Chapitre 6 : Tsunami tendenko

(Note : Tsunami tendenko est un mot d'ordre appris par les enfants à l'école. « Tendenko » signifie « chacun pour soi ». L'expression invite donc à fuir pour se mettre à l'abri plutôt qu'à rester aider les autres lorsqu'une alerte au tsunami est lancée.)

*   *   *

Tout mon être est passé en mode survie.

Un seul objectif en vue : triompher de cette vague monstrueuse.

Je coule un regard en biais vers les personnes autour de moi et pince les lèvres en constatant que nombre d'entre elles ont leur téléphone à la main. Ils veulent filmer l'extraordinaire, l'incroyable pour pouvoir ensuite montrer ce qu'ils ont affronté. Seulement, je ne parviens pas à voir cette vague comme un phénomène de foire à capturer pour dire « J'y étais. Regardez ce à quoi j'ai survécu ». Cette vague s'apprête à faucher des dizaines, sûrement des centaines de personnes. Elle n'est rien d'autre que la Mort, et personne n'a envie de se retrouver nez à nez avec elle. L'idée de filmer pour informer de ce qu'il se passe ici ne me traverse même pas l'esprit : ma réalité vient de se réduire à Kamaishi, à Meiling à mes côtés. Rien d'autre n'existe qu'ici et maintenant.

Une traînée de sueur se répand le long de ma colonne vertébrale en pensant à maman et Mariko qui sont là, quelque part. Si j'ai une confiance aveugle en la débrouillardise de maman, je ressens une inquiétude grandissante en songeant à la jambe plâtrée de Mariko.

Ça ne va pas le faire.

— Je ne peux pas croire que ça nous arrive alors que ça se passe juste devant mes yeux, murmure ma jumelle. Je ne peux pas rester là et regarder, Saya, je ne peux pas. Je refuse de regarder ça et d'imaginer maman et Mariko en train de se battre pour leur vie.

Plus que ses mots, c'est le surnom qu'elle a employé qui trahit le plus son effarement. Celui qu'elle utilisait lorsqu'on était petites. Saya et Mei. Mei et Saya. Les diminutifs qu'on employait quand on était encore tellement semblables qu'on ne corrigeait personne si on nous confondait. Je pouvais être tout aussi bien Mei que Saya. Maintenant que la frontière entre nos deux personnalités est bien distincte, ce genre de quiproquo arrive moins souvent auprès des personnes qui nous connaissent. Meiling et sa démarche déterminée. Sayaka et son air calme. Meiling qui parle exprime librement ses idées et qui agace autant qu'elle amuse. Sayaka qui ne s'énerve jamais et qui excelle en cours. Pourtant, à cet instant, je sens que nos personnalités se rejoignent à nouveau. La peur nous tord les entrailles et nous souhaitons pouvoir fermer les yeux et pouvoir imaginer que tout cela n'est qu'un rêve plutôt que d'assister à cette invasion qui s'apprête à nous prendre ce que nous avons de plus cher.

— Maman sait comme il faut agir. Il faut qu'on lui fasse confiance.

Meiling ne me répond pas, mais je sais qu'elle pense comme moi. Maman a beau savoir ce comment il faut agir, aura-t-elle le temps de le faire avant qu'il ne soit trop tard ? Nous ne pouvons qu'espérer que Mariko et elle trouveront un abri qui les gardera sauves jusqu'à la fin de la catastrophe.

— Oh mon Dieu, il faut que j'envoie un message à Haru ! s'exclame tout à coup Meiling.

Elle dégaine aussitôt son téléphone et ouvre sa discussion avec Haru sans perdre de temps.

— Il y a plus urgent, ça peut peut-être attendre, je lâche sans pouvoir empêcher de laisser transparaître l'exaspération que je ressens.

— Non, ça ne peut pas, tranche-t-elle.

Je comprends à son ton qu'elle envisage toutes les possibilités, y compris les versions de l'histoire où on ne s'en sort pas alors que je refuse d'imaginer un autre scénario que celui dans lequel nous rentrons chez nous saines et sauves.

