Chapitre 11 : La veillée
Pour la énième fois, ma main passe sur les plis de ma robe pour l'assurer que la jupe reste bien en place. Lorsque j'ai dû choisir ma tenue pour la veillée, ma sélection s'est instinctivement portée sur un kimono noir – entre ça et une robe, le choix était vite fait. Ce n'est qu'après avoir enfilé le kimono pour vérifier sa taille et m'être regardée dans le miroir que j'ai compris. Vêtue ainsi, ça sautait aux yeux que j'étais Sayaka. Meiling aurait sans l'ombre d'un doute opté pour une robe simple, mais belle. Simple puisque la lourdeur des émotions suscitées par une veillée ne donne pas vraiment envie de s'apprêter avec excès. Belle pour accompagner les âmes des défunts à travers un adieu empreint certes de larmes, mais aussi de joliesse. Elle y aurait vu une forme de remerciement pour leurs actions. Sans se perdre dans des idées surréalistes, Meiling a toujours aimé donner du sens à la vie à travers des symboles. C'est pour cette raison que je n'ai pas été étonnée de l'entendre comparer l'amour qu'elle partage avec Haru au Ying et au Yang.
Avant de trop penser à ce que je faisais, je m'étais rendue dans la chambre de Meiling. Je ne m'étais concentrée sur rien d'autre que mon objectif : l'armoire accolée à son bureau. Avec son rangement par couleurs, je n'ai eu aucun mal à trouver une robe noire. Lorsque je l'ai enfilée, j'ai cette fois pu observer l'étrange mélange que je représente depuis la catastrophe. Mais ce n'était pas suffisant. Ressembler à Meiling ne me rendait pas comme elle. Cet air perdu était bien à moi, je suis certaine de ne jamais avoir vu pareille expression sur le visage de ma sœur. J'ai eu beau regarder une photo d'elle et tenter de reproduire ses mimiques, cette méthode n'a même pas été proche de concluante. Il m'a fallu repenser à la transposition que j'avais ressentie aux côtés de Yoshie pour comprendre. Je ne devais pas imiter, je devais emprunter. Je devais prendre. Puiser dans sa force ne s'avère pas si difficile que cela. C'est une échappatoire bienvenue pour fuir tout ce que j'en suis venue à représenter.
Quelque part, penser comme ça permet de me dire que s'il n'y a que deux cercueils près de l'autel de la salle mortuaire, c'est bien parce que Meiling est encore là, avec moi. Même si l'idée qu'elle ne puisse pas partir avec le respect et la foi qu'elle mérite m'attriste, la pensée qu'elle s'attarde un peu ici-bas avec moi est la seule qui me permet de me tenir au milieu de tous ces gens sans m'effondrer. Saluer la famille et les amis proches a été le moment le plus difficile. Si seules quelques personnes étaient entraînées dans mon mensonge jusqu'à présent, l'étendre dans notre entourage m'a donné un goût de bile. J'ai eu l'impression que tout mon être criait « Je suis une impostrice » et que ce n'était qu'une question de minutes avant qu'on ne me démasque. La tristesse a cependant un visage universel, personne ne m'a donc encore pointée du doigt en criant au mensonge.
Tout le monde est de toute façon bien trop concentré sur les morts auxquels nous rendons hommage aujourd'hui. Savoir que les corps malmenés par l'océan de ma mère et de Mariko sont juste là me donne des frissons. C'est loin d'être les retrouvailles sur lesquelles je comptais. Maman se doutait-elle en nous quittant que l'océan l'avalerait et que notre prochaine rencontre aurait lieu alors que nous appartenions à deux réalités différentes ? Que penserait-elle si elle me voyait seule ici, sans Meiling, malgré ma promesse de prendre soin l'une de l'autre ? Si Meiling n'a pas connu un sort enviable, elle aura au moins eu le mérite de n'avoir abandonné personne jusqu'à la fin alors que j'ai laissé partir à la fois ma mère et ma sœur. Je n'ai retenu personne et je m'en veux d'avoir écouté mon instinct de survie plutôt que mon cœur.
Et voilà que je me retrouve seule ici, enfermée dans mon enfer personnel tandis qu'elles goûtent à la paix du nirvana sans aucun regret sur la conscience.
Alors que le bōzu s'agenouille devant l'autel et commence à chanter son sutra, c'est un tout autre mantra qui me martèle le crâne.
C'est ta faute, me souffle maman.
Tu es seule, enchaîne Mariko.
Tu es une impostrice, me reproche Meiling du même ton qu'elle utilisait pour me narguer, enfant.
Je me concentre pour fermer mon esprit à ces voix que je sais venir de mes démons. Je secoue imperceptiblement la tête, et face aux griffes récalcitrantes qui persistent à me lacérer l'âme, je promets intérieurement, espérant que ce soit suffisant pour qu'elles m'entendent, où qu'elles soient.
J'honorerai vos espoirs. Tout ne sera pas vain.
J'attends quelques instants et mes épaules s'affaissent en signe de soulagement quand les mots du prêtre me parviennent à nouveau. J'ai tranquillisé les esprits, mais surtout le mien.
