Chapitre 4 : Mots indélébiles
— Rien de tel qu'un peu de shopping pour profiter des vacances !
Notre mère esquisse un fin sourire face à l'enthousiasme de Meiling qui déambule parmi les rayonnages de vêtements.
Agacée de nous voir tourner en rond dans la maison, Mariko a fini par convaincre notre mère de nous emmener profiter d'une virée mère-filles au centre commercial. Bien qu'elle ait rencontré de la résistance, Mariko a tenu fermement sa position et a bien fait comprendre à maman qu'elle était blessée mais pas handicapée, et qu'elle était parfaitement capable de rester quelques heures toute seule. Meiling ne s'est pas départie de son expression lumineuse depuis que nous avons quitté la maison de notre tante, et je dois dire que j'ai ressenti aussi du soulagement en quittant les murs de notre chambre pour sortir faire une activité un tant soit peu excitante.
— Vous avez bien aidé votre tante, vous méritez un petit réconfort.
Ce feu vert est tout ce qu'il faut à Meiling pour commencer à prendre les vêtements en main et les placer devant elle pour faire sa sélection. Sans surprise, mon avis est rapidement sollicité pour savoir quelle couleur lui sied au teint ou quelle coupe lui va le mieux.
Notre look vestimentaire est l'une de nos plus grandes différences. Là où je me tourne vers le confort et les pantalons, Meiling jure par toute tenue lui permettant d'avoir les jambes à l'air. Sans que nous ne sachions pourquoi, elle a toujours détesté sentir un quelconque tissu autour de ses jambes. Pour ma part, si la jupe de l'uniforme scolaire ne me pose aucun problème, elle est loin d'être le genre de vêtement vers lequel je me dirige naturellement. L'époque où nous nous amusions à nous habiller de manière identique est bien loin désormais.
Meiling voltige entre les rayons, et, une fois plusieurs pièces en main, elle se dirige vers les cabines d'essayage. J'échange un regard complice avec maman en voyant ma sœur récupérer l'énergie qui la caractérise et qui lui faisait défaut ces derniers jours. Sans qu'elle ait besoin de nous le demander, nous la suivons, prêtes à donner notre avis sur sa sélection. Elle essaie une première blouse blanche qui la laisse dubitative et disparaît une nouvelle fois derrière le rideau.
— Tu as des nouvelles de papa ? je profite de l'attente pour demander à maman.
Je récolte un coup d'œil avant qu'elle ne redirige son regard droit devant elle. Imperturbable, comme à son habitude.
— Votre oncle et lui sont très occupés en ce moment. La rencontre avec un potentiel futur client qui représente une grande opportunité approche. Il ne va pas rentrer tout de suite.
Ma moue ennuyée ne lui échappe pas.
— Ce n'est pas parce que votre père n'est pas très présent physiquement ces derniers temps que vous ne comptez pas. Tu sais comment il est.
Le truc, c'est que justement, je le sais. Même s'il l'exprime rarement en mots, il est impossible de ne pas voir l'affection que notre père nous porte. Si nous nous sommes éloignés ces deux dernières années avec la prise d'ampleur de l'entreprise, ses retours au Japon sont toujours mis à profit pour passer du temps de qualité avec nous. Cependant, il est difficile d'ignorer la distance et le manque malgré ces moments. Enfants, nous avions l'habitude de suivre notre père dans toutes sortes d'activités, la pêche étant ma préférée. Là où le caractère tempéré de maman nous impressionnait un peu, l'ambition de papa faisait briller les yeux des petites filles que nous étions. Sauf que cette ambition l'a amené à quitter le pays peu à peu...
— Oui, Meiling dit qu'il est comme moi : un solitaire.
— Tu es bien différente de ton père, Sayaka, tranche-t-elle avec une affection rare dans la voix qui me déstabilise un peu. Masato est un solitaire endurci de caractère, il a toujours été débrouillard et autonome. Ce sont de grandes qualités, et j'admire ce que ton père entreprend, mais ce ne sont pas les seules clés de la réussite qui existent. Toi, en revanche, tu n'es pas comme ça, malgré ce que peuvent imaginer les autres. Tu es discrète, mais tu penses beaucoup et analyses tout. C'est toi la plus sensible de la famille, tu ressens intensément.
Je me sens mise à nue au fur et à mesure que ses mots me dévoilent. Parce que c'est la véritable moi qu'elle dépeint.
— Et c'est mal ? je ne peux m'empêcher de demander.
Parce que ce n'est pas dans les coutumes d'afficher nos sentiments. Le contrôle de soi est l'un des premiers fondements de notre éducation, et j'ai l'impression d'y faire défaut en me retrouvant exposée de la sorte.
Meiling sort de la cabine avant que maman ne puisse me répondre et je m'efforce à reporter mon attention sur sa nouvelle tenue : un gilet en laine violet pastel passé sur un tee-shirt uni.
— C'est trop simple, non ? demande-t-elle.
