Chapitre 2 : (Se) trouver
— Meiling ! Viens boire le thé avec nous ! Et descends un oreiller pour la jambe de ta tante, s'il te plaît.
Je retiens une mine amusée en imaginant ma sœur faire la moue à l'étage et termine de servir le thé.
— Merci, Sayaka, me dit Mariko.
Je hoche la tête pour lui signifier que ce n'est rien alors que Meiling nous rejoint dans le petit salon. Je me retiens de l'applaudir lorsque je constate qu'elle a effacé toute trace d'exaspération de son visage, se contentant d'ajuster le nouveau coussin sous la jambe de Mariko sans un mot. Je sais pourtant qu'elle était en train d'appeler Haru pour la première fois depuis notre arrivée ici. Mais ma sœur le sait tout autant que moi : on ne va pas à l'encontre de Fei Hasegawa. Notre mère a toujours impressionné nos amis lorsque nous les amenons à la maison. Si son visage laisse apparaître une expression fière, elle n'a pourtant rien de hautain. Il est vrai que maman a quelques exigences et qu'elle s'accorde peu d'écarts en public, mais sa droiture est une source d'inspiration pour ma sœur et moi.
— Alors, les filles, vous êtes contentes d'avoir terminé l'année scolaire ? demande Mariko pour lancer la discussion. J'ai entendu dire que vous avez passé les examens sans difficulté.
Meiling porte sa tasse de thé à ses lèvres, me laissant le soin de répondre.
— Un peu de repos est le bienvenu, je confesse. C'était une année intense.
— Ta mère m'a pourtant dit que tu avais fini deuxième de ta promotion, félicitations !
— Ce n'est pas grand-chose, je proteste en rougissant légèrement.
Toutefois, Mariko ne semble pas l'entendre de cette oreille.
— Nous fêterons ça dignement ! Quelle branche avez-vous choisie ?
— Scientifique, répond cette fois Meiling. Je n'ai pas d'autre choix si je veux devenir soigneuse animalière.
Mariko hoche la tête.
— Tu as un objectif, c'est bien. Ça te donnera la motivation nécessaire pour réussir.
Ma sœur lui répond de son expression déterminée, celle qu'elle affiche toujours lorsqu'elle parle de son avenir. Celle que j'envie. Moi aussi, j'aimerais savoir ce que je veux faire plus tard. Même si j'affectionne plusieurs choses, aucune d'entre elles ne s'est jamais véritablement distinguée comme passion. Je peux dire que j'aime regarder des reportages, dessiner des cartes des constellations ou encore jouer au go, mais aucun de ces passe-temps ne m'inspire de métier. Et je doute que jouer à « et si » avec Chisato m'aide beaucoup plus. J'ai beau figurer chaque année en tête de classement, je ne sais pas encore à quoi serviront tous ces efforts. Tandis que ma sœur peut clamer son ambition, mes réponses varient toujours entre « je ne sais pas » et « j'hésite encore ». On me répond pour me rassurer que j'ai le temps, mais je ne vois pas ce que deux années supplémentaires de lycée vont changer à mon indécision.
Le problème, c'est que trouver sa voie, c'est aussi en partie se trouver. Notre métier occupe une grande partie de notre temps, alors il est impossible pour moi de me projeter dans un futur où je serais adulte. Même si je n'ose l'avouer à personne, la plupart du temps pas même à moi, je suis terrifiée à l'idée de quitter le rythme de vie que j'ai toujours connu : le foyer avec maman, et parfois papa, l'école, les sorties avec les amis le week-end et toujours avec Meiling à proximité. La vérité, c'est que je ne sais pas bien qui je suis. Je me compare souvent aux jeunes de mon âge que je côtoie. Je veille à déterminer dans quels domaines je me trouve en deçà pour ne pas être laissée en arrière, et quand je me trouve au-delà, je prends soin de masquer mes débordements. J'ai conscience que cette attitude ne me laisse pas beaucoup de place pour apprendre à me connaître, mais je suis incapable de dire comment et quand ce mécanisme s'est mis en place chez moi.
Mes divagations m'ont éloignée de la conversation, puisque lorsque je me concentre à nouveau, je comprends que le sujet en est venu à Haru.
— Et ce garçon ? Il ne te détourne pas de tes études ? s'inquiète notre tante.
Les yeux de Meiling se lèvent instinctivement au ciel à la remarque, ce qui lui vaut un regard d'avertissement de notre mère.
— Pas du tout, Mariko. Haru est un garçon très bien, il a terminé dans les premiers de notre classe, précise-t-elle en appuyant sur le prénom.
— Et je suppose qu'il a choisi la branche scientifique aussi.
— Non, il s'est orienté en sciences humaines. C'est un mordu d'histoire.
Mariko hoche la tête en signe d'approbation.
— Une discipline passionnante, c'est vrai. Il faudra que tu me fasses rencontrer ce Haru, je suis sûre que je pourrais avoir des conversations intéressantes avec lui. Votre grand-père est lui aussi un grand féru d'histoire.
J'enregistre l'information dans un coin de ma tête, même si je doute qu'elle me soit utile un jour. Nous ne voyons nos grands-parents maternels qu'une ou deux fois par an. Même s'ils habitent en périphérie de Niigata, leur présence dans notre vie a toujours été discrète. Nous leur rendons visite à chaque changement d'année et il arrive parfois que telle ou telle occasion nous amène à nous croiser, mais nos rencontres s'arrêtent ici. Bien sûr, ils téléphonent régulièrement à la maison et ne manquent jamais de nous envoyer une carte ainsi que de l'argent pour notre anniversaire, mais nous ne pouvons pas dire que nous les connaissons réellement.
