Chapitre 6

Oubli (n.m.) : Fait d'effacer certains souvenirs de manière temporaire ou définitive.

Mon cœur rate un battement. Alessio Barese ? C'est vraiment à lui que je parle ? Je commence à bégayer une réponse, mais il m'interrompt rapidement.

- Je n'ai que très peu de temps. Elisa surveille mon portable, je ne peux pas envoyer de message ni vous appeler avec, elle le saurait. Alors on peut se donner rendez-vous demain soir même heure même endroit ?

- Ce ne serait pas judicieux. De l'autre côté de la rue, il y a un petit bar, c'est une meilleure idée de ne pas revenir au même endroit, d'autant que Mme Letray n'a pas ... apprécié que je cherche à prendre contact avec vous.

- On en parlera demain. Merci M. Lebrun, je dois vous quitter.

Un bip sonore retentit et je glisse mon téléphone dans la poche de ma veste, les mains tremblantes. Cette journée est bien trop pleine en émotions pour moi, il faut que je décompresse. Je compose rapidement le numéro de Gaëtan et lui envoie un message. Je n'attends pas sa réponse et rentre chez moi. Je me change rapidement, et ressors immédiatement. Je crois que je vais aller en boîte ce soir, rencontrer une fille, profiter de la nuit avec elle, et tout ira mieux.

Quand j'arrive devant ma boîte habituelle, je souris en la voyant déjà bien remplie. Plus il y a de monde, mieux ce sera. Je commande une dose d'alcool fort au bar et avale tout cul sec avant d'aller sur la piste de danse. Une petite rousse se déhanche comme jamais, et un vieux essaie de danser collé-serré avec elle. J'écarte le vieux qui m'insulte avant de partir et la jolie rousse me remercie d'un sourire lumineux, avant de m'attraper les mains et de danser avec moi. Je me laisse aller, profitant des premiers effets de l'alcool et de l'ambiance enivrante de la boîte. La main pâle de la fille passe dans mes cheveux alors qu'elle vient écraser ses lèvres sur les miennes et que je passe mes bras autour de sa taille. Nous restons plusieurs minutes ainsi, puis d'un coup elle se décolle, les yeux brillants, et me tire par le bras jusqu'à dehors. Nous partons ensemble dans les rues de Limoges, marchant légèrement de travers et éclatant de rire à chaque occasion. Son rire est cristallin, sa voix est angélique, et elle a le corps d'une déesse. Que rêver de plus ? Je finis par l'amener dans mon appartement où elle se jette sur le lit en riant. Elle murmure « Louisa » avant de s'endormir toute habillée au milieu des coussins. Je souris tendrement et lui retire ses chaussures et ses bijoux que je pose sur le guéridon à côté d'elle, et rabat la couette sur ses minces épaules. Je vais prendre une douche rapide et la rejoins tant bien que mal, devant la décaler pour avoir la place de rentrer sur mon propre lit. Elle grogne et je ris doucement en déposant mes lèvres sur son front. Pas pour ce soir Louisa, tu es trop pure, trop innocente. Je souris une dernière fois avant de sombrer délicieusement dans un sommeil profond.

Quand je me réveille, le lit est froid, et un post-it est posé sur l'oreiller à côté de moi. Je parcours rapidement des yeux avant de rire franchement.

Cher inconnu dont je n'ai même pas demandé le nom, je dois partir travailler, j'espère que tu ne m'en voudras pas pour te fausser compagnie comme ça et pour hier soir ! Je ne me souviens pas de tout ... PS : voici mon numéro de téléphone, si l'envie te prend de continuer ce que nous avions commencé !

Je ne mets pas le numéro dans mon portable. Même si elle était adorable à souhait, je ne m'attache pas. C'est ma règle. Je passe au maximum une nuit avec elles. Et après je l'oublie, je passe à autre chose. Comme prendre son numéro ferait durer cette histoire, je n'ai pas envie. Je jette le post-it avant de regarder l'heure. 11h. C'est ça de sortir en boîte au milieu de la semaine aussi. Il est bien trop tard pour que j'aille au travail, en plus je suis déjà occupé avec mon article, donc je peux très bien bosser de chez moi. Et puis ... j'ai rendez-vous avec Alessio ce soir. Ce qui est sûrement mon dernier espoir d'ailleurs. J'allume mon téléphone et vois un message de Martin.