Ma tête bourdonne encore de cet assaut quand vient notre tour de s'avancer. Papa est le premier à rejoindre l'autel tandis que mon cœur semble peser soudainement une tonne. Je ne suis pas prête. Pas prête à leur dire au revoir. À mettre un point final aux bons moments passés avec Mariko, mais surtout, pas prête à accepter de vivre sans ma mère. Nous avons beau savoir que la mort est inéluctable, personne ne s'attend à perdre un parent avant d'être rentré dans l'âge adulte. Je ne suis encore qu'une adolescente, j'ai encore tant besoin de ses conseils. Je me rends compte que je ne sais pas être sans elle. Comment savoir si je fais les bons choix sans qu'elle ne m'adresse ce fin sourire qui la caractérise ? Comment avancer sans ses mots pour me guider ? Si la douleur du monde des adultes, de la vie, ressemble à cela, comment trouver la force de continuer d'avancer malgré tout ?
Mon regard se pose sur papa en train d'adresser ses hommages quelques pas devant moi. Je cherche à tout prix à cacher mon identité auprès de lui depuis quelques jours, mais n'y a-t-il pas une part de moi qui est déçue ? Une part qui espèrerait être reconnue, qui voudrait être vue vraiment ? Une part qui, au fond, voudrait juste être secourue au lieu d'être enterrée ? Nos liens déjà distendus me semblent tout à coup effrités. Nous sommes si loin l'un de l'autre désormais que nous ne nous connaissons plus assez, je constate en le voyant s'écarter. Quand l'ai-je perdu, lui aussi ?
Je me sens plus seule que jamais.
Heureusement, mon corps semble indifférent au désordre qui règne dans mon cerveau et prend l'initiative d'avancer pour prendre la place laissée libre par mon père. Je fais face aux portraits de maman et de Mariko, et leur ressemblance me saute aux yeux. Une autre sororie déchirée, mais réunie au nirvana. Pour un instant, j'abandonne le masque de Meiling. Je redeviens Sayaka, la bonne élève que félicitait Mariko, la fille pleine de doutes que maman réconfortait quelques minutes avant la catastrophe. Je veux être moi-même en me tenant face à elles.
J'adresse d'abord mes respects à Mariko avant d'adresser une prière à maman.
Merci pour ton amour et pour tout ce que tu m'as transmis. Que ton chemin vers la paix soit rempli de lumière et de sérénité. Je sais que je ne le mérite pas, mais prête-moi un peu de ta sagesse. Puisse-t-elle guider chacun de mes pas. S'il te plaît.
Puis, je m'incline à mon tour devant les portraits.
Quand je me redresse, mes doutes sont à nouveau cadenassés en moi. Quelque part, c'est aussi à ma propre veillée à laquelle je suis en train d'assister. Je laisse ma place à ma grand-mère et pars rejoindre mon père en attendant que toute la famille présente ses respects. Ce sont ensuite les invités qui adressent une prière à maman et à Mariko avant de s'incliner devant nous pour témoigner leur compassion.
Après un petit moment, les amis proches s'en vont tandis que la famille nous suit jusque chez nous où la soirée de la veillée va se dérouler. Si pendant la cérémonie les conversations ne sont pas de mises, elles ont tendance à s'étendre autour du repas et je redoute autant d'avoir à tenir mon rôle que d'affronter les regards désolés. Je ne suis pas prête à parler. Je réalise à peine qu'en un jour, j'ai perdu trois personnes qui me sont essentielles. Si mon corps est bien revenu à Nigata, mon esprit, lui, erre encore à Kamaishi. Comme si tout s'était arrêté là-bas. Le présent me semble en suspens, flottant, et j'ai dû mal à me sentir concernée par la vie qui se déroule autour de moi. Mariko, maman et Meiling ont connu un sort fatal lors de la tragédie, et de mon côté, je dois non seulement apprendre à vivre sans elles, mais à vivre avec. À vivre avec ces images et ces cris. À vivre en regrettant le contact chaleureux de Yoshie qui a été mon phare dans la tempête et face à qui j'ai abandonné Sayaka. À vivre avec trop de mots, trop de sensations, en ayant l'impression de ne pas être assez, tout simplement.
Alors que personne ne me prête attention, je récupère mon téléphone pour espérer y lire le nom d'une personne dont les messages me font tenir ces derniers jours. Je ne suis pas déçue.
Aujourd'hui, c'est la veillée de ta mère et de ta tante. Tout le monde dit que tu es encore là-bas, quelque part, mais plus parmi nous. Engloutie par l'océan, probablement. À chaque personne qui me dit d'arrêter de me faire du mal, j'ai envie de répondre « Et s'il y avait encore un espoir ? Et si Sayaka nous attendait quelque part ? ». Je suis égoïste, au fond. On risque la catastrophe nucléaire, et tout ce à quoi je suis en train de penser, c'est à mon amie que je ne reverrai probablement plus. Je prierai pour toi et pour tes proches ce soir encore.
Le cœur serré, je caresse le message à travers l'écran. En montant mon mensonge, j'étais loin d'imaginer que Chisato serait celle avec qui il serait le plus dur de le tenir. Je réalise un peu plus chaque jour à travers les messages où elle se confie et où elle me rend hommage qu'elle est une des rares personnes qui me voient vraiment. Quelque part en moi, ses messages me réchauffent. Mais lui répondre reviendrait à tout détruire et je ne peux pas être égoïste. J'ai des rêves à accomplir.
Je ne peux pas les trahir une deuxième fois.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top