Chapitre 1 : Perdues au milieu de nulle part
Un frisson me parcourt, mais je suis incapable de dire s'il est causé par le froid ambiant ou par l'impact qu'a le paysage sur moi. La baie de Kamaishi me fait toujours de l'effet. Bien loin d'égaler la grandeur fourmillante de vie de Niigata, où j'habite avec ma famille, Kamaishi m'impressionne toutefois davantage. Les montagnes et les arbres dominent la ville, et quand mon regard ne se perd pas vers les hauteurs, il est attiré par l'immensité de l'océan qui se dessine au large. Selon mon humeur, cette vue devient pour moi une source d'apaisement ou un lieu de mystères. Aujourd'hui, je me sens incroyablement petite devant l'étendue de toute cette nature.
Néanmoins, je ne me sens pas inquiète face à ce cadre qui me surplombe. Même si le vent frais du mois de mars agite faiblement les voiles des bateaux présents au port, l'environnement est serein. Comme moi. J'ai l'impression d'avoir établi un lien spécial avec lui, comme si nous partagions un secret mystique et ancien. Tels un prolongement de mon état d'esprit, les alentours me renvoient une sensation de quiétude tandis que les ondes sur la surface de l'eau calme dessinent des cercles autour des navires. Même le bruit des anneaux de métal cognant contre les mâts ne trouble pas ma tranquillité.
Un nuage de vapeur s'échappe de ma bouche alors que je souffle. Je me détends instinctivement lorsqu'il n'y a personne aux alentours. Plus besoin d'être sur mes gardes, de surveiller chacune de mes paroles pour ne pas laisser quelque chose de maladroit qui mettrait quelqu'un mal à l'aise ou qui attirerait une attention non voulue sur moi. La pression sociale se libère. Je m'accroupis pour poursuivre ma contemplation en me perdant dans mes pensées. De temps en temps, je laisse sortir un nouveau nuage, comme pour contribuer moi aussi au décor. J'ai les doigts engourdis par le froid lorsqu'on me sort de mon univers.
— Sayaka !
Je reviens un peu à moi, mais pas complètement. Avec elle, je peux me permettre de garder un pied dans mes divagations.
Je me relève pour faire face à la nouvelle arrivante. Elle ralentit sa course lorsqu'elle arrive à mon niveau, les joues rougies par les températures de saison. Ma jumelle serait mon double parfait si j'étais capable d'afficher le même sourire rayonnant de légèreté et d'insouciance. Elle parvient même à éclairer le marron commun de nos yeux en amande avec une étincelle malicieuse. Meiling, la lumineuse. Nul doute que nos parents ont été bien inspirés en lui donnant ce prénom rappelant les origines chinoises de maman.
Je me sens souvent terne à côté de ma sœur. Plus en retrait, perdue dans mes pensées, je n'ai pas son enjouement spontané. Cependant, je ne pense pas être malhonnête en affirmant ne pas éprouver de jalousie envers elle. Plus magnétique encore que la nature autour de nous, Meiling me montre tout simplement une version de ce que j'aurais pu être. Nous avons la même apparence, grandi dans le même foyer, fréquenté la même école, mais nous ne sommes pas les mêmes. Je la sonde parfois comme pour l'élucider, pour tenter de comprendre ce qu'il y a de différent en elle pour qu'elle soit telle qu'elle est et non telle que je suis. Je finis toujours par écarter ces réflexions, parce qu'il n'y a pas de supercherie. Ma sœur est la personne qui compte le plus à mes yeux, ma meilleure amie. Celle à qui je dis tout.
Mes lèvres s'étirent à sa vue, en un pâle reflet de son sourire. Meiling se tourne dans la même direction, mais le charme ne semble pas opérer sur elle puisqu'elle ne tarde pas à déclarer :
— Quelle plaie de devoir passer nos vacances ici. Maman ne nous a même pas laissé souffler avant de nous entraîner chez Mariko. Ce n'est pas ici qu'on va pouvoir profiter, il n'y a rien, même pas de plage où se poser !
Ma sœur a beau se plaindre de l'absence de sable, je ne suis pas dupe. Ce n'est pas l'étendue beige qui lui manque, mais plutôt son petit ami. Haru et elle se sont mis en couple juste avant le début des dernières vacances d'été, il y a huit mois. S'ils se tournaient déjà autour depuis un moment, cette officialisation les a rendus inséparables. Même sans avoir été dans la même classe qu'eux lors de cette année scolaire, je n'ai pas pu manquer leur proximité durant les pauses déjeuner. Meiling attendait ces vacances avec impatience, se réjouissant de passer du temps avec Haru en se baladant à l'aquarium ou au parc Hakusan. Elle a beau avoir argumenté contre maman, elle n'est pas parvenue à échapper à la visite chez notre tante.
Mariko s'est fracturé la jambe et son plâtre la prive de son autonomie. Notre mère a tenu à ce que nous l'accompagnions pour l'aider à assister notre tante, mais aussi pour avoir l'esprit tranquille en ne nous sachant pas seules à la maison. Papa se trouvant encore en Chine où il gère avec le frère de maman une entreprise de design mobilier, nous n'avons pas eu d'autre choix que de passer nos vacances à Kamaishi.
— Nous trouverons le moyen de passer du bon temps autrement, je la rassure. Et puis, ce ne sont que trois petites semaines. Tes retrouvailles avec Haru seront encore meilleures lorsque tu verras combien tu lui as manqué.
— Sayaka la sage, répond-elle tout simplement.
L'affection dans sa voix rend toute méprise avec de la moquerie impossible. Meiling a toujours considéré que j'étais la sage de notre duo, plus posée, plus réfléchie. Pourtant, je me sens perdue la majeure partie du temps. Tout comme j'essaie de déchiffrer ma sœur, j'aimerais parfois entrevoir comment elle me perçoit de son côté.
