Chapitre 3

Musique (n.f.) : assemblement de sons à hauteurs et intervalles spécifiques, apportant à l'esprit une idée de chose bien ordonnée et agréable.

Le café me brûle le fond de la gorge et je ne peux retenir une quinte de toux. Qui déclenche immédiatement le rire de Marine et Gaëtan. Des amis en or.

- Bon, Globe-Trotter. Pourquoi tu pars à Bordeaux sur un coup de tête comme ça ? me demande mon meilleur ami.

Je soupire. A ma grande surprise, il a attendu aujourd'hui pour me cuisiner. Même si j'ai passé une excellente soirée hier, à ne pas penser à cet article du tout, il n'arrête pas depuis ce matin, et je ne sais pas si je tiendrais encore longtemps. Heureusement pour moi, mon train ne part pas dans longtemps. Plus qu'une dizaine de minutes à tenir ma langue qui semble vouloir se délier.

- Je suis sûre qu'il y va pour son article ! s'exclame Marine, fière d'elle.

- Bravo Sherlock. Ironise le blond. Mais qu'y a-t-il de spécial dans cette magnifique ville ? A moins que ...

Il passe sa large main au milieu de ses boucles blondes en me fixant intensément. Je déglutis difficilement. Je pense qu'il a compris.

- Marine. Regarde les concerts à Bordeaux ce soir. Tout de suite.

Alors que la jeune fille tapote à la vitesse de l'éclair sur son écran, mon ami ne me lâche pas des yeux. Il croise les bras, concentré, et un léger sourire en coin vient orner son visage. Il a compris. Et il en est fier. Son sourire s'agrandit jusqu'aux oreilles quand la brunette s'écrie en levant son portable :

- J'ai trouvé ! Ce soir, demain soir et après-demain soir, Alessio Barese se produit au Grand Théâtre. Son programme : Ballades et Mazurkas de Chopin. Eh bah, Nat', j'ai du mal à croire que tu n'y connaisses rien pour avoir réussi à dénicher cette place, il n'y en a pas une seule en vente.

- Les ballades de Chopin ? Rien que ça ? Rassure-moi, Nat'. Dis-moi que tu as écouté un peu à quoi ça ressemblait. Que tu sais qui est Chopin. Non, en fait, ne dis rien, ça ira mieux. Finit par soupirer Gaëtan.

Marine éclate de rire et déclare qu'il est temps pour elle de retourner travailler. Elle me serre dans ses petits bras un court instant avant de sortir de la salle de détente. Je reporte mon attention sur l'homme qui n'a pas bougé d'un poil.

- Donne-moi ton portale.

- Pourquoi ? je m'exclame, surpris de sa requête.

- Pour le balancer dans les toilettes, tu crois quoi ? réponds Gaëtan au tac au tac. Non, je rigole. Je vais te passer mon compte Spotify, tu vas télécharger de la musique de Chopin. Je t'interdis d'aller à ce concert sans avoir écouté une seule note de ce compositeur de génie. Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, Nat'. Y en a qui tueraient pour avoir ce billet, et si tu ne veux pas te retrouver malencontreusement poussé par la fenêtre alors qu'on est au 7e étage, tu me feras le plaisir d'écouter ça dans le train. Je te passe mon casque, fais-y attention.

Joignant le geste à la parole, il me met son précieux casque dans les mains sans attendre de réponse et me rend mon portable. Il me dit au revoir à son tour et me voilà sur le chemin de la gare, mon sac sur le dos et mes mains dans les poches.

J'ai rarement vu Gaëtan aussi sérieux. Il est toujours à rire de tout, et n'arrive pas à tenir plus de cinq minutes une conversation sérieuse. Mais là, c'était tout à fait différent. Et il y a quelque chose dans cette histoire que j'ai du mal à comprendre. Comment ce pianiste arrive-t-il à changer les gens à ce point ? J'ai l'impression de voir mes proches se métamorphoser lorsque je leur parle de cet article, des étoiles s'allument dans leurs yeux et un air rêveur s'installe dans leurs traits. Je n'avais jamais vu ça avant, et même si la musique est vraiment quelque chose que je n'aime pas du tout, ça me rend curieux. Je suis presque impatient d'être au concert, rien que pour le voir de mes yeux une fois. L'expérimenter. Parce que de ce que je comprends, c'est vraiment une expérience à vivre, d'aller écouter ce pianiste. J'y réfléchis encore quand le train arrive dans un grand bruit à la gare. Je m'installe et je sors mon portable et le casque prêté par mon meilleur ami. Je souris en voyant le post-it qui était coincé à l'intérieur :

« Je t'ai téléchargé quelques autres musiques, au cas où tu as la révélation de ta vie »

Je rigole doucement et lance la playlist téléchargée sur mon portable. Balade no 1. Je laisse mes yeux suivre le paysage par la fenêtre et je me concentre sur ce que j'entends. Les enregistrements ne sont pas d'Alessio Barese mais d'un certain Krystian Zimerman. Les premières notes arrivent, s'imposent et m'intiment presque de rester accroché à elle. C'est comme s'il y avait une certaine autorité dans ces sons, et je ne respire presque plus alors que les notes montent dans l'aigu. Puis tout s'enchaîne et je me sens comme happé au cœur de cette tempête, mélange de sons différents, retenant mon souffle à chaque note en attendant la suivante. Et c'est quand la dernière note du morceau retentit que je me rends compte de ce qu'il vient de se passer. Le casque de Gaëtan, parfaitement conçu, ne laisse passer aucun bruit de l'extérieur. Et moi, au cœur de cette bulle, je me suis fait emporter par cette musique que je ne connais pas, par ce pianiste à travers un écran qui a su attirer mon attention. Je ne comprends pas comment il a réussi cet exploit, personne n'a jamais réussi à me retenir plus de dix secondes pour écouter de la musique. Et voilà que je viens de faