Chapitre 5 : La terre tremble

Avant que j'aie le temps d'analyser la situation, maman prend d'autorité nos bras pour nous tirer vers la sortie et je me ressaisis pour comprendre ce qu'elle fait. S'il n'y a aucun meuble sous lequel se cacher, sortir et se tenir éloigné des bâtiments susceptibles de s'effondrer. Ce n'est pas la première fois de ma vie que je sens des secousses, mais c'est la première fois qu'elles ont cette intensité. Je tente du mieux que je peux de me rattacher au protocole. Il est rassurant de constater que nous savons comment gérer ce genre de situation. C'est comme un exercice, je tente de me rassurer. Fais comme on t'a appris et tout ira bien.

Le cri de Meiling me tire de mes réflexions et je suis son regard pour apercevoir des pylônes commencer à pencher. Mon corps palpite en même temps que le sol s'agite. Heureusement, maman garde la tête froide et nous attire dans un endroit plus en retrait. Elle nous force à nous accroupir avec elle et nous nous empressons de nous recroqueviller contre elle tandis qu'elle ramène nos têtes contre sa poitrine dans un instinct de protection. Je ferme les yeux pour tenter de me couper de mon environnement, mais c'est inutile. La terre s'agite et ses vibrations se répercutent dans chacun de mes os. Le pire est peut-être le vacarme que ses dégâts causent qui donnent au moment un air de fin du monde.

Je soulève légèrement les paupières et l'expression de panique sur le visage de Meiling me ravage davantage que ce qu'il se passe autour de nous. Envolée toute détermination, je lui découvre un air perdu que je ne lui ai jamais vu et c'est ce qui me pousse à me ressaisir. Je ne peux pas me laisser aller quand elle est dans cet état. Je m'efforce de récupérer mon souffle que j'avais inconsciemment coupé. Réfléchis et apprends, Sayaka. Meiling panique, tout le monde dans la rue panique, bon sang, la nature elle-même panique !, il faut bien que quelqu'un ait les idées claires.

J'attrape la main de ma jumelle, et c'est comme si une part de moi se stabilisait au milieu de toutes ces secousses. Lentement, je tâche de me convaincre que je ne suis pas concernée par la poussière qui s'échappe des murs des bâtiments ni par l'eau qui gicle hors des bouches. Je peux accepter que n'importe quoi s'effondre tant que cette main reste dans la mienne. Je me force à réduire ma réalité à ce contact, je dois simplement tenir dans cette position jusqu'à ce que tout s'arrête. Parce que ça va forcément s'arrêter. Ce n'est pas le premier séisme qui frappe ces terres, mais c'est le premier qui me traverse, moi. Est-ce que le sol vibre toujours si fort qu'on a l'impression qu'il va s'ouvrir pour nous engloutir ?

Au bout d'un moment qui semble interminable, le séisme prend fin aussi soudainement qu'il a commencé. Je mets quelques instants à réaliser que le monde se stabilise de nouveau, même si je ne parviens pas à lâcher la main de ma jumelle. Hagarde, je plonge mes yeux dans les siens où le choc se lit encore. Tout doucement, les gens autour de nous recommencent à bouger. À quelques mètres de nous, une femme demande de l'aide pour sa fille, blessée par des éclats de verre. Lorsqu'un homme d'une trentaine d'années s'avance dans leur direction, je relève la tête vers maman, qui ne nous a pas lâchées. L'expression de son visage me glace autant le sang que les secousses précédentes.

Maman est livide.

Alors que je la décrivais comme imperturbable il y a à peine une heure, je suis confrontée à la chute de ses traits. Toute couleur a quitté son visage, la laissant comme statufiée sur place. Ce constat éveille une nouvelle angoisse en moi. Cette contenance que nous essayons de lui faire perdre enfants, je ne m'étais jamais rendu compte à quel point elle était rassurante en réalité. La vue de la mine décomposée de maman marque la perte d'un repère qui me déstabilise plus que prévu.