— Une idée pour sauver nos vacances ?
Si je suis la sage, Meiling est l'active. Bouger et s'entourer de monde est un besoin pour elle, aussi je ne doute pas qu'elle nous trouvera de l'occupation pour les prochaines semaines. C'est la première fois que nous séjournons aussi longtemps chez Mariko et j'avoue avoir moi aussi peur de dépérir d'ennui.
— On pourrait commencer par rendre visite à Kannon.
J'approuve d'un signe de tête et accroche mon index au petit doigt qu'elle me tend dans un geste naturel tandis que nous nous mettons en route. Le Daikannon, la grande statue représentant la déesse Kannon, se trouve à une heure de marche du port. De quoi nous occuper en ce début d'après-midi, et puis ce n'est pas comme s'il y avait beaucoup d'autres activités à faire ici. Cette marche sera le moyen de tromper le froid ambiant et de nous réchauffer. Si la représentation de la divinité mesure presque cinquante mètres, elle n'en demeure pas moins cachée aux yeux d'un public non averti. Située sur un flanc de falaise, l'esplanade qui se trouve à ses pieds est sans aucun doute l'endroit que Meiling et moi préférons à Kamaishi. De là, nous bénéficions d'une vue spectaculaire qui, elle, ne laisse pas ma jumelle insensible.
— J'espère qu'on sera dans la même classe cette année, dit Meiling alors que nous arrivons enfin au pied de l'escalator menant au fameux spot.
— Nous avons toutes nos chances puisque nous avons toutes les deux choisi la branche scientifique.
Malgré mon calme, je ressens la même inquiétude qu'elle à l'idée de passer une nouvelle année dans une classe différente. Même si j'ai eu la chance d'être en cours avec Chisato, mon amie de longue date, je ne parviens pas à m'épanouir pleinement quand je suis séparée de ma sœur. J'ai l'habitude de tout partager avec elle et j'ai vécu cette coupure en ayant l'impression constante de manquer quelque chose.
— Il faudra que tu m'aides pour la physique, continue-t-elle. Je ne sais vraiment pas comment tu t'y prends pour maîtriser cette magie...
Mes lèvres frémissent d'amusement. Il s'agit d'une de nos seules différences qui me procure cet effet. Si cette matière m'a toujours charmée par sa logique et par son potentiel de découvertes, Meiling y perd à chaque fois la tête. Toutefois, son grand rêve de devenir soigneuse animalière l'a naturellement menée à choisir cette branche, au risque de devoir fournir le double d'efforts en physique pour maintenir le niveau.
— Un magicien ne révèle jamais ses tours, mais je veux bien faire une exception pour toi.
Son éclat de rire fait se retourner le couple devant nous, mais je me moque d'attirer l'attention, heureuse d'être celle qui le provoque.
Parvenues à l'esplanade, je suis une nouvelle fois saisie par le panorama. Même Meiling se fait silencieuse, victime de la beauté des lieux. Le téléphone en main, elle finit toutefois par me demander de la rejoindre dans une requête que je comprends aussitôt. Nous nous mettons dos à la mer tandis que Meiling tend le bras pour prendre un selfie. Je penche la tête dans sa direction alors qu'elle effectue un V avec ses doigts de sa main libre. Et elle appuie.
— Je l'adore ! s'exclame-t-elle après avoir examiné la photo.
Je me penche par-dessus son épaule pour la découvrir à mon tour. Un sourire sincère se dessine sur nos visages, notre sourire, celui spécial que nous n'abordons qu'ensemble.
— Moi aussi, je déclare avec affection.
— Je te l'envoie !
Je sors mon portable tandis que Meiling s'exécute. Je remarque qu'elle en profite pour l'envoyer également à Haru, accompagnée d'un mot rempli d'émojis. Mon écran s'allume lorsque je reçois la photo et je constate qu'une notification de la part de Chisato m'attend déjà. J'ouvre d'abord la pièce jointe que je viens de recevoir pour la mettre en fond d'écran avant de consulter le message de mon amie.
« Si tu pouvais être n'importe où ailleurs que là où tu te trouves, tu serais où ? #SOS, mon frère est revenu à la maison pour les vacances. »
Je pouffe en découvrant ses mots, ignorant le regard intrigué de ma sœur alors que je tape ma réponse. « Et si » est un jeu entre Chisato et moi auquel nous jouons depuis l'école primaire. Tout est parti d'un malheureux « et si on se cachait pour échapper au cours de sport ? » pour finir par une punition, mais depuis, Chisato est devenue mon amie la plus proche. Je sais que, même si elle se plaint du retour de son grand frère qui adore se moquer d'elle, elle est contente de le retrouver. Je prends quand même soin de lui témoigner toute ma compassion et de lui répondre que j'aimerais me trouver dans un endroit possédant au moins un cinéma convenable.
Pourtant, quand je quitte ma messagerie et que je tombe nez à nez avec mon nouveau fond d'écran, je sais que je viens de mentir. Je ne voudrais être nulle part ailleurs.
Hello !
Après une longue absence, je reviens avec un nouveau roman un peu différent des autres. Les thèmes de Un visage dans l'océan sont plus lourds que les autres, mais j'espère que vous apprécierez cette quête d'identité et cette histoire d'amour.
J'espère que ce premier chapitre vous a plu. Qu'avez-vous pensé du cadre ? De Sayaka ? Et de Meiling ?
Je vous informe aussi qu'un nouveau chapitre sera disponible tous les dimanches.
À la semaine prochaine pour la suite !
Ame
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