait défaut.
Un poids se forme dans mon estomac et remonte bien vite jusque dans ma gorge. Je me penche un peu plus par-dessus le toit et vomis. Si quand je suis malade, vomir me soulage en me soulageant de mon mal, c'est loin d'être le cas à présent. Mes maux – la colère, la peur, la culpabilité – me maintiennent prisonnière d'une tourmente dont je n'ose même pas espérer échapper.
C'est ma faute c'est ma faute c'est ma faute c'est ma faute.
Un tapotement sur mon épaule me tire de ma litanie. Je me retourne pour tomber sur Jun. Je n'ai pas entendu le son de sa voix depuis que nous avons fait connaissance, aussi le regard que je lui adresse est chargé d'interrogations. Toujours sans un mot, il plonge la main dans la poche de son short pour en sortir un mouchoir en tissu. Ce n'est que lorsqu'il me le tend que je comprends son intention. Il me prête son mouchoir pour que je puisse m'essuyer. Une nouvelle émotion me serre la gorge alors que je le saisis, une émotion qui me semble appartenir à une autre vie.
— Merci, je lâche d'une voix étranglée.
Je m'essuie la bouche du mieux que je peux, et c'est seulement après que je remarque que Yoshie s'est approchée de nous.
— Nous allons bouger pour quitter la zone, nous annonce-t-elle. Il faut y aller, il ne sert à rien de s'attarder ici.
Suivant le mouvement de Jun, je me redresse et rejoins le reste du groupe qui entreprend déjà de descendre du toit. Bien trop vite, nous nous retrouvons les pieds sur les débris et je dois prendre une profonde respiration pour ne pas me mettre à paniquer de nouveau. J'ai l'impression de me tenir quelque part entre terre et mer, comme lorsqu'on se trouve dans ce sable tellement gorgé d'eau qu'on ne sait pas bien si on n'est pas déjà en train de se faire aspirer par les flots.
Je m'efforce de recentrer mon attention sur les discussions, même si je n'arrive pas à me départir de cette sensation d'enlisement. Les adultes parlent de s'éloigner dans les terres en direction de la ville la plus proche. L'objectif est de rejoindre un camp de réfugiés, une mesure mise en place lors des situations comme celles-ci. Ce n'est que lorsque je vois deux groupes se former que je comprends que mes divagations m'ont fait manquer une partie de la conversation.
— Où vont-ils ? je demande à Yoshie en désignant les quelques hommes qui se tiennent en retrait et pointent les restes d'habitations du doigt.
L'expression de Yoshie devient préoccupée tandis qu'elle suit mon regard.
— Ils vont parcourir les ruines pour tenter de retrouver des survivants. Il doit y avoir des personnes en détresse qui ont besoin de secours au plus vite. Ils espèrent aussi retrouver leur famille.
Mon cœur s'emballe en entendant l'espoir que représente cette dernière phrase.
— Il faut que j'y retourne aussi, je déclare alors.
J'ai à peine le temps de faire un pas que la main de Yoshie s'abat sur mon épaule pour me retenir.
— Ce n'est pas prudent. Laisse-les s'en charger, nous allons les attendre à l'abri.
— Ma famille est là-bas.
Ses yeux s'affaissent en entendant ma réponse. Je n'ai pas besoin de lire ses pensées pour savoir qu'elle ressent de la pitié.
— Tu as plus de chance de retrouver ta famille au point de réunion que parmi ces décombres.
S'ils sont encore vivants.
La fin de sa phrase flotte entre nous. Profitant de ma confusion, Yoshie entoure mes épaules de son bras et nous entraîne Jun et moi à sa suite. Une boule se forme dans ma gorge. J'ai l'impression de tourner une nouvelle fois le dos à Meiling, de choisir de me sauver au lieu de la choisir, elle. Le fait de laisser Yoshie me guider sans résister et sans insister plus pour rejoindre le groupe de chercheurs montre bien que je ne suis déjà plus moi-même. Mais ce vide en moi ne peut pas mentir, et la dernière partie rationnelle de mon cerveau sait que le centre est sûrement mon seul moyen de retrouver maman et Mariko.
Ce n'est que lorsque je tourne le dos à l'océan et qu'une pointe de soulagement m'envahit que je comprends que je n'ai jamais l'horizon depuis le début de la catastrophe. J'ai toujours gardé au moins un coin d'œil rivé à ce que mon cerveau a enregistré comme danger. Comme ennemi. Je réalise que tout mon corps frémit en y songeant et ce constat me semble aussi vertigineux que l'immensité bleue. J'ai peur de l'océan.
Comment m'en étonner alors que chacun de mes pas demande la plus grande vigilance. Nous ne sommes pas encore hors de danger, sortir de ce dépotoir sains et saufs n'est pas une mince affaire. Une chute sur un objet pointu, une coupure sur un débris métallique ; ces éventualités nous forcent à avancer avec une lenteur méthodique. Si cette prudence épargne nos corps, elle est loin de faire de même avec nos esprits. Notre rythme nous laisse le loisir de constater l'ampleur des dégâts autour de nous. Si j'ai pu en avoir un aperçu depuis le toit, parcourir la zone à pied me fait l'effet d'une vision à la loupe du désastre.
Notre groupe s'est arrêté une fois après avoir aperçu un bras humain parmi les décombres. Quelques adultes se sont approchés, mais se sont rapidement rendus à l'évidence. C'est après cet épisode que les faibles conversations se sont tues. Les regards ont commencé à se fixer droit devant ou sur nos pieds au lieu de balayer les alentours. Nous ne nous soucions pas de l'état de nos vêtements, trempés de boue et d'eau. Je crois que tous les cerveaux se sont mis en off et que nous avançons uniquement grâce à l'objectif que nous nous sommes fixé. Aucune autre situation ne pourrait mieux illustrer ce que nous appelons « instinct de survie ». Enjamber, avancer, ne pas réfléchir. Je ne sais par quel miracle nos jambes nous portent encore.
Seul le bruit de nos respirations et des avertissements casse le silence ambiant. On ne prête jamais attention aux petits bruits de la vie, trop habitués à les entendre. Ce n'est que lorsqu'ils se font manquants que nous nous apercevons combien ils nous sont essentiels. Les éclats de vie, le bruit du vent se faufilant entre les branches, le cri des mouettes... la mélodie printanière a disparu pour laisser place à l'écho du silence.
« Tu vas vraiment laisser ta sœur ici ? »
Un hoquet de stupeur m'échappe quand la voix de maman résonne dans mon esprit. Elle n'a jamais prononcé ces mots, je le sais bien, mais le tour que mon esprit me joue est bien trop fort pour que son effet ne me dévaste pas.
« Tu as échoué, Sayaka. »
Mon esprit projette tous les spectres qui me hantent dans ce champ de ruines qui nous entoure. J'ai conscience que les digues en moi craquent, que l'adrénaline qui est montée pendant la catastrophe retombe et que l'horreur est bien trop grande pour me permettre de tenir sans. Mais même en sachant qu'il s'agit de mon propre cerveau qui m'envoie ces mirages, que c'est moi qui mets dans la bouche de mes proches les pensées qui me tourmentent, je ne parviens pas à revenir complètement à la réalité.
« Tu avais promis, Saya. »
— Non..., je lâche d'une voix cassée de ne pas avoir parlé depuis trop longtemps.
Je comprends trop tard que la stupeur causée par le timbre de ma sœur m'a fait glisser et je me retrouve bientôt le nez dans la boue. Le choc a néanmoins le mérite de couper court aux hallucinations aussi vite qu'elles sont apparues, mais un voile de sueur froide me recouvre intégralement. Je m'empresse de rassurer Yoshie d'une voix blanche et m'époussette superficiellement avant de me remettre en marche en ignorant son regard inquiet.
Enjamber, avancer, ne pas réfléchir.
Enjamber, avancer, ne pas réfléchir.
J'ai beau marteler ce mantra dans ma tête, j'avance en vacillant, bien trop remuée pour reprendre mon pas robotique. Parce qu'au fond, peu importe qui prononce ces mots, ça ne change rien à leur sens. Je me suis trahie en les trahissant. La vérité, c'est que Saya aurait remué ciel et terre pour retrouver Mei.
Où qu'elle se trouve.
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