Chapitre 3 : Un sentiment appelé Amour

Vaguement concentrée sur les traits du personnage qui prend peu à peu vie sur ma tablette graphique sous mes coups de stylet, je me laisse tantôt distraire par la musique de YOASOBI qui filtre à travers l'écouteur dans mon oreille gauche, tantôt par les voix de Meiling et Haru en conversation de l'autre côté de la chambre. L'air pop suffit à me rendre d'humeur légère. Le froid ainsi que le peu d'activités disponibles nous ont fait préférer le calme de notre chambre pour profiter de l'après-midi, malgré les recommandations de Mariko de sortir prendre l'air. C'est un éclat de voix plus fort de Meiling qui me détourne de la musique au profit de l'autre source de bruit de la pièce.

— Enfin, Haru, puisque je te dis que je ne l'ai pas vu depuis deux semaines !

— Bon, bon, excuse-moi. Tu me manques et je suis stressé pour la nouvelle année. J'ai l'impression que tout devient plus important avec notre spécialisation.

Le ton de ma sœur se radoucit aussitôt.

— Tu me manques aussi. Et tu vas briller comme toujours, tu le sais bien.

— Tu as raison. Je vais envoyer un message à Eiji pour savoir s'il est partant pour une sortie demain. J'ai besoin de bouger un peu.

— Bonne idée ! Tu pourrais lui proposer un ciné, j'ai repéré un film sorti la semaine dernière qui pourrait t'intéresser. Je t'envoie le lien de la bande-annonce.

Remarquant qu'ils se remettent à échanger des banalités, je retourne mon attention vers ma tablette jusqu'à ce que Meiling balance son téléphone à l'autre bout du lit après avoir coupé le FaceTime.

— De l'eau dans le gaz ? je demande sans relever la tête.

— Haru est un peu sur les nerfs en ce moment. Je ne sais pas comment il fait pour gérer toute la pression qu'il se met sur les épaules.

— Peut-être que justement il ne gère pas, surtout que tu n'es pas là pour lui sortir la tête de ses manuels. À quel point a-t-il pris de l'avance sur le programme ?

— Beaucoup trop, admet Meiling avec un sourire dans la voix. Mais tu as raison, je regrette de ne pas être là pour lui faire profiter de ses vacances. J'ai l'impression de rompre notre équilibre en étant ici.

Cette fois, je pose mon stylet pour lui adresser une mine interrogatrice.

— Même si on a des intérêts communs, quelque part nous sommes aussi très différents, Haru et moi, m'explique ma jumelle. Il est de nature calme et posée même s'il apprécie faire des sorties alors que je ne jure que par ça. Lui apprend dans les livres tandis que j'aime partir expérimenter. Il me dit souvent que je le fais sortir de son espace de confort et qu'il aime découvrir de nouvelles choses avec moi. Moi, c'est son empathie et sa compréhension qui me font un bien fou. Je me sens écoutée comme avec personne et j'ai appris à apprécier des moments plus simples, mais tout aussi spéciaux. On s'équilibre.

Son index soulève son pendentif représentant le Ying et le Yang et je comprends soudainement mieux le sens de ce cadeau de Haru.

C'est vrai qu'il m'a dès le départ donné l'impression d'un garçon caractérisé par sa gentillesse. Ce serait mentir que de dire que son association avec la pétillante Meiling ne m'a pas surprise. Pas qu'il ne me semble pas être une personne fréquentable, bien au contraire, mais j'ignorais qu'il représentait ce que ma sœur cherchait chez quelqu'un. Pourtant, quand Meiling m'expose sa vision ainsi, je commence à me figurer ce qui peut les appeler autant l'un chez l'autre. Même si je ne peux empêcher mon cœur de se serrer un peu en entendant ma jumelle dire que Haru l'écoute mieux que personne, je me surprends à ressentir de l'intérêt face à la relation qu'elle fait miroiter devant moi et j'en suis la première étonnée.

Meiling semble d'ailleurs prendre note de mon manque de réactivité.

— Mince alors, serais-je miraculeusement parvenue à t'intriguer ? Sayaka qui s'intéresse de nouveau à l'amour ?

Je lui jette un coussin à la figure pour cacher la petite rougeur qui s'est invitée sur mes joues, causée moins par le dernier mot que par l'unique souvenir qui se cache derrière.

Il n'a jamais été dans ma nature de me perdre dans des rêveries amoureuses. Je me suis toujours dit que l'amour viendrait au moment voulu et qu'il n'était pas encore temps. Jusqu'à Hina.

Chisato et moi l'avons rencontrée lors de la deuxième année de collège. Si nous formions un trio pendant la journée, Hina et moi devenions un duo dès la fin des cours. Je restais avec elle en salle de musique alors qu'elle attendait que son père, professeur de mathématiques, termine ses dernières leçons. Tandis qu'elle faisait chanter le piano durant ce qui me semblait une petite éternité, mais qui n'était en réalité qu'une heure, je griffonnais dans mon cahier de dessin. S'il était jusque-là rempli des personnages des mangas que j'affectionnais ou des paysages qui suscitaient une émotion chez moi, les représentations de mon amie avaient commencé à les remplacer. Ça avait d'abord été ses mains dont la danse sur les touches me captivait, puis les petits détails attirant mon attention s'étaient multipliés. Son expression lointaine avait également inspiré mes traits et j'avais ensuite tenté de rendre justice à sa posture détendue et pourtant presque solennelle.