— Eh bien, ça fait cocoon, je commente.
— C'est ce qu'il me semblait. Je vais passer mon tour.
Le rideau est de nouveau tiré d'un coup sec et mes lèvres tressautent dans une esquisse de sourire qui ne monte pourtant pas jusqu'à mes yeux. Encore une fois, maman semble lire en moi parce que la réponse qu'elle m'apporte tempère mes craintes.
— Ça ne le sera pas tant que tes réflexions ont pour but de te protéger et de comprendre. Réfléchis et apprends, ma fille, c'est comme ça que tu atteindras tes objectifs. Il n'existe pas qu'un chemin et certainement pas un seul moyen.
Tout le monde dans la famille sait que Fei Hasegawa ne parle que lorsqu'elle sait que ce qu'elle va dire est pertinent, ce qui rend ses paroles infiniment précieuses. Je suis peut-être idiote de m'attacher autant aux mots des autres, mais j'ai grandi en les considérant comme quelque chose de précieux. Comme un cadeau, une sorte de pont entre deux personnes pour transmettre des pensées ou une expérience. Je n'ai encore mentionné à personne cette vision que je sais idéaliste ou naïve, mais je ne peux pas m'empêcher de laisser certaines paroles me marquer. Celles de ma mère ont une saveur particulière. Inconsciemment, je recherche son estime. Si je devais la caractériser par un mot, ce serait « impeccable ». Qu'il s'agisse de son statut d'éternelle première de promotion lorsqu'elle fréquentait les bancs de l'école, sa carrière brillante mais discrète dans la politique ou son rôle en tant que mère délicate et ferme, elle mène chaque aspect de sa vie avec contenance sans se plaindre.
Avant que je ne puisse reprendre la parole, Meiling apparaît de nouveau devant nous, vêtue d'une chemise en jean à manches mi-longues.
— Alors vous en pensez quoi ? s'enquiert-elle sans nous regarder, occupée à détailler le rendu sous toutes les coutures dans le miroir accroché au mur.
— Elle te correspond parfaitement, assure maman.
— C'est vrai ? En plus, j'ai un pantalon qui irait très bien avec.
Elle cherche mon regard pour obtenir mon aval, que je lui accorde sous forme d'un pouce en l'air.
— C'est décidé alors ! À ton tour, Sayaka, m'avertit-elle en allant se changer.
Ma mission terminée, je pars à mon tour à la découverte des rayons. Lorsque je constate que maman me suit, je m'empresse de lui poser la question qui me tourne en tête.
— Et Meiling ? C'est quoi sa clé, à elle ?
— Je ne me fais pas de souci pour elle. Sa détermination la mènera là où elle veut.
Ça veut dire qu'elle s'en fait pour moi ?
Je n'ose pas oraliser cette interrogation, je suis trop lâche pour entendre la réponse. Je me contente à la place d'examiner les vêtements qui m'entourent sans grande conviction.
— Ça t'irait bien.
Je me tourne vers maman qui tient un petit haut blanc brodé.
— C'est blanc, je constate.
Je ne mets pratiquement jamais de blanc, ou alors seulement en petites touches. Je trouve que c'est une couleur qui ne me correspond pas.
Et c'était la marque de fabrique de Hina.
Mais maman hausse un sourcil, visiblement pas prête à laisser tomber.
— Ça ne ressemble pas à ce que je mets, j'argumente.
— Je crois que tu t'imposes trop de barrières.
Fait-elle écho à ma sensibilité dont nous venons de parler ?
— Très bon choix ! fait la voix de Meiling dans mon dos. Ça changera un peu de tout ce vert dans ton armoire.
Si ces deux-là s'allient, je n'ai aucune chance. Je ne suis pas obligée de le mettre pour sortir, après tout. Je peux le porter uniquement les jours où je reste à la maison. Heureuse de ce compromis, je hoche la tête et nous prenons la direction de la caisse. Nous quittons ensuite le magasin dans une bonne humeur collective tandis que Meiling arbore fièrement le sac d'habits.
— Nous voilà enfin prêtes à profiter du printemps, s'enthousiasme-t-elle.
— Plus qu'à attendre que le soleil daigne poindre le bout de son nez, j'enchéris.
— Quel besoin de soleil quand ton légendaire optimisme vient éclairer nos journées, ironise-t-elle.
Je ne prends pas la peine de lui fournir une réponse plus mature qu'un tirage de langue, ce qui la fait rire de plus belle.
Nous approchons des portes automatiques du centre commercial lorsque je le sens. Je crois d'abord que c'est moi qui chancelle dans un moment de faiblesse, mais je comprends rapidement que tout vacille avec moi. Tout se passe en l'espace de battements de paupières. Un battement. C'est l'incompréhension. Deux battements. Un sursaut de panique. Trois battements. Tout oscille, tout clignote. Et lorsque le frémissement devient secousses, un mot tremble sur toutes les lèvres, me faisant tressauter ironiquement. Nous sommes frappés par un séisme.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top