— Maman, tout va bien ?

Je me sens idiote à poser la question alors que tout autour de nous témoigne de la misère de notre situation, mais j'ai besoin de l'entendre.

— C'est terminé, j'ajoute. On ferait mieux d'aller retrouver Mariko pour s'assurer qu'elle va bien.

La mention de notre tante semble la réveiller un peu. Ses mains tombent de nos têtes tandis qu'elle amorce le mouvement pour se lever. La voix chevrotante de Meiling se fait enfin entendre et un poids se soulève dans ma poitrine, me faisant comprendre à quel point j'en avais besoin.

— C'est terminé, répète-t-elle l'air de ne pas y croire. Je ne suis pas calée en séisme, mais c'en était un sacré, non ?

Maman baisse son visage vers elle. Ferme les yeux. Acquiesce.

— C'était un sacré, oui. Je vais rejoindre Mariko. Allez nous attendre dans les hauteurs.

— Pas question, on vient avec toi, proteste Meiling en faisant un pas vers notre mère.

Moi, je reste pétrifiée sur place. Ces mots, associés à la pâleur inhabituelle de maman, ne peuvent signifier qu'une chose.

— Sacré à ce point ? je couine.

Maman me fixe droit dans les yeux, et je retrouve un peu de sa posture naturelle dans le regard droit et sérieux qu'elle m'adresse. Cependant, je ne trouve aucun réconfort dans ce signe familier. Au contraire, mes orteils se replient dans mes baskets. Meiling nous dévisage à tour de rôle avec des points d'interrogation dans les yeux.

— De quoi est-ce que vous parlez ?

— Un tremblement de cette envergure... On n'est jamais trop prudent, il faut anticiper un tsunami.

J'encaisse le mot. Il coule en moi comme une alerte. Ni Meiling ni moi ne songeons à contredire notre mère. Nous avons parfaitement conscience des risques que présente notre territoire, le déni ne nous sauvera pas.

Comme en réponse à nos craintes, le cri des téléphones commence à se mêler à ceux des personnes autour de nous. L'alarme bruyante répand la nouvelle à des kilomètres à la ronde pour permettre à un maximum d'habitants de se mettre à l'abri. L'urgence déferle sur nous, et nous devons agir avant même de nous laisser le temps de réaliser.

Une vague géante va briser sur nous dans quelques minutes.

Un raz-de-marée humain se rue déjà à l'opposé de l'océan, vers les hauteurs salvatrices. Nous sommes bousculées par des personnes qui nous doublent, paniquées, pourtant, nous ne faisons pas encore mine de fuir. L'image de Mariko empêtrée de son plâtre me retient sur place. Je ne sais pas dans quelle direction aller.

Heureusement, maman reprend la situation en main.

— Je vais aller chercher Mariko. Je veux que vous alliez vous mettre en sécurité dans les hauteurs sans tarder. Suivez les autres et gagnez les abris officiels. On vous rejoint au plus vite.

Je sens à la crispation de ses doigts sur mon épaule le déchirement qui la traverse. Son instinct lui crie de rester avec nous, mais son cœur ne peut pas se résoudre à laisser sa sœur derrière elle.

— Est-ce que tu es sûre que tu auras le temps ? je demande.

— Est-ce qu'il ne vaut mieux pas rester ensemble ? s'inquiète Meiling à son tour.

À l'entente des premières protestations, maman s'incline de façon à se retrouver à notre hauteur. Je ne lui ai jamais vu un regard aussi froid de détermination.

— Écoutez-moi bien. Il faut que vous compreniez que nous n'avons pas le temps de douter ou d'hésiter. Il s'agit de survie. Quoi qu'il se passe, je veux que vous restiez focalisées uniquement sur ça. Soyez égoïstes s'il le faut, mais restez en vie. Et surtout, prenez soin l'une de l'autre.

