Chapitre 7

Vérité (n.f.) : Adéquation dans la représentation d'une situation entre la réalité et l'homme qui la pense.

- Je voudrais que tu écrives un article sur moi, Nat'. Mais pas un article qui explique que je ne suis pas gâté par la vie, et que tout le monde doit admirer ma motivation à travailler alors que le sort s'est acharné sur moi. Non, un article qui dit ce que toi tu as pu penser de moi, alors que tu ne me connaissais pas.

Cela fait maintenant 3 jours que je dors sur le canapé et qu'Alessio se remet tranquillement chez moi, et on a commencé à travailler ensemble. Il ne parle vraiment pas beaucoup, et il faut savoir passer outre son expression glaciale. Car oui, il est vraiment très fermé, et je l'ai appris à mes dépens. Je suis assis par terre, mon fidèle carnet entre les mains et je note tout ce qu'il me dit, sans faute. Car je crois que je vais finalement réussir à le faire cet article, et que je ne suis pas le seul à le vouloir ... extraordinaire.

- Tu veux que je me concentre sur quoi exactement ? je demande.

- Quand tu es venu à mon concert, de ce que je comprends, tu ne connaissais rien à la musique ?

- J'avais juste écouté les balades de Chopin par Zimerman dans le train, je réponds alors que ses yeux sombres s'illuminent. Sinon non.

- Eh bien je veux que tu décrives ce que tu as pu ressentir quand je jouais.

- Mais c'est hyper dur !

- T'es un journaliste, oui ou non ? il me demande presque méchamment. Dans ce cas tu devrais savoir utiliser les mots, c'est ton métier.

Je le regarde, abasourdi, mais retiens la réponse cinglante qui manque de fuser. Je sais qu'il est souvent trop direct, donc il ne faut pas que je lui en tienne rigueur. Mais c'est dur. Je prends sur moi depuis qu'il est arrivé mais s'il ne fait pas bientôt un effort, je ne tiendrais pas.

- Est-ce que tu ne pourrais pas éviter juste de me descendre comme ça à chaque fois ? je soupire. Si on doit travailler ensemble, autant le faire dans une ambiance plus ... cordiale, non ?

- Je ne suis pas doué avec les mots. Il rétorque, presque dédaigneux. Tout comme tu n'es pas doué avec la musique. Alors on se contente de faire ce qu'on connait, on mélange le moins possible le tout, et tout va bien se passer. D'accord ?

Non, pas d'accord. J'ai bien compris, je n'aime pas la musique, il n'aime pas tout ce qui peut tourner autour de la littérature ou même juste des mots en général, mais comment veut-il que l'on s'entende s'il ne fait pas un minimum d'effort ? Certes, il a sa propre façon de s'exprimer. Mais je ne la comprends pas, alors que lui peut comprendre ce que je dis, on parle tous les deux français, que je sache.

- Si tu ne fais pas d'effort, on n'arrivera jamais à rien, je souffle.

- C'est ta carrière qui souffre, pas la mienne, donc c'est à toi de faire ces efforts.

- Je vais prendre l'air cinq minutes.

Je n'en peux plus, j'ai envie de lui envoyer sa tête dans un mur. Je me change rapidement, enfile des baskets, et je pars courir dans la ville. Je savais que cet article allait être dur. Je savais que me confronter à tout ce monde de musiciens n'était pas une bonne idée. Mais ce que je ne savais pas, c'est que j'allais rencontrer un mur alors qu'au piano, Alessio laisse passer toutes ses émotions. Je me demande s'il a vraiment un cœur finalement, je ne connais pas un seul être humain capable de rester aussi stoïque, si l'on oublie sa crise d'angoisse de vendredi soir.

Alors que je passe dans les rues passantes et devant les tabacs, je suis étonné de ne voir aucun signe d'une recherche d'Alessio. Pourtant, si Elisa surveille ses appels, elle ne devrait pas rester aussi silencieuse alors que son petit protégé a disparu depuis trois jours, si ? Il y a, encore une fois, quelque chose de louche. Et Alessio n'a pas l'air de vivre au mieux cette situation, ça l'a même rendu malade. Alors que trame Elisa ? Je ne peux retenir un frisson en pensant à cette femme. Sa beauté lui donne un air presque cruel, et je ne sais pas jusqu'où elle est capable d'aller. Je finis par faire demi-tour et je rentre chez moi, pour découvrir Alessio assis sur le rebord de la fenêtre, les deux jambes dans le vide.

- Ne fais pas ça, je dis doucement, cachant tant bien que mal la panique dans ma voix.

- Oh mais je ne vais pas sauter, répond-il d'une voix calme. C'est juste que ... être ici, si proche de la mort, je crois que ... ça me fait sentir plus vivant.

- Comment c'est possible ? je demande alors que je m'approche de lui, prêt à le rattraper s'il tente quoi que ce soit.

- Je vois que la vie ne tient qu'à un fil, et le réaliser permet de mieux en profiter. Tu ne veux pas venir ? La vue est superbe.

- Non merci, j'ai le vertige. Et je suis terrorisé de te voir ici, alors reviens à l'intérieur, s'il te plaît.

Les yeux noirs se posent sur moi avec une certaine surprise brillant au fond de la pupille, et il ramène rapidement ses jambes de l'autre côté de ma fenêtre. Je souffle un bon coup, me rendant compte que je retenais ma respiration. Alessio me regarde étrangement, mais je ne lève pas les yeux, je ne veux pas affronter son regard. J'ai eu peur, oui. Mais je n'ai pas besoin qu'on revienne dessus.

- Peut-être que l'on pourrait ... reprendre ton article ? me propose-t-il d'une voix douce.

- Oui, oui bien sûr ! je m'exclame, surpris de ce changement d'attitude.

Nous nous rasseyons autour de ma table basse, et je commence à lui expliquer tout ce que j'ai pu ressentir à son concert. Il me regarde, véritablement intéressé, et je me demande ce qui a bien pu le faire changer d'avis sur moi comme ça.

- Ce qui est incroyable, Alessio, c'est que tu le vis, ton piano, je conclus. Quand on t'entend et quand on te regarde, c'est tout ton cœur que tu étales comme si tu peignais la toile de tes sentiments au fur et à mesure du morceau. Et même si on ne connaît rien à la musique, ça se ressent.

Il me regarde, et ses lèvres fines dessinent un léger sourire. Une larme perle au coin de son œil, et je crains qu'il ne refasse une crise comme il y a trois jours, mais il reprend, à mon grand soulagement.

- Merci, Nathanaël. Merci de me dire ça, de me confirmer que ce pour quoi je travaille depuis toujours, quelqu'un l'a enfin remarqué. Parce que tout le monde ne parle que de ma technique. De ma vitesse de travail. De ma vitesse d'apprentissage. De ma position de la main qui est parfaite. De ma mémoire, de mon perfectionnisme, bref. De tout, sauf de musique. Et toi, toi qui n'y connais absolument rien, tu viens de confirmer ce qui fait que je suis un pianiste professionnel. Et pour ça, merci.

Il se lève et me prend dans ses bras en sanglotant doucement, alors que je ne réagis pas, gêné. C'est donc pour ça qu'il voulait me laisser ma chance ? Parce que j'ai un autre point de vue ? Ce qu'il attend qu'on dise de lui ? Je ne sais pas si je dois être honoré de le comprendre, ou gêné de n'être utilisé que comme un moyen pour montrer au monde ce qui fait sa qualité en tant que pianiste. Je chasse ces pensées alors qu'il se rassoit à sa place et nous reprenons notre discussion sur la structure générale de l'article. Après tout, moi aussi je l'utilise pour montrer au monde que je suis un bon journaliste. Finalement, nous sommes chacun l'objet de l'autre, à titre purement professionnel, et ça ne me gêne pas, tant que ça reste réciproque.

- Je crois que j'ai trouvé une bonne accroche, je déclare après un long moment de silence.

- Vas-y.

- « L'homme a ses langages, la musique en est un. Si les mots ne peuvent tout décrire, c'est parce que les émotions ont pris le contrôle. »

Alessio me regarde, restant silencieux un très long moment, avant de déclarer qu'elle est parfaite. J'ai toujours aimé trouver des accroches, c'est un peu comme le défi ultime du journaliste. En une phrase, il doit réussir à captiver son lecteur, lui expliquer ce qu'il peut trouver dans l'article, le tout dans une tournure qui doit d'ores et déjà annoncer la couleur du texte entier et qui doit appartenir au style du journaliste. Car c'est le meilleur moyen de se démarquer, c'est la seule phrase où tout le monde est encore concentré. Je rigole doucement et je la recopie au propre.

Les jours passent, et le week-end arrive déjà. Aucun de nous deux n'a quitté l'appartement depuis que l'on a commencé à travailler, mais je n'en peux plus. Je pose mon ordinateur et me laisse tomber dans les coussins de mon canapé usé en soufflant doucement. Alessio lève la tête des papiers qu'il était en train de lire et me jette un regard interrogateur.