Après que notre grand-père a pris sa retraite et laissé les rênes de son entreprise en Chine à notre oncle, nos grands-parents sont venus s'installer au Japon où ils se rendaient à chacune de leurs vacances après être tombés amoureux du pays. Maman et Mariko les ont suivis dans ce choix, et c'est grâce à ça que nos parents se sont rencontrés lors de leurs études supérieures. Papa s'est très rapidement lié d'amitié avec notre oncle, ce qui les a amenés à travailler ensemble.
La discussion enchaîne ensuite avec les dernières nouvelles que nous avons reçues de Chine et je me contente de siroter mon thé en écoutant d'une oreille distraite ce que je sais déjà. Après vingt minutes à jeter des coups d'œil à l'horloge murale pour déterminer dans combien de temps il serait convenable de quitter le petit salon pour aller lire l'une de mes revues d'astronomie, Mariko annonce qu'elle aimerait aller prendre l'air. Meiling et moi déclinons poliment l'invitation à l'accompagner dehors, préférant rejoindre le calme de notre chambre temporaire.
Alors que je suis ma sœur dans les escaliers, je constate que les traces de mon précédent malaise ne m'ont pas entièrement quittée. Perdue à Kamaishi où le peu d'activités me contraint à passer plus de temps dans mes pensées, je n'ai pas d'autre choix que de me confronter à ce que je fuis le reste de l'année. C'est d'autant plus le cas en cette période où je m'apprête à avancer d'une année dans mes études, et donc à m'approcher du choix.
Une boule s'installe au creux de mon ventre, et avant que mon cerveau ne puisse me retenir, mon cœur fait ce qui lui a toujours semblé naturel et confie mes craintes à ma jumelle :
— Meiling, tu sais...
L'hésitation fait s'arrêter ma sœur juste avant qu'elle ne monte sur son lit. Son attention se tourne immédiatement vers moi avec une intensité qui me met mal à l'aise. Je reste adossée à la porte comme si la distance pouvait me protéger d'une quelconque façon.
— En fait, quand je suis avec d'autres personnes, j'ai souvent l'impression de ne pas être moi.
Ça y est, j'ai lâché la bombe. Je sens mes jambes se liquéfier. Que va-t-elle penser de moi ? Va-t-elle me trouver bizarre ? Le regard que pose Meiling sur moi me paraît s'attarder pendant une éternité et son silence me pousse à continuer pour remplir le vide.
— Ce que je veux dire, c'est que je me sens paumée à côté des autres. Je n'ai rien d'unique qui me distingue et me passionne.
Lentement, je vois ma sœur secouer la tête, une fois, deux fois.
— Ça m'a toujours semblé évident, lâche-t-elle alors.
Avant que je n'ouvre la bouche pour répliquer, vexée, Meiling poursuit :
— Tu penses que les gens autour de toi possèdent une richesse qu'il te manque, mais c'est parce que tu les regardes d'un œil extérieur. Si tu étais dans leur peau, tu verrais qu'ils ont leurs propres combats, leurs propres doutes.
— Je doute aussi, mais je n'ai rien qui me pousse vers l'avant contrairement à eux.
Elle secoue la tête à nouveau, avec plus de vigueur cette fois.
— Tu es intelligente et sensible. Tu peux être tout ce que tu veux. Je ne pense pas que tu sois aussi perdue que tu le prétends, je pense que tu ne vois simplement pas ce qui est pourtant juste sous ton nez. Des fois, tu as cette expression songeuse qui te fait froncer les sourcils d'un air sérieux. Tu l'avais lorsque je suis venue te rejoindre au port hier. Les gens disent que ça fait partie de ton caractère rêveur, mais je ne suis pas d'accord. Je ne sais pas comment dire, mais tu as l'air perdue dans une réflexion tout en étant sereine. Je meurs d'envie à chaque fois de plonger dans ta tête pour découvrir ce qui t'habite dans ces moments-là.
Rien d'intéressant, j'ai envie de lui dire. Ce sont des divagations qui n'ont de sens que pour moi.
Mais avant que j'aie le temps d'oraliser cette pensée, ma sœur coupe de nouveau court à mes protestations :
— Tu vois le monde différemment des autres. Tu perçois des choses auxquelles les autres ne pensent même pas, et c'est ça ta plus grande force. J'ai toujours vu les choses comme ça, ajoute-t-elle en haussant les épaules. Tu n'as jamais été vide de profondeur, crois-moi, et je suis la mieux placée pour le savoir. Je reflète qui tu es.
Je souris malgré moi à cette phrase que nous nous renvoyons depuis que nous sommes petites. Je suis toi, tu es moi. Et même si cette phrase n'est plus entièrement vraie depuis que nous grandissons, je suis rassurée de constater qu'elle garde toujours une part de vérité. Qui de mieux que mon double pour me dire ce que je renvoie réellement ?
— Un jour, tu te verras comme je te vois, conclut-elle.
Et même si je n'ai pas plus de réponses qu'il y a dix minutes, Meiling est parvenue à calmer la tempête dans mon esprit pour la remplacer par une certitude. Tout ira bien.
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