Chapitre 4
Etranger (n.m.) : personne qui ne fait pas partie d'un groupe, qui n'en connaît pas toutes les subtilités.
Je m'assois sur le siège capitonné en soufflant doucement. Je suis tendu comme un arc, je ne me sens vraiment pas à l'aise, et en plus j'ai eu le malheur de prendre une place juste devant la scène. Je crois qu'ils appelaient ça la fosse, mais c'est la dernière de mes préoccupations pour le moment. Je suis un des premiers arrivés dans la salle, le concert ne commence pas tout de suite. Et c'est encore plus de temps pendant lequel je vais pouvoir stresser. Je ferme les yeux et me masse les tempes pour essayer de me décontracter, mais rien n'y fait. Je soupire encore une fois, quand une jolie voix mélodieuse m'interpelle.
- Excusez-moi ? Je suis à cette place.
Je lève les yeux vers une petite blonde qui me regarde du haut de ses talons, l'air amusé. Elle montre de son doigt vernis le siège à côté de moi et je me lève pour la laisser passer. Elle sourit, remarquant mon embarras.
- Tout va bien Monsieur ? Vous ne semblez pas très bien ...
- Oui ça va, je réponds. C'est juste que ... Je ne me sens pas trop à ma place entouré de toutes ces personnes qui s'y connaissent autant en musique et ...
- Ah non ! me coupa la jeune fille. Il ne faut pas penser comme ça ! La musique c'est universel ! Et ce n'est pas parce que Monsieur a amené Madame pour qu'elle puisse montrer sa robe à quelques milliers d'euros en société qu'ils sont au-dessus ! Que vous connaissiez ou pas, vous êtes à votre place ici, puisque tout ce qui compte, c'est d'aimer la musique. A votre façon, elle ajoute avec un sourire malicieux.
Je la remercie doucement et essaye de me détendre. Est-ce vraiment ce que pensent les musiciens ? N'ont-ils pas l'impression qu'on prend la place de quelqu'un qui aurait su mieux apprécier leur musique ? Elle m'adresse un dernier sourire encourageant avant de se tourner vers l'homme qui arrive et que je dois laisser passer à son tour. Il a l'air d'être son père, et ils se lancent tous les deux dans une discussion passionnée sur Chopin, me laissant seul avec mes questions.
La salle se remplit rapidement, et je regarde mon portable discrètement. Plus très longtemps avant le début, j'ai hâte d'en finir avec tout ça. D'un coup, les lumières de la salle s'éteignent, suivi d'un silence religieux. De là où je suis je vois l'entrée des coulisses où je peux percevoir une certaine agitation. Puis deux figures se rapprochent de la lumière, parlant tout bas. Un homme et une femme, que je comprends être Mme Letray et Barese. Il secoue vivement la tête et dégage brusquement son bras de l'emprise de la jeune femme, qui commence à bouger vivement, comme si elle tenait une discussion très animée. Elle montre alors quelque chose de son sac et je vois les épaules du pianiste s'affaisser alors qu'il baisse la tête en signe de soumission. Ils échangent quelques mots et Mme Letray entre sur scène, resplendissante. Ses longs cheveux blonds sont rassemblés dans une tresse parfaite et elle fait tournoyer sa longue robe bleu nuit alors qu'elle arrive au milieu de la scène, un micro dans la main.
- Mesdames, Messieurs, mes chers amis. Je suis infiniment heureuse de vous voir encore une fois si nombreux pour assister à ce premier concert sur les Ballades de Chopin ! Je suis encore plus touchée qu'Alessio lui-même, car je trouve cela vraiment magnifique de savoir que vous êtes autant à le soutenir et à le pousser vers l'avant, car dans le fond, c'est cela la magie de la musique ! Il n'y a pas besoin de paroles en musique, puisqu'elle est un langage à elle toute seule, et que votre présence ici ce soir vaut bien plus que des mots. Je vous prie, mes très chers amis, d'accueillir chaleureusement mon cher et estimable Alessio Barese !
