Chapitre 12 : Kishi Kaisei
Je porte un tempura à ma bouche en écoutant ma cousine raconter un souvenir de son enfance avec maman. Ce n'est que le deuxième que j'ingurgite depuis le début du repas. Je m'efforce d'en prendre des petites bouchées pour le faire durer longtemps et donner l'impression que je me nourris convenablement, un subterfuge dont je suis devenue familière depuis plus d'une semaine. Je ne parviens pas à faire cohabiter la nourriture avec la boule qui a pris place au creux de mon ventre depuis la catastrophe. Si d'habitude mon père ne prête pas attention à mon manège, je sens le poids des œillades de ma grand-mère, ce soir. Comme si elle avait senti le cours que prennent mes pensées, mamie m'interroge :
— Comment vas-tu, Meiling ? Masato m'a dit que le lycée s'était montré très compréhensif et que tu allais être bien suivie à ton retour.
La rentrée a eu lieu il y a deux jours, mais il a été convenu entre mon père et le lycée que je ferai la mienne plus tard à cause du « stress post-traumatique ». De nombreux établissements ont adopté cette politique souple au vu du choc inédit qui a frappé notre pays. L'ancienne Sayaka aurait été horrifiée de manquer ne serait-ce qu'un jour les cours, la nouvelle a laissé la nouvelle glisser sur elle avec indifférence.
— Oui, je vais avoir droit à des aménagements.
— J'ai entendu dire que des programmes d'accompagnement psychologique allaient être mis en place dans les lycées, poursuit-elle. Ça pourra te faire du bien d'être accompagnée si tu veux parler.
— Je ne pense pas que...
— J'ai déjà discuté avec le conseiller scolaire pour le mettre au courant, intervient papa. Tu pourras prendre rendez-vous avec lui dès que tu reprendras les cours. J'ai aussi pris contact avec une psychologue pour que tu puisses être aidée au mieux. Tu la rencontreras la semaine prochaine.
Je jette un regard surpris vers mon père. À défaut d'être capable d'être présent pour moi comme il le faudrait, il a tout de même entrepris de m'assurer un suivi psychologique. Mon premier instinct est de refuser cette aide, mais l'inflexibilité que je lis sous le masque de pudeur de mon père m'apprend que c'est inutile. C'est la première fois que je sens sa culpabilité vis-à-vis de moi, et je comprends qu'il ne discutera pas, qu'il fait ce qu'il pense être son devoir pour s'assurer que je puisse reprendre ma vie en main. Je ne lui dis pas que c'est une perte de temps, que je ne laisserai personne entrer dans ma tête. L'idée de déverser mes déboires auprès de quelqu'un me met mal à l'aise, Meiling était la seule que je laissais recueillir mes pensées les plus personnelles. Faire étalage de mes émotions ne fait pas partie de mon éducation, aussi je ne peux m'empêcher de m'étonner que papa se soit assuré que j'obtienne un suivi complet. D'autant que c'est de lui que je tiens toute ma retenue. Nous fonctionnons de la même manière, y compris dans le deuil. Depuis nos retrouvailles, nos esprits semblent être des forteresses inexpugnables qui ne laissent paraître aucun de nos sentiments aux yeux des autres. N'importe qui autour de nous peut le voir : nous ne savons pas gérer.
Le malaise qui flotte entre papa et moi doit être palpable puisque mon grand-père prend la parole :
— Masato, nous avons beaucoup réfléchi Lisha et moi. Comment comptes-tu gérer l'entreprise et ta fille, y as-tu pensé ? Tu ne peux pas te permettre d'être absent aussi souvent. Meiling a besoin de toi.
Ma grand-mère se rapproche presque imperceptiblement de mon grand-père pour montrer son soutien et ne lâche pas papa du regard. Un sentiment de frustration me serre lorsque je le vois baisser les yeux.
— Je ne peux pas laisser Hao s'occuper de tout tout seul, répond-il d'un ton prudent en coulant un regard vers mon oncle. Nous sommes au milieu d'un contrat délicat et...
Il s'interrompt en voyant l'expression lourde de sens de mon grand-père. À côté de lui, mamie affiche une mine clairement désapprobatrice.
— Masato, reprend papy avec un faux air calme. Tu sais ce que cette entreprise signifie pour moi et je suis très fier de la manière dont Hao et toi en avez repris les rênes. Néanmoins, il me semble que ce n'est pas ce qu'il y a de plus délicat à présent.
Cette fois, je n'ai pas besoin de regarder à travers le masque de papa pour deviner sa gêne, elle se lit aisément sur son visage lorsqu'i se tourne vers moi.
— Excuse-moi, Meiling. Ce n'est pas ce que je voulais dire, tu comprends.
Je n'ai pas le temps de trouver une réponse appropriée puisque papy reprend déjà :
— J'ai conscience que tu as perdu des personnes indispensables, mais c'est le cas de tout le monde ici. J'ai perdu mes deux filles et une de mes petites-filles. Je n'ai pas besoin de te rappeler dans quel endroit j'ai dû aller chercher la deuxième. Kishi kaisei, Masato. Tu as encore des personnes qui comptent sur toi ici.
— J'essaie. Je vous assure que j'essaie, mais c'est difficile.