— La vague entre dans les terres ! s'écrie quelqu'un non loin de nous.

Par réflexe, mes yeux se tournent vers l'horizon. C'est bien vrai, la vague est là. Dans quelques minutes, le monstre sera à nos pieds.

J'ignore les battements de mon cœur qui semble vouloir sortir de ma poitrine et reporte mon attention sur ma sœur dont les doigts tapent avec frénésie. Je relève brièvement que le nom de son correspondant n'est plus Haru, mais un certain Takumi. Un tremblement soudain, vite suivi par un nouveau cri, m'empêche de m'interroger sur l'identité de cette personne.

— La falaise risque de s'effondrer, il faut qu'on change d'abri !

La déclaration de l'inconnu suffit à remettre tout le monde en action. Je constate qu'en effet, la falaise sur laquelle est accotée l'école est en train de montrer des signes d'effondrement. Faisant confiance aux gens du coin pour connaître les autres points qui nous permettront de nous mettre en sécurité, je leur emboîte le pas mais m'arrête quelques mètres plus loin quand je remarque que Meiling ne m'a pas suivie.

— Mei, il faut qu'on y aille ! Tu n'as pas entendu ? L'abri est affaibli.

Je me fais bousculer par quelqu'un qui fuit, mais mon regard reste accroché à la silhouette de ma sœur. Lorsque je constate qu'elle n'esquisse pas de mouvement pour me rejoindre, je m'approche à nouveau d'elle juste à temps pour l'entendre :

— Je ne peux pas partir.

L'absurdité de sa phrase me fait d'abord douter d'avoir bien compris, mais le mélange de peur et de détermination qui émane d'elle me convainc du contraire. La lueur décidée dans son regard m'indique clairement le retour de Meiling. Mei a disparu, et je le regrette aussitôt. Si nos caractères ont gardé une chose en commun en grandissant, c'est bien notre obstination. Et si Meiling semble avoir décidé pour une raison qui m'échappe de rester ici, son entêtement ne va pas m'aider à lui faire entendre raison.

— Ne sois pas absurde. On ne sait pas si l'abri va tenir le choc, il faut qu'on trouve un endroit plus sûr. Maman a dit...

— ... qu'elle nous rejoindrait, me coupe-t-elle. Je ne peux pas partir, Sayaka. J'ai déjà l'impression d'avoir abandonné maman en l'ayant laissé partir seule, je ne peux pas le faire une deuxième fois.

Ses mots sont comme des lames en plein cœur. Concentrée sur notre survie, je me suis empêchée de laisser grandir cette sensation d'avoir abandonné maman. La résolution de Meiling me fait culpabiliser de suivre si fidèlement les consignes de maman.

« Soyez égoïstes s'il le faut, mais restez en vie. »

L'écho de cette phrase me permet de me ressaisir. Je coupe aussitôt court à tout autre sentiment que l'urgence de la fuite. Il faut que je me secoue. Je me suis promis que nous serions des survivantes, je ne dois pas laisser la culpabilité se mettre en travers de cet objectif. J'aurais tout le temps de m'en vouloir plus tard. Je préfère ça plutôt que de ne pas avoir l'opportunité de le faire. Si je dois vivre tout en ne connaissant plus que ce sentiment, mais en ayant sauvé Meiling, ainsi soit-il, ça en aura valu la peine.

— On les retrouvera après, faisons leur confiance. Il faut qu'on se sauve de notre côté. On ne peut pas faire marche arrière, Meiling, ce serait de la folie.

Mes mots se heurtent à un barrage, ma sœur secoue la tête comme pour empêcher mes paroles de l'atteindre.

— Je ne veux pas faire marche arrière, je ne suis pas sotte. Je veux simplement rester ici jusqu'à ce qu'elles nous retrouvent.

— Et risquer ta propre vie ? je m'écris.