- J'en peux plus, je vais aller chercher à manger. Je dis simplement. Pizza ou sushi ?

- Sushi, me répond-il alors que son regard s'illumine franchement.

Je ris doucement et prends une veste et de l'argent avant de descendre. Je remonte les marches en courant au retour, n'étant pas vraiment à l'aise au milieu de la rue alors que je « retiens » Alessio Barese chez moi depuis une semaine maintenant, et qu'il risque d'y avoir des répercussions. Mais je m'en fiche, j'essaie de ne pas y penser, de juste profiter et bien faire ce travail.

Un bras dans une veste en cuir rouge vermeil me barre le chemin alors que je tape le code en bas de mon immeuble. Je me tends et fais face à la personne qui veut m'empêcher de passer, et c'est sans grande surprise que je la reconnais.

- Elisa. Je lâche, les dents serrées.

- Je vois que vous prenez vos aises, M. Lebrun. C'est le fait de fréquenter Alessio qui vous donne ce droit ? Ou vous êtes juste naturellement mal élevé ?

- Qu'est-ce que vous me voulez ? je demande brusquement.

- Allons, allons, pas de ça avec moi.

Je sens une légère pression dans le bas de mon dos que je reconnaîtrais entre mille, et je ferme les yeux un court instant pour calmer ma respiration. Elisa est là. Un de ses gorilles est en train de me pointer une arme dessus, en plein cœur de Limoges. Mais quoi que je tente, le coup partira sûrement plus vite. Je fais mine de m'appuyer sur le mur pour pouvoir enclencher ma sonnette. J'espère qu'Alessio aura la présence d'esprit d'écouter avant de parler. Il doit savoir, il doit être mis au courant de ce qui l'attend sûrement.

- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

J'ai de plus en plus de mal à contrôler les tremblements de mon bras, mais je ne lâche pas Elisa du regard. Elle m'offre un sourire maléfique avant de déclarer d'une voix mielleuse :

- Vous le savez très bien, M. Lebrun. Puisqu'Alessio est chez vous depuis plus d'une semaine, je pense que vous avez bien dû remarquer sa présence, non ?

- Que lui voulez-vous ?

- Mais que son bien !

- Ne jouez pas à ça avec moi, Elisa. Vous ne dupez personne, ici. Je dis assez fort alors que j'entends l'interphone se mettre en marche.

Alessio écoute. Il va pouvoir écouter toute la discussion, et agir en conséquence. Il faut juste réussir à faire avouer Elisa maintenant.

- Si vous lui vouliez vraiment son bien, je reprends, il ne vous fuirait pas comme la peste. Vous ne surveilleriez pas le moindre appel, chaque mouvement, tout ce qu'il peut dire. Je suis étonné que vous n'ayez pas trouvé un moyen de contrôler ses pensées.

- C'est ce que vous croyez ! s'exclame la jeune femme en laissant échapper un rire diabolique. Mais il m'écoute, il fait tout ce que je dis, il pense ce que je veux qu'il pense, ce fidèle toutou ! Et vous savez pourquoi ? Parce qu'il n'a plus personne ! Tout simplement parce que ...

Une sirène de police l'interrompt, et deux voitures entrent dans la rue. La pression dans le bas de mon dos disparaît immédiatement et je souffle de soulagement alors que l'homme derrière moi abaisse son arme.

- Police ! Identifiez-vous !

- Nathanaël Lebrun.

- Elisa Letray.

- Je vais vous demander de venir tous les deux avec moi, ainsi qu'un certain Alessio Barese. Où est-il ?

- Justement c'est ce que je demandais à ... commence Elisa d'une voix agacée.

- Je suis là.

Le pianiste apparaît derrière la porte et me lance un regard encourageant alors que je vois deux agents s'approcher de nous et passer des menottes à sa manager et à un de ses gardes du corps. Les deux policiers nous font entrer dans l'autre voiture sans menotte ni rien, et je comprends que c'est Alessio qui les a appelés. Je me tourne vers lui pour le remercier lorsque je remarque qu'il tremble comme une feuille. Je pose ma main sur son bras en murmurant :

- Tout va bien se passer, Alessio. Je ne te lâche pas, je ne te laisse pas. D'accord ?

Il me regarde, les yeux rougis, et j'ai l'impression de me retrouver encore une fois face à ce petit garçon perdu qui s'était finalement effondré chez moi il y a une semaine. Même s'il s'est ouvert ces derniers jours, qu'il a pu sortir de sa carapace, tout le travail est à recommencer dès qu'il se retrouve face à cette vipère, et je compte bien l'aider à s'en défaire.

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