Chapitre 10 : Retour à la maison
Les yeux du monde sont braqués sur Fukushima. Les souffles se sont coupés hier lorsqu'un troisième réacteur de la centrale nucléaire a explosé et que le réacteur quatre a été endommagé. Toute la zone des alentours a été évacuée à cause des rejets massifs dans l'atmosphère. Des équipes de spécialistes sont lancées dans une grande opération de refroidissement depuis le lendemain du tsunami. La catastrophe dont parlait le rescapé au gymnase semble bien s'être produite. Pourtant, je ne parviens pas à m'inquiéter autant qu'il le faudrait. Ma catastrophe à moi a eu lieu il y a cinq jours. Le nombre de morts et de disparus ne cesse d'augmenter. Un compteur morbide qui annonce de nouvelles victimes chaque jour.
Mon retour à Nigata est un souvenir brumeux dans mon esprit. Je n'en retiens que les accolades de mamie, les mots réconfortants de papy et l'arrivée de papa chez mes grands-parents. Nous avons mis du temps avant de pouvoir parler. Je n'ai pas eu besoin de mots pour comprendre combien il a eu peur. La façon dont il s'est agrippé à moi a suffi à tout me dire. Je sais qu'il a tout senti aussi. Comment manquer le deuil qui me colle à la peau ? Je suis habillée de tristesse depuis mon retour : la tension se devine à mes gestes lourds, la culpabilité se lit dans mes épaules voutées, mes cauchemars se rejouent dans mes iris. Kamaishi est peut-être derrière moi, mais j'ai l'impression que je change de jour en jour sans savoir vers quoi.
Quand papa m'a ramenée à la maison il y a deux jours, il m'a finalement posé la question qui est au bord des lèvres de ma famille depuis nos retrouvailles, mais que personne n'a osé me demander. « Que s'est-il passé ? ». Je pensais que je ne parviendrais pas à en parler, mais mon cerveau n'a laissé passer que quelques secondes avant de faire sortir mon récit. De raconter le tremblement de terre soudain, la réalisation de maman, notre séparation avec la promesse de se retrouver et notre arrivée au premier abri. Je suis incapable d'en raconter plus. Même si je n'avais pas menti quant à mon identité, je n'aurais pas pu raconter avoir laissé ma jumelle derrière moi. Parce que dans les cauchemars qui me réveillent la nuit, le plus récurrent est celui où je vois le visage de Meiling à la place de celui des victimes que j'ai croisées. Je la vois, immobile comme eux, et je suis toujours réveillée lorsqu'elle ouvre soudainement les paupières pour me laisser entrevoir ses yeux. Sauf qu'au lieu d'être marron comme les miens, mes démons leur donnent le bleu de l'océan. Un bleu profond dans lequel je me noie à mon tour avant de me réveiller en sueur.
Et elle n'est pas seule. Les fantômes de maman et Mariko ont rejoint ces rêves macabres. Papa a été contacté il y a deux jours pour nous prévenir que leurs corps avaient été retrouvés et obtenir une vérification quant à leur identité. Nous n'en avons pas parlé ensemble, mais j'ai entendu papy lui dire que, dans le fond, c'était une bonne chose qu'elles aient été identifiées puisque cela nous sortait de cette attente infernale remplie de doutes et de commencer notre deuil. Nous n'avons toujours aucune nouvelle de Meiling, mais ce n'est pas comme si nous en avions besoin pour savoir quel a été son sort. Son absence est inscrite partout en moi. Si j'ai d'abord été surprise que papa ne me reconnaisse pas malgré mon mensonge, il a suffi que je me contemple dans le miroir pour comprendre pourquoi la confusion est crédible. L'expression que j'arbore au quotidien n'appartient à aucune de ses deux filles, et je sais ce qu'il voit lorsqu'il me regarde. Le quatrième fantôme de sa famille. La vérité, c'est que nous sommes toutes mortes là-bas. Je crois que papa l'a compris avant moi et que c'est pour ça qu'il est aussi maladroit avec moi.
Depuis que je suis rentrée, je tourne en rond dans ma chambre, incapable de retourner dehors pour voir le monde fonctionner comme si rien n'avait changé. Je ne suis pas encore prête à pénétrer dans celle de Meiling, elle y est encore bien trop présente pour que j'ose me confronter à son espace et constater que rien ne changera jamais. Que son avenir est désormais figé comme sa chambre. En suspens. J'ai prétendu l'inverse auprès de papa pour pouvoir rester dans ma chambre. J'ai prétexté le manque de ma jumelle et le besoin de tromper son absence en restant au plus près possible d'elle, mais je crois que de toute façon, il n'attache pas d'importance à ce genre de détail pour le moment. Nous menons notre deuil chacun de notre côté en cohabitant dans une maison devenue trop grande pour deux, comme si nous ne pleurons pas les mêmes choses.