Je suis réputée comme étant une fille conciliante qui garde son sang-froid, mais que ma sœur se mette en danger me met hors de moi. Je ne peux penser qu'à cette vague qui nous fonce inexorablement dessus alors que nous sommes en train de perdre du temps.

— Ma vie ne sera pas beaucoup plus en danger ici que sur un autre abri un peu plus loin, s'obstine-t-elle.

La flamme que je vois dans son regard fait couler en moi un sentiment d'impuissance. Je ne l'ai jamais vu abandonner ce qu'elle avait en tête quand elle l'arborait. Et je ne l'ai jamais vu perdre non plus. Ce feu dans ses yeux a toujours été le signe avant-coureur de sa victoire. Mais quelles sont ses chances face à cet adversaire ?

— Vas-y, toi, continue-t-elle. Vu ce qui arrive, le réseau téléphonique ne va pas tarder à être coupé et il faudra bien que quelqu'un guide les secours si maman et Mariko ne réapparaissent pas. Si ça tourne vraiment mal, c'est toi qui devras envoyer de quoi nous sauver.

— On peut le faire ensemble, je proteste.

Mais là où sa voix se raffermit de plus en plus, la mienne perd de sa force, comme dans un rapport de plus et de moins où les forces se compensent. Sa détermination s'oppose à mon tiraillement. Je suis déchirée entre lutter seule sur ce toit avec Meiling ou rejoindre les autres pour interpeler au plus vite les secours. Maman et Mariko ont peut-être dû trouver un abri à l'improviste, mais qui sait combien de temps il les protègera ?

— Il faut que tu y ailles, Saya, insiste-t-elle d'un ton radouci.

Comme si elle savait que c'était ce dont j'avais besoin.

Comme si elle non plus ne voulait pas qu'on affronte ceci en se balançant des cris.

— Si l'abri s'endommage davantage, tu fuis, je lui commande alors.

— Promis, s'empresse-t-elle de répondre.

— Et tu ne prendras pas de risques inconsidérés. Sois égoïste, réfléchis et reste en vie.

Un frisson me parcourt la nuque en prononçant cette phrase. Comme si c'était quelqu'un d'autre qui avait parlé, comme si mon cerveau avait pris les commandes de ma bouche et l'avait prononcée parce qu'il savait qu'il le devait.

— Je te le jure. Et toi, alerte dès que tu peux les secours que deux femmes dont une avec la jambe plâtrée sont restées en contrebas et ont besoin d'aide au plus vite.

Je hoche la tête, la gorge soudainement trop encombrée pour laisser passer un mot.

— Dépêche-toi, Saya, m'enjoint Meiling d'un ton pressant.

Mes yeux font de rapides entre son visage et l'eau derrière elle qui se rapproche de plus en plus. Meiling ne laisse pas le temps à de nouveaux doutes de s'installer et me pousse au niveau de l'omoplate.

— Cours !

Son geste force mes jambes à bouger pour conserver mon équilibre, sauf qu'elles ne s'arrêtent plus. Elles ont bien intégré l'ordre de ma jumelle. Mes pieds martèlent le bitume, empruntant la même direction que les habitants avant moi. J'ai l'impression que c'était il y a une heure, alors que ça ne fait sûrement pas plus de deux minutes.

Je ne me retourne pas, parce que je sais que sinon je m'arrêterais. Je balance toute mon énergie dans cette course, aidée par mes nombreuses années de volley. Je ne pense qu'à trouver du secours. Je fais taire toutes ces voix dans ma tête qui me hurlent de faire demi-tour. J'ai choisi de faire confiance à Meiling et je n'ai pas le temps de douter. Je me repasse la flamme qui illuminait ses yeux. Plus jeune, j'étais persuadée que c'était la trace d'un quelconque esprit malin qui l'habitait et qui lui conférait sa force. Si j'ai perdu cette croyance crédule en grandissant, je prie aujourd'hui pour que cet esprit veille sur elle, s'il existe. Et surtout, je repousse au fond de mon esprit cette pensée qui rend chacun de mes pas un peu plus tremblants.

L'eau est connue pour éteindre le feu.

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