« Hello Nat. Voici le nom du violoniste dont je t'ai parlé, mais promets-moi de ne pas te mettre en danger. »

Ainsi Elisa a été la manager d'un certain Victor Strezman. Ce nom ne me dit rien, mais je n'y connais rien en musique, donc ce n'est pas étonnant. J'allume mon ordinateur et commence mes recherches, et c'est avec un certain soulagement que je remarque une foule d'articles et de photos sur lui. Sur lesquels je reconnais également Elisa. Un site indique qu'à la mort de ce violoniste, elle n'avait que 26 ans. Et c'était il y a 4 ans, donc cette vipère n'a que 30 ans. Beaucoup de photos les montrent très proches l'un de l'autre, toujours bras dessus bras dessous, à discuter tout bas à deux. Comme s'ils étaient dans leur bulle à deux. Pourtant il devait bien avoir le double de son âge ! Mais comment lui résister avec sa tête d'ange ... Et le peu que j'ai pu apercevoir de cette femme m'a permis de voir qu'elle ne se laisse pas facilement contrôler ou quoi que ce soit, donc je doute de la sincérité de leur relation avec ce vieil homme. C'est louche tout ça, bien trop louche. Je survole les articles, les interviews, quand je tombe sur un extrait qui m'intéresse particulièrement. C'est ce fameux Victor qui parle, et seulement quelques semaines avant sa mort.

« Je me fais vieux, vous savez ! Alors j'ai essayé d'aider ma petite Elisa à trouver quelqu'un quand je ne serai pas là ... C'est un jeune pianiste encore inconnu mais extrêmement doué. Oui, vraiment doué. Je les ai fait se rencontrer, bien évidemment, je ferais tout pour que mon petit ange soit heureux ! Oui, vraiment tout. Et depuis, une nouvelle étincelle s'est allumée dans ses jolis yeux, j'espère qu'ils vont bien marcher, tous les deux, sans obstacle entre eux ... »

Cet obstacle, est-ce la différence d'âge entre Victor et Elisa ? Je suppose. Il avait l'air de vraiment tenir à sa manager, peut-être un peu plus que la relation paternelle qui les lie selon les journaux. Et de ce que j'arrive à trouver sur lui, il était très renommé mais surtout très riche. Et il n'était pas avare de cadeaux pour sa « petite Elisa ».

Toute cette histoire ne me dit rien qui vaille, il n'y a rien de rassurant dans ce que j'arrive à trouver. J'espère pouvoir tirer tout ça au clair ce soir avec Alessio.

- Je n'aime pas les journalistes, M. Lebrun, et vous représentez tout ce que je déteste.

A peine est-il entré dans ce bar miteux un peu plus tard dans l'après-midi que le pianiste a déclaré ça de but en blanc, annonçant immédiatement la couleur. Et on ne va pas se mentir, c'est plutôt douloureux. Je lui réponds avec un sourire et dans un calme presque inquiétant :

- Est-ce qu'on ne pourrait pas se tutoyer ? Je ne suis pas super à l'aise ...

- D'accord.

- Et s'appeler peut-être par nos prénoms ?

- D'accord, répond finalement Alessio après un moment d'hésitation.

Nous commandons nos boissons et le silence revient, plus lourd et oppressant que jamais. Je me racle la gorge, gêné, et finis par briser la glace, ignorant les yeux noirs du brun.

- Ce que je ne comprends pas, Alessio, c'est la raison pour laquelle tu as accepté de me voir alors que je suis tout ce que tu détestes.

- C'est parce que tu as l'air différent des autres, et je veux te laisser une chance ?

- Une chance pour ? je demande, surpris.

- Réussir là où tant d'autres ont échoué.

Je le regarde, cherchant à comprendre. Que mon boss me dise ça, d'accord. Mais je ne vois pas ce que le pianiste appelle échouer.

- Je ...

- J'ai juste l'impression, Nathanaël, me coupe-t-il, que tu pourrais montrer qui je suis vraiment, et même peut-être ne pas se faire censurer par Elisa.

Je hoche la tête pour signifier que j'ai compris, et nous sirotons nos boissons en silence. De ce que je comprends, si j'arrive à faire cet article, ma carrière décolle. Et même si le risque d'échouer m'effraie totalement, j'aime les défis, et plus le temps passe et plus ce travail se révèle intéressant. Je souris de satisfaction quand je vois un homme dans la cinquantaine s'approcher à grands pas de nous.

- Le petit oiseau est perdu ? demande-t-il d'une voix rauque.

Il se penche sur un Alessio complètement terrorisé et je sens d'ici son haleine alcoolisée. Il est ivre, et n'a visiblement aucune bonne intention envers lui. Je me lève précipitamment et j'attrape le bras poilu de l'homme. Il se dégage violemment et me pousse avec une telle force que je m'écroule dans les chaises en bois derrière moi, sous les cris des clients. Je me relève, hors de moi. Je ne voulais pas le frapper, mais je crois qu'il l'a cherché, et je n'hésiterai pas à mettre mon poing dans son nez tordu.