Là où il pleure une fille, une femme et une belle sœur, je déplore la perte de mon autre moi, de ma mère et de ma tante. Et tandis qu'il s'en veut de ne pas avoir été là tout en ayant conscience qu'il aurait été tout aussi impuissant face à la fougue de la nature, je me déteste d'avoir été là, d'avoir pu faire quelque chose, mais de n'avoir rien fait.
Pourquoi moi ? Cette question tourne en boucle dans ma tête.
Pourquoi moi et pas Mariko ? Mariko avec son esprit libre et sa douceur. Mariko qui a toujours eu foi en nous, qui nous parlait comme à des adultes et qui nous inspirait.
Pourquoi moi et pas maman ? Maman toujours de bon conseil, noble et fiable. Rien que d'imaginer vivre sans elle à mes côtés me donne une sensation de vertige insurmontable. Si je ne peux plus puiser ma force d'elle, j'ai peur de ne pas être suffisamment solide pour me porter seule. Le monde a plus besoin d'une personne comme elle que d'une personne comme moi. Maman aurait su quoi faire, et surtout quoi dire à papa. J'ai perdu ma mère, mais lui a perdu son grand amour et je n'ai aucune idée de quoi dire pour combler ce vide en lui que je ne peux pas comprendre.
Pourquoi moi et pas Meiling ? Meiling et ses ambitions. Meiling et sa détermination. La vérité, c'est que j'ai toujours eu peur d'être laissée derrière elle. Si je n'ai jamais douté que notre attachement est réciproque, je sais que sa volonté est capable de la porter loin. Je sais qu'elle est capable de briller en dehors de notre duo alors que j'ai tant besoin de sa présence pour avoir un éclat. Si elle nous a toujours vues côte à côte, je me suis souvent perçu un pas en arrière, tirée par sa confiance. Meiling est capable de se tracer un chemin en dehors de moi alors que j'en suis incapable. Je suis la jumelle perdue et je crois que c'est cette injustice qui me tourmente le plus. Je suis celle qui avait le moins à perdre et pourtant je suis là. Je suis celle qui aurait dû mourir.
« Tu devrais être à notre place. »
Je ne peux pas jeter les rêves de Meiling à la poubelle. Si j'ai d'abord culpabilisé d'avoir menti sur mon identité, la sensation d'avoir fait le bon choix se renforce de jour en jour. Être Meiling me donne un but. Je peux vivre pour nous deux. Je peux me retirer, faire un peu de place à ma sœur en moi pour ne pas être la seule à vivre, égoïstement. Je crois que ça n'importe à personne que je sois Meiling et non Sayaka, alors autant mener une vie qui ait un sens. Pour elle. C'est le seul moyen de réparer un peu ma faute, je le lui dois bien. Je peux accomplir pour elle son désir de devenir soigneuse animalière. J'en ai les capacités. Meiling a toujours eu à cœur d'aider les animaux, je peux mener cette mission pour elle. Tout ne sera pas perdu.
Ma force de travail et mon application sont ce qui m'a toujours distinguée et j'ai enfin un objectif pour en faire bon usage. Profitant de ce nouvel élan, je me jette sur ma chaise de bureau et allume mon ordinateur. Je dois me renseigner sur le parcours à suivre. Je dois devenir aussi incollable que Meiling sur le sujet. Personne ne s'étonnera de la voir redoubler d'ardeur dans cette période, ce ne serait pas une première que de voir quelqu'un utiliser le travail comme une échappatoire.
Si jusque-là je me suis contentée passivement de me faire passer pour Meiling, c'est la première fois que j'agis réellement en ce sens. J'ai beau avoir toujours admiré son projet, je n'avais jusqu'alors jamais éprouvé d'envie à ce sujet. Pourtant, je me surprends à lire avec avidité les articles sur la question et à froncer les sourcils avec intérêt quand je me renseigne sur le chemin à suivre. Rapidement, plusieurs pages se noircissent de notes et je parviens à un état de calme qui me faisait défaut depuis longtemps. Je suis dans mon élément. J'ai la sensation de me retrouver, et en même temps, je ne suis plus tout à fait moi. Pas seulement moi. Je suis à la fois Sayaka la sérieuse et Meiling la déterminée. Un mélange grisant qui me motive d'autant plus.
Alors que j'avance de mes recherches, je sens une émotion monter en moi. Une émotion qui me paraît lointaine tant elle diffère de ce spectre de sentiments que je ressens depuis la catastrophe, si bien qu'il me faut un peu de temps pour nommer ce mélange d'agitation et de curiosité. De l'excitation.
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