Chapitre 8
Chute (n.f.) : mouvement d'un corps qui bascule dans le vide avant d'être attiré par la gravitation de la planète sur laquelle il échoue.
- Vous dites donc avoir été menacé par un pistolet ?
- Oui madame.
- Et vous ne savez pas s'il était chargé ou non ?
- Non madame.
- D'accord. Je reviens vers vous dès que ...
- Sergent ! L'homme portait un pistolet dans sa veste, sur lequel figurent ses empruntes ! s'exclame un policier en faisant irruption dans la pièce.
La femme en charge de m'interroger se lève brusquement et suit le nouveau venu dans le couloir, me laissant seul face au bureau vide. Ils nous ont interrogés séparément, et n'auront sûrement pas la même histoire des deux côtés, mais j'ose espérer que la présence de l'arme sur le gorille les fera voir la bonne version de l'histoire. Je n'ai même pas pu discuter avec Alessio depuis que nous sommes arrivés dans ce commissariat, et je dois dire que ça me stresse. J'ai eu le droit à tous les tests, alcool et drogue, mais je suis clean depuis des années donc je n'ai pas à m'en faire. J'ai peut-être un peu forcé sur l'alcool la dernière fois que je suis allé en boîte, mais ça remonte alors je ne m'inquiète pas.
Une bonne heure passe avant que deux officiers entrent dans la pièce en tenant Elisa et l'autre homme par le bras, suivis de mon pianiste qui les suit les yeux plus sombres que jamais. Il s'approche de moi, les lèvres serrées et le visage fermé, puis se tourne vers le troisième policier qui vient de rentrer dans la petite pièce. Il se passe les mains sur les yeux, visiblement fatigué, et déclare :
- Madame Letray, Monsieur Eroux, vous n'avez plus le droit d'approcher à moins de 25 mètres Messieurs Barese et Lebrun ici présents. De plus, vous quittez la maison de Monsieur Barese d'ici ce soir, en compagnie de deux agents. Vous pouvez y aller, pour récupérer vos affaires. Pour l'instant, vous n'écopez de rien, comme je vous l'ai déjà expliqué, ajoute-t-il en regardant la jeune femme, mais si vous récidivez vous risquez de la prison.
Il n'attend aucune réponse de notre part et nous tend sa main puissante pour nous dire au revoir, et nous suivons les deux policiers qui vont nous accompagner à la maison d'Alessio. Je n'ai pas la force d'expliquer que je voudrais rentrer chez moi et pas chez le petit brun, et je n'ai pas envie de le laisser tout seul. Vu sa tête, il pourrait faire une bêtise. Le trajet se déroule dans un silence de mort et je retiens un soupir de soulagement lorsque la camionnette s'arrête devant une grande bâtisse blanche. Je descends et m'arrête devant le portail, impressionné.
La maison a un style un peu américain, avec ses planches blanches et son toit d'ardoise. Une petite terrasse couverte entoure la maison toute entière, avec une rambarde en bois et des colonnes blanches. La porte d'entrée se dresse, fière et imposante, au milieu de tout ça, avec son rouge sang qui change radicalement du reste de la maison. Le jardin tout autour est magnifique, alternant entre les coins ombragés formés par des arbres plus vieux que moi et les pelouses magnifiques prenant le soleil. Nous sommes juste à l'extérieur de la ville, et le silence autour est total. J'aperçois du coin de l'œil Alessio qui sourit doucement en levant les yeux vers la maison, sa maison. Nous le suivons à l'intérieur, et je me sens aussitôt bien, accueilli dans cette ambiance chaleureuse. Je reste en bas, laissant Alessio et Elisa monter à l'étage sans moi. Ils ont sûrement besoin de s'expliquer donc je les laisse tranquilles. Les policiers sont restés en bas avec moi, respectant également l'intimité des deux concernés, et le gorille n'a pas d'affaire à lui ici et est donc resté dans la voiture.
Je prends une photo dans les mains pour mieux la regarder. Alessio, plus jeune, se tient à côté d'un homme aux cheveux de jais et d'une femme blonde au visage fin. Ses parents. Je repose le cadre doucement et me dirige vers la bibliothèque lorsque j'entends une explosion de voix à l'étage.