Je sens la main fine d'Alessio se poser sur mon épaule alors que je remonte mes manches, prêt à décharger ma haine sur celui qui vient de m'envoyer valser, et le ton autoritaire du pianiste ne me laisse pas le choix.

- Sortons d'ici, j'ai payé, et je ne cherche pas à me faire remarquer, donc toi non plus.

Il me tire légèrement vers la sortie et je ne peux pas m'empêcher de faire un geste obscène de la main de l'homme qui nous regarde en riant méchamment. Il a l'air profondément choqué mais je n'en ai rien à faire, il l'a cherché. Nous arrivons vers une petite ruelle totalement vide et le pianiste relève ses yeux sombres vers moi.

- Et maintenant ?

- Maintenant quoi ?

- Tu veux me poser des questions non ?

- Oui mais tu ne veux pas être reconnu donc ...

- C'est vrai, il admet. Mais si tu connais un endroit tranquille où il n'y a pas ...

- De vieux ivre mort qui essaye de te draguer ? je rigole doucement. Je ne vois pas à moins que ... Mon appartement peut-être.

Alessio approuve d'un hochement de tête après une longue réflexion et nous partons donc chez moi, attentifs à passer par les rues les moins fréquentées, et à ne surtout pas se faire repérer par quelqu'un de l'immeuble.

- C'est un peu le bazar chez moi, je suis en plein travail. Je dis alors que j'enfonce la clef dans la serrure.

Il secoue la tête sans dire un mot et entre à l'intérieur, le visage toujours fermé. Je ne comprends pas vraiment cette personne, il ne parle que très peu, sourit rarement et ne rigole jamais. Et il est surtout aussi impassible qu'une statue de marbre, même si c'est une très belle statue. Il finit par dire à voix basse :

- C'est agréable, comme endroit.

Je ne réponds pas, et lui sers un verre d'eau avant de m'asseoir sur un pouf, mon carnet et un stylo entre les mains. J'écris quelques idées, je prépare mes feuilles quand j'entends un sanglot. Je relève la tête pour découvrir Alessio en train de pleurer sur mon canapé, et je me précipite vers lui. Qui s'est-il passé ? Je le prends dans mes bras, ne pouvant pas m'empêcher de remarquer qu'il tremble de tous ses membres. Il a l'air si fragile comme ça ! Ma main lui frotte doucement le dos alors que je lui murmure des paroles de réconfort. Que s'est-il passé pour qu'il finisse comme ça ?

Après plus d'une heure à le sentir pleurer près de moi, je finis par le porter jusqu'à mon lit sans aucun problème puisqu'il est léger. Bien trop léger. Je le pose doucement sur le matelas et rabats la couette jusqu'en haut. Il a de la fièvre. Mais il ne faut pas que j'appelle de médecin. Pas tant que je peux m'en occuper seul. Personne ne doit le savoir là.

Je compose le numéro de ma cousine qui répond au bout de la troisième sonnerie.

- Nat' ? Tu vas bien ?

- J'ai besoin de toi, Phi. Comment je fais pour faire descendre la fièvre de quelqu'un ? Il ne faut surtout pas que j'appelle le médecin. Et personne ne doit savoir quoi que ce soit, mais j'ai besoin de ton aide.

- Oh ! s'exclame-t-elle, surprise. Commence par lui donner un doliprane, regarde bien les doses prescrites en fonction de son poids, et après tu peux lui mettre un gant humide sur son front, ça lui fera sûrement du bien. Sinon du repos, et beaucoup boire.

- Merci Phi, t'es un amour. Je te rappelle.

Je m'active aussitôt, cherchant désespérément du doliprane dans mes placards. Mais il n'y a pas une seule trace de ce médicament chez moi, puisque je n'en prends jamais. Je cours à la pharmacie en bas de chez moi, quittant à contre-cœur Alessio dans un piteux état, et je remonte aussi vite que je peux. J'applique à la lettre tous les conseils de ma cousine et lorsque j'aide le pianiste à boire son verre d'eau, il murmure :

- J'ai besoin d'aide ...

Il s'endort presque immédiatement après et je soupire, soulagé de voir qu'il ne pleure plus. Je me suis bien rendu compte qu'il avait besoin d'aide, et je vais l'aider. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas ce qui me pousse, je ne sais pas ce qui change par rapport à tous ces gens qui ont eu besoin d'aide et à qui j'ai tourné le dos, mais je vais l'aider. C'est peut-être son air si fragile, sa détresse si intense, ou juste sa personne qui a attiré mon attention, mais je me le promets, je lui promets, je vais le sortir de là, quoi que ça me coûte. 

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