Elle attend que nous hochions la tête, davantage par mécanisme que par réelle approbation, avant de nous pousser dans le dos.

— Ne perdons pas de temps.

Cette pression semble être tout ce dont nos jambes avaient besoin pour se mettre en mouvement. Nous nous laissons diriger par la foule qui se précipite vers les infrastructures prévues. Lorsque je me tourne pour voir si maman nous regarde encore, je n'ai que le temps d'apercevoir sa chevelure de jais disparaître à contre-courant.

Je suppose que le dédoublement qui s'opère ensuite en moi s'appelle l'instinct de survie. C'est comme si mes émotions se détachaient de mon corps. Je ne bouge plus qu'en pilote automatique. Il ne s'agit pas de faire au mieux, non, il s'agit de survie. Je ne peux pas faillir. Je sais que ce qui arrive est réel sans que ce qu'il se passe autour de moi ne semble pourtant l'être. Peut-être même est-ce ce qui me permet de me dépasser. Mes limites n'existent plus dans une réalité alternative. Je sens peser au-dessus de nos têtes le poids du sablier qui s'écoule peu à peu, nous rapprochant inexorablement de la catastrophe. C'est une course contre la montre.

Les personnes qui tentent de s'éloigner en voiture se retrouvent bloquées par la masse fuyante. Alors que nous suivons un groupe d'individus composé en majorité d'enfants jusqu'au toit d'une école servant apparemment d'abri officiel, j'entends des rumeurs circuler autour de nous.

— Je n'ai jamais senti de tremblement aussi fort.

— Ils ont annoncé une vague de trois mètres à la radio.

Je réalise que nos mains se sont trouvées inconsciemment lorsque celle de Meiling serre la mienne pour me transmettre sa peur.

— Ne t'en fais pas, j'ai lu que les murs brise-lames de Kamaishi étaient les plus profonds du monde. Ils sont même dans le Guiness World Records, je m'empresse de l'apaiser.

Me raccrocher à des faits m'aide à me sentir en contrôle. La première partie du plan est accomplie, nous sommes en sécurité. Nous n'avons plus qu'à attendre que maman et Mariko nous rejoignent.

— Tu arrives à réciter tes leçons en pleine catastrophe, remarque-t-elle avec un fantôme de sourire.

— Désolée...

Elle secoue la tête.

— Non, c'est rassurant. On peut compter sur ton intelligence en toute situation.

Sa confiance me dote d'une responsabilité encore plus grande. Meiling compte sur moi et je ne lui ferai pas défaut.

Mais alors que je commençais à m'habituer aux cris d'alerte, c'est un nouveau son qui attire mon attention. Un rugissement qui ne s'apparente à rien de ce que j'ai pu entendre auparavant. Comme tout le monde autour de nous, nous tournons instinctivement la tête en direction de la mer, et je sais.

Je sais que je n'oublierai pas la vision de cette ligne jaune qui défigure l'horizon.

Je sais que je ne me débarrasserai jamais de cette sensation de voir la Mort nous foncer dessus.

Je sais que la terreur que je ressens à cet instant restera tapie quelque part en moi pour toujours.

Je sais que tous mes faits volent en éclats. Tout aussi impressionnants que soient les brise-lames mondialement reconnus, ils ne valent rien contre ce monstre.

Je ne suis pas en sécurité, Meiling non plus. Et quand je regarde les habitations en contrebas, une dernière réalisation me frappe.

C'est trop tôt. Maman doit à peine avoir rejoint Mariko, elles n'auront pas le temps de nous retrouver sans avoir à affronter la vague.

Oubliée la mer apaisante avec laquelle je communiais il y a peu, ce géant sorti du plus profond de l'océan se dresse aujourd'hui comme mon plus grand ennemi.

Je regarde les genoux tremblants de Meiling et je prends ma décision.

« Nous n'avons pas le temps de douter ou d'hésiter. »

Nous serons des survivantes.

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