Je n'avais pas eu de coup de foudre pour Hina. Elle n'avait même pas tant attiré mon attention que ça au début. Je ne la trouvais pas particulièrement jolie, sans pourtant la trouver déplaisante au regard. Elle était juste une personne normale à mes yeux. C'est lorsque j'ai commencé à passer du temps en sa compagnie qu'elle a suscité mon intérêt. Au fur et à mesure que j'apprenais à la connaître, j'avais l'impression de découvrir les clés de sa beauté, comme si je devenais peu à peu capable de comprendre ce que j'avais pourtant sous le nez depuis le début. Alors qu'elle se révélait à moi, je m'étais surprise à penser de plus en plus à elle, au point même de m'éloigner de Meiling pour profiter plus longtemps des sensations agréables que j'éprouvais aux côtés de Hina, mais que j'étais pourtant incapable d'identifier. C'est la plaisanterie de Chisato lorsqu'elle est tombée sur mon cahier de dessin et qu'elle a constaté qu'il ne comptait désormais plus que des représentations de notre amie qui m'a mise devant la vérité. « Ça alors, tu es amoureuse de Hina ou quoi ? ».

Sans le vouloir, Chisato avait nommé exactement ce que j'étais incapable de voir. La réalisation ne m'avait pas paru désagréable à l'époque et, sous l'impulsion de cette nouvelle vérité, j'avais embrassé Hina le soir même dans la salle de musique. Ce geste a marqué la fin de notre amitié et Hina s'est appliquée à m'éviter pour le reste de nos années de collège. J'ai raconté sans réfléchir ce premier chagrin à Meiling et je lui suis reconnaissante de ne m'avoir jamais jugée pour ça. D'accepter aussi bien ce que, je l'ai compris avec le temps, je ne peux plus me permettre de laisser transparaître devant les autres. Qu'une part de moi peut aimer les femmes de cet amour-.

J'ai compris après tout le mal que pouvait représenter ce genre de sentiments. Je suis devenue consciente de la façon dont sont traités les gens comme moi qui aiment au-delà de ce qui est acceptable. De toute manière, aucune autre personne ne m'a jamais fait ressentir les mêmes émotions depuis, alors je ne cherche pas davantage à m'occuper de cette situation. Mes études sont au cœur de mes préoccupations, contrairement à ma sœur qui ne demande qu'à profiter pleinement de sa jeunesse et, selon elle, l'aventure amoureuse en représente la partie la plus excitante. La plus dangereuse aussi, m'avait-elle confié un jour. Lorsque j'avais acquiescé en repensant à Hina, Meiling avait précisé :

— Je ne dis pas ça par rapport à la déception amoureuse, même si ça fait indéniablement mal. Je parle plutôt du risque de donner autant d'importance à quelqu'un dans sa vie et dans son bien-être. Aimer, c'est aussi se rendre plus vulnérable. C'est comme accepter une nouvelle personne dans ton équilibre personnel, ce qui te rend doublement atteignable. C'est apprendre à baisser sa garde, parce que sinon on ne peut pas se laisser aimer tel que l'on est vraiment, mais c'est aussi prendre le risque d'être atteint au plus profond de nous.

Je m'étais retrouvée un moment sans rien dire. Meiling me qualifie toujours de sage, mais il y a des sujets où sa pensée dépasse la mienne. Pourtant, s'il lui est facile de reconnaître que je suis intelligente, j'ai davantage de difficultés à montrer que je suis dépassée. Normalement, c'est moi qui me démarque au niveau de l'érudition, alors quand Meiling montre une grande maturité dans un sujet qui me laisse démunie, j'ai l'impression de perdre du terrain sur un domaine qui m'appartient. C'est pour cette raison que je m'étais efforcée à formuler une réponse.

— Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu tiens absolument à trouver tout de suite l'amour s'il y a tant à perdre ? Tu ne devrais pas plutôt penser à toi ?

Meiling avait secoué la tête avant de me dire que je ne comprenais pas.

— Quand quelqu'un a su dépasser délicatement toutes nos défenses pour nous toucher au plein cœur de qui nous sommes, c'est là que le risque vaut la peine d'être encouru. Si tu refuses l'amour, tu repousses la souffrance liée, mais tu repousses en même temps le réconfort. Je trouve ça dommage. C'est comme passer à côté de soi parce qu'on se découvre dans l'autre. Donc oui, il y a de la souffrance dans l'amour, mais c'est une douleur qui donne du sens à la vie.

Mon expression perplexe avait mis fin à son discours. Meiling avait ri en me disant que nous en reparlerions quand j'aurais expérimenté ça à mon tour. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas la philosophie qu'elle avait voulu me transmettre. J'ai pourtant bien senti qu'elle cherchait à exprimer quelque chose de profond, et c'est sans doute pourquoi je me suis bornée à retenir ses mots dans l'espoir de les comprendre un jour, même un peu. Je me sens presque laissée pour compte, incapable de saisir les nuances d'un sentiment trop complexe. C'est sans doute pourquoi à la place de balayer la remarque d'un revers de main comme à chaque fois que le sujet revient sur la table, je prends la peine de me poser vraiment la question.

Est-ce que je suis prête à m'intéresser à l'amour ?

Je ne trouve pas de réponse, mais pour la première fois, parmi l'appréhension et la peur, je décèle une pointe d'envie qui me rassure. Je retourne à mon dessin, détendue. Ce « peut-être » me suffit pour l'instant.

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