- Mais pourquoi tu as fait tout ça ?
Un grand bruit résonne dans toute la maison et je me précipite dans les escaliers, avalant les marches quatre à quatre. Je finis par trouver une porte ouverte au bout du couloir au deuxième étage où se disputent Alessio et Elisa. Et ce que je vois me fige sur place.
- Tu ne mérites pas d'être heureux ! s'écrie la jeune femme, presque hystérique, en menaçant le brun de son doigt manucuré. Tout ce temps-là, tu m'as affiché ton bonheur, alors que tu es le seul responsable de mon malheur ! Tu mérites de souffrir comme j'ai souffert !
- Crois-tu vraiment que j'étais heureux ? répond Alessio, des larmes dévalant le long de son visage pâle. Alors que j'ai perdu mes parents le jour de mes 18 ans ?
Elisa éclate d'un rire maléfique et je n'approche pas plus. Je suis paralysé par la peur, elle me terrifie, je ne sais pas quoi faire et voir les yeux rougis du pianiste ne fait qu'augmenter ma panique. Il sait cacher ses émotions. Sauf quand ça va trop loin. Et j'ai peur que ça dérape encore plus.
- Parlons-en de tes parents ! Ils ne me laissaient pas t'approcher, alors que j'allais bientôt être débarrassée de ce vieux gâteux ! Et j'ai contacté une organisation, des gens sérieux, qui faisaient le travail proprement.
Elle s'interrompt, savourant l'effet de ses mots sur son protégé qui devient livide. Un frisson me parcourt. J'ai peur de comprendre, je ne veux pas que ce soit vrai, ce n'est pas possible. C'est une vipère, un monstre de la pire espèce, mais pas à ce point ! Elle finit par sourire méchamment et reprend :
- Je n'ai eu qu'à donner rendez-vous à tes deux parents, sans toi, à l'autre bout de la ville. Ils devaient passer par cette route. Savais-tu ce que la technologie est capable de faire ? On n'a même pas eu à sacrifier quelqu'un, c'était tout automatique ! En plus, aucune trace possible, puisque tout a explosé.
Alessio pousse un cri horrifié avant de s'effondrer. Je me précipite avant que sa tête ne touche le sol, et je le soutiens alors qu'il bout littéralement de colère. La blonde me lance un regard mauvais en déclarant d'une voix dédaigneuse :
- Nathanaël ! Toujours à fourrer votre sale nez dans les affaires des autres. Je vous l'ai dit, ça peut être dangereux. Surtout s'ils fouillent dans vos propres affaires. Alessio vous suit quand même, alors que vous avez trempé dans la drogue, et pas qu'un peu ?
Je dois faire appel à toute ma volonté pour ne pas envoyer mon poing dans sa figure. J'évite soigneusement les yeux noirs du pianiste qui n'insiste pas, reportant son attention sur sa manager. Il se relève grâce à mon aide et se détache de moi. Je le regarde faire trois pas vers la jeune femme, inquiet, puis il reprend d'une voix glaciale, dénuée de toute émotion.
- Pourquoi as-tu fait ça ? Il y a une multitude de pianistes doués sur terre. Tu aurais pu prendre n'importe lequel après le refus de mes parents.
- Tu es unique, Alessio. Personne ne joue au piano comme toi.
- Des personnes uniques, il y en a des milliers, il fallait juste que tu en trouves un autre ! Tu le sais, toi-même ! Tu t'es bien occupée De Victor Strezman avant moi ! Alors quelle était ta vraie raison ?
- Tu ne vois vraiment pas ?
La voix d'Elisa tremble légèrement, et elle doit s'arrêter un instant avant de reprendre, perdant petit à petit le contrôle de ses émotions.
- Tu ne vois pas pourquoi tu ne mérites pas d'étaler ton bonheur ? Tu ne vois pas pourquoi tu ne mérites pas de rencontrer quelqu'un ? Parce que c'est toi qui ne le mérites pas, pas tous ces pauvres gens qui auraient su te rendre heureux ! Tu ne vois pas pourquoi je ne voulais pas que tu rencontres Nathanaël ? Dès le concert j'ai su. J'ai vu ton sourire. J'ai vu son sourire. Les regards ne mentent pas.