— Ça l'est pour nous tous, le contre mon grand-père avec sévérité cette fois.
Je me sens brusquement de trop dans cette conversation. C'est la première fois que je vois mon grand-père réprimander mon père et je ne sais pas si j'ai envie d'assister à la suite de cette conversation. Percevant mon trouble, mon oncle Hao m'adresse un petit sourire rassurant que j'échoue à lui retourner. Quand je reporte mon attention sur le trio à côté de moi, c'est pour entendre mamie prendre la parole.
— Nous comprenons ta position, Masato. Nous ne sommes pas forcément d'accord avec tes priorités, mais nous comprenons qu'il soit difficile pour toi d'être présent comme il le faut pour Meiling si tu ne parviens pas à reprendre tes esprits d'abord. Nous avons discuté entre nous. Si tu le veux, et si Meiling est d'accord, nous avons songé à la prendre à la maison pour quelque temps pour que tu puisses te ressaisir et... arranger tes affaires urgentes, dirions-nous.
Mes grands-parents fixent mon père pour appuyer le sérieux de leur proposition tandis que ce dernier hésite.
— Je ne peux pas... Je sais que je dois être ici.
— Je suis d'accord pour aller chez papy et mamie, le coupé-je.
Face aux regards que je récolte, je me sens obligée d'ajouter :
— Ce n'est pas que je suis mal avec toi, dis-je précipitamment alors que le mot « mensonge » s'affiche en gros dans mon esprit. Mais je comprends que ce soit trop pour toi et...
— Ce n'est pas à toi de penser à moi, Meiling, m'interrompt papa à son tour d'un ton plus doux. Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne, c'est à moi de m'occuper de toi. Le plus important est de trouver la meilleure solution pour toi.
Je ne peux pas lui dire que si je veux aller chez mes grands-parents, c'est parce qu'il est bien plus simple de dissimuler qui je suis face à eux qui ne me connaissent pas suffisamment plutôt que face à lui. Je ne peux pas lui expliquer qu'il est plus difficile de maintenir le rôle que je me suis attribué quand je suis en sa présence. Parce que j'aurais toujours cette part de résistance au fond de moi qui aura envie d'attirer son attention sur moi.
Je suis tellement égoïste.
Je ne peux pas lui raconter tout ça, mais je sais exactement quoi dire pour le faire plier.
— C'est que... en fait... c'est un peu dur d'être à la maison.
Un blanc suit ma déclaration alors qu'ils réalisent le sentiment de suffocation que peuvent provoquer ces murs qui abritent tous nos souvenirs. J'ai compris que cette sensation d'oppression, c'est ce que ressent papa au quotidien. Je le sens à chaque fois que je le vois détourner le regard des portraits posés sur les meubles. J'aperçois sa douleur lorsqu'il préparait le repas, prenant maladroitement la place de maman derrière les fourneaux. Nous n'avons échangé que peu de mots, mais je constate la manière dont il habite la maison désormais. Je vois sa réticence à toucher quoi que ce soit, comme si un souvenir allait jaillir de l'objet et attiser ses tourments. Sans maman à ses côtés, c'est comme si cette maison n'était plus la sienne. Et même si je suis blessée par l'attitude fuyante de mon père, après avoir observé son comportement pendant des jours, je peux aussi comprendre pourquoi il lui est si difficile de rester ici.
À l'inverse de lui, le retour à la maison m'a permis de m'accrocher aux bribes de ma vie d'avant. Je cherche maman et Meiling au moindre instant, m'efforçant à convoquer le souvenir le plus précis possible des moments que nous avons passés ensemble dans telle ou telle pièce. Oublier est devenue ma plus grande peur. Mais je ne peux pas enfermer papa ici ou risquer de compromettre mon identité. J'ai besoin d'un nouveau départ en tant que Meiling, et la proposition de mes grands-parents tombe à pic.
— Bien sûr, nous comprenons, m'assure mamie. Nous serons ravis de t'accueillir si c'est ce que tu souhaites.
Je lui adresse un faible sourire avant d'acquiescer.
— C'est le cas.
Je me tourne vers mon père, qui est devenu étrangement silencieux.
— Si c'est vraiment ce que tu veux, finit-il par dire avant de se tourner vers mes grands-parents. Merci beaucoup d'accueillir Meiling quelque temps. Je reviendrai au plus vite et nous pourrons discuter de la suite.
Déjà, papa s'occupe de donner à mes grands-parents les détails de mon futur suivi psychologique. Papy s'empresse de le rassurer tandis que mamie lui assure qu'elle en profitera pour me remplumer, me confirmant par la même occasion que mes kilos envolés ne sont pas passés inaperçus. Je ne les écoute que d'une oreille distraite, en proie à une vague sensation de malaise depuis l'évocation de cette « suite ». Papa compte-t-il déménager pour fuir la maison et les souvenirs qu'elle abrite ? Devrais-je le suivre en Chine ? L'idée de perdre définitivement tous mes repères est étourdissante. Je gobe le reste de mon tempura dans un geste nerveux et balaie ces questions pour plus tard. Chaque chose en son temps. Pour l'heure, je préfère m'imaginer que maman et Mariko sont avec moi alors que je martèle pour moi-même : Kishi Kaisei
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top