Elle tend son bras fin vers l'entrée des coulisses sous un tonnerre d'applaudissements auquel je ne participe pas. Son discours sonnait faux. Son air, ses mots, rien de tout ça n'était vrai, et je recommence à me poser des questions sur ce que ça peut bien cacher. Mon raisonnement s'arrête là, puisque Barese rentre en scène et la dame disparaît en coulisses. Le silence retombe d'un coup, enveloppant la salle. Le jeune homme ne jette même pas un regard au public et se dirige vers le grand piano noir. Il s'assoit, regarde le clavier quelques instants, et lève les mains. Ce simple geste me fait arrêter de respirer, comme si je craignais que mon souffle vienne briser sa concentration. Il inspire un grand coup, et ses mains retombent déterminées sur les touches. Je reconnais la première note de la Balade numéro 1, et l'effet est indescriptible. Je ne fais plus attention à rien d'autre autour de moi, juste ces notes qui s'enchaînent, qui résonnent et qui s'envolent vers mon cœur. Je suis pris dans ce tourbillon de sensations qui s'échappent des cordes comme des bulles multicolores et qui viennent s'écraser au milieu du public charmé. Je peux voir les mains fines naviguer sur le clavier avec légèreté et élégance, et mes yeux sont totalement absorbés par cette danse maîtrisée. Les doigts visent les touches avec force et assurance, mais rien dans le son ne laisse transparaître ce côté presque brutal, et je crois que c'est ce qui rend le tout encore plus magique.
Alessio a les yeux fermés, complètement penché au-dessus du piano. Les traits de son visage pâle sont complètement tendus, comme s'il souffrait infiniment. Son corps tout entier réagit à sa musique, comme s'il était en transe. Je me rends compte que j'ai arrêté de respirer tout le long de ce morceau quand la mélodie s'arrête, et je vois que les autres spectateurs sont tout autant captivés. Personne n'ose faire du bruit, personne n'ose applaudir. Parce que sa musique est trop pure pour être troublée. Il ne regarde toujours pas la salle et reprend son souffle lui aussi, avant de lever ses mains, et de commencer à jouer la deuxième balade.
Une bonne heure plus tard, mon cœur est sur le point d'exploser. Je suis figé, comme cette ultime note qui résonne encore. Alessio la laisse résonner encore jusqu'à ce qu'elle s'éteigne d'elle-même, ne brisant pas le charme. Après une longue minute de silence, il se lève, et fait face à la salle pour la première fois. Son air me fait revenir à la réalité bien trop vite, et je ne peux ignorer ni les cernes ni l'air maladif, ni la coupure qui orne son front. Il salue rapidement, une deuxième fois, puis retourne en coulisse. La lumière revient, et je me précipite dehors. Je ne réfléchis pas vraiment à ce que je fais, mais je cours vers la sortie des musiciens que j'avais aperçue depuis le taxi. Je m'assois sur un petit poteau et commence à attendre, pris d'un léger tournis.
Je sais que je vais devoir appeler Gaëtan et lui expliquer en détail à quel point sa musique m'a fait voyager, mais je n'en ai pas la force maintenant. L'appeler, c'est accepter que le concert soit fini, mais je crois que je n'en suis pas capable. Ce que j'ai vécu était ... intemporel, magique, indescriptible. Et je ne regrette pas de ne rien connaître à la musique. Parce que la découvrir grâce à ce pianiste, c'est la meilleure chose qui ait pu m'arriver. Même si je ne suis pas sûr de pouvoir écouter un autre musicien après lui.
La porte en taule s'ouvre, m'arrachant à mes pensées. Je me lève d'un coup, reconnaissant la voix de la manager. Ils sont 4 à sortir, et je suis étonné de voir deux gardes du corps les encadrer. Je me pince les lèvres. Tout ça contrarie fortement mon plan, mais tant pis, je dois tenter le tout pour le tout. J'endosse mon rôle de journaliste oppressant, et je me jette littéralement sur Alessio, lui prenant la main de force.
- Je suis si épaté, Monsieur Barese, cette prestation ! Je suis journaliste, j'aurais vraiment besoin de vous parler, est-ce que vous pouvez répondre à quelques questions ? Ce sera très rapide, je vous le promets !
- Lâchez-le ! Que faites-vous ? s'écrie la jeune femme.
Je vois les gorilles se rapprocher de nous et je continue de serrer la main du pianiste. J'espère qu'il comprendra. Et qu'il acceptera surtout. C'est ma seule chance, sinon je suis perdu. Avec un sourire, je le libère et m'écarte pour lui laisser le passage, le saluant d'un signe de tête. Elisa me regarde avec un air de suspicion sur le visage et je lui adresse mon sourire le plus faux. Je ne la connais pas, mais je la déteste déjà. Elle pose sa main gantée dans le dos du pianiste et le pousse avec insistance vers la route où les attend une berline noire, et les deux gorilles se positionnent autour d'eux, non sans m'avoir lancé un regard méfiant.