- Je ne comprends pas ... chuchote Alessio en baissant la tête, se remettant à trembler de tous ses membres.
Elisa pousse violemment le pianiste et je me tends, prêt à intervenir.
- Mais réfléchis ! crie-t-elle avec un brin de démence dans sa voix. Tu ne vois pas que si je t'empêche de voir quelqu'un, c'est parce que je t'aime ! Mais tu n'aimes pas les filles, alors je n'ai aucune chance. Donc tu n'as pas le droit de trouver quelqu'un, tu dois souffrir comme tu me fais souffrir.
J'ouvre la bouche, choqué. Elle prétend l'aimer, mais elle le fait autant souffrir ? Je ne comprends plus rien, et Alessio non plus. Il ne retient plus ses larmes, mais ne retient pas non plus la gifle magistrale qui déstabilise Elisa. Elle se tient la joue rougie, lançant un regard assassin à celui qu'elle prétend aimer, puis à moi. Et elle se dirige vers moi, bouillant de colère.
- C'est toi, petite vermine ! C'est à cause de toi qu'il s'est mis à réfléchir, à me défier, à me désobéir ! Au nom de je ne sais quelle liberté, il voulait absolument aller te parler ! Mais si tu ne l'avais jamais croisé, rien de tout ça ne serait arrivé, Alessio aurait travaillé tranquillement pour son prochain concert, je l'aurais regardé faire, et rien ne serait venu briser notre vie tranquille !
- Je refuse que tu utilises « nous », Elisa. Intervient Alessio d'une voix blanche. Il n'y a jamais eu de « nous », et il n'y en aura jamais.
Les yeux de la jeune femme se remplissent de larme, faisant couler légèrement son maquillage, et elle se tourne à nouveau vers moi, ses traits déformés par la haine.
- Il ne m'aurait jamais dit ça si tu n'avais pas débarqué dans sa vie ! Je te hais !
Elle se jette sur moi d'un coup, et même si elle est bien plus petite et moins musclée que moi, je vacille sous le choc. Elle commence à me frapper de toutes ses forces mais j'attrape ses poignets, l'immobilisant totalement, et elle me crache au visage. Alessio s'impose alors que j'allais riposter.
- Nat', pas besoin de lui faire mal.
Je la lâche à contre-cœur et elle se recule, un air triomphant sur le visage. Elle se jette sur Alessio qui regardait par la fenêtre avant que je ne puisse l'en empêcher et fait basculer le pianiste grâce à son élan, avant de crier.
- Tu ne seras plus jamais heureux, Alessio Barese !
J'entends le bruit sourd du corps d'Alessio qui touche le sol et je n'arrive même pas à crier. Mon cœur s'est arrêté de battre et je n'arrive pas à bouger quoi que ce soit lorsqu'un policier fait irruption dans la pièce et passe les menottes aux poignets fins d'Elisa. Il la fait descendre les deux étages, ignorant ses cris hystériques, me laissant seul dans la pièce.
Je reprends mes esprits et me précipite dehors, où Alessio est toujours allongé. Il ne bouge pas, et les larmes me brouillent la vue. Il ne peut pas partir. Pas maintenant. Il ne peut pas laisser Elisa gagner. Je dois finir mon article, et je n'écrirai pas d'article sur un mort. Je tombe à genoux dans l'herbe en répétant son prénom inlassablement, une boule d'angoisse grandissant alors qu'il ne me répond pas. J'entends vaguement une sirène d'ambulance briser le calme de la campagne, un homme me parler et essayer de m'écarter du pianiste, mais je ne bouge pas. On me fait finalement monter dans l'ambulance avec lui, et je ne quitte pas son visage pâle des yeux. Ses cheveux noirs cachent la plaie qu'il s'est fait au front, et on pourrait presque croire qu'il est endormi. Sauf qu'il y a ses mains, toutes deux tordues étrangement. Mon estomac se retourne en remarquant l'état déplorable de ses mains, et j'enfonce ma tête dans mes mains, incapable de supporter plus longtemps la vision de son corps souffrant. Ne m'abandonne pas Alessio, pas comme ça. Je ne te laisserai pas partir, je t'ai promis de t'aider, quoi qu'il arrive. Alors ne me laisse pas, s'il te plaît.
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