Ils prennent place à bord de la voiture, Elisa devant et Alessio tout seul derrière, les deux gorilles restant dehors. Les yeux sombres du pianiste rencontrent les miens et il lève sa main droite avec un léger sourire, un petit papier blanc coincé dans la paume. Je lui souris une dernière fois en passant ma main dans mes cheveux, et je pars à pied à l'hôtel. J'ai besoin de cette petite marche pour reprendre mes esprits, je pourrais appeler Gaëtan là-bas.
Je m'effondre sur mon lit en arrivant dans ma chambre, et je sens mon portable qui se met à sonner. Je décroche, sachant qui peut m'appeler à cette heure-là.
- Alors ce concert ?
- Ravi de t'entendre, blondinet.
- On s'en fout de ces formalités ! Raconte !
- C'était magique, je n'ai pas respiré pendant une heure.
- Haha ! Je suis content que ça t'ait plu. J'avais un peu peur que même Barese te laisse indifférent, pour tout te dire. Même si ce que t'as pu me dire sur Zimerman m'a redonné un peu d'espoir ...
Je ris avec mon ami, conscient de la chance que j'ai de l'avoir dans ma vie. Depuis qu'on s'est rencontrés à ma première année à la fac, il a toujours été là pour moi à me supporter quoique je fasse. Et là encore, il me soutient, et je sais qu'il ne me fera jamais de commentaire sur toute cette histoire. Parce qu'il est bien trop content pour moi que j'aime finalement la musique. Je prends une grande inspiration avant de lâcher une bombe dans la discussion.
- Je lui ai donné mon numéro.
- Hein ? Pardon ? Nat' ? Tu as fait quoi ?
- Tu m'as très bien entendu, Gaëtan, je ris doucement. Je lui ai donné mon numéro.
- Mais ... T'as fait comment ? Parce que de ce que j'ai compris, il est constamment entouré de gorilles et d'une vache ...
J'éclate de rire à cette description très réaliste de la situation. Elisa peut facilement être comparée à une vache, je n'y avais pas pensé.
- J'ai joué le coup du journaleux oppressant.
- Tu as pu le toucher ?
- J'ai réussi à lui serrer la main.
- Tu es incroyable, Nat'.
- Et je lui ai donné ma carte de visite avec un petit mot expliquant que j'aimerais lui parler.
- Comme ça, dans sa main ?
- Oui.
- Mais tu es sûr qu'il a compris ?
- Il me l'a montré quand il est monté dans sa voiture en souriant.
Un long silence suit ma dernière déclaration, que je n'ose pas briser. Je crois que Gaëtan est en train de devenir totalement hystérique, et je ne veux pas déclencher de crise. J'attends donc patiemment qu'il se remette de son choc, ce qui est peine perdue.
- Tu vas bien, le blondinet ?
Un autre silence. Je commence à m'inquiéter. Suis-je allé trop loin ? Peut-être que ça ne se fait vraiment pas avec les pianistes, ce que j'ai fait ?
- Gaëtan ?
- Mais c'est génial ! finit par s'écrier mon meilleur ami. Tu as réussi à approcher Alessio Barese ! Tu as donné ton 06 au Dieu sur Terre ! Et Dieu t'a souri en retour ! Aaaaaah ! Je n'arrive pas à y croire. Je ... Je te laisse, Nat', j'ai besoin de crier. A demain ?
- Oui c'est ça, à demain ...
Je raccroche en soupirant, un immense sourire scotché aux lèvres. Maintenant, je peux rentrer à Limoges, et attendre patiemment qu'il m'envoie un message. S'il accepte, bien évidemment. Mais je ne peux rien faire d'autre pour le voir, je sais que sa manager refusera catégoriquement. Il ne me reste plus qu'à trouver les journaux ayant publié des articles à son sujet, et demander de voir les archives. Ce qui est une autre paire de manches. Je ne suis pas sûr qu'on m'accepte, d'autant plus que je suis assez renommé dans le milieu, et mon appartenance à mon journal n'est pas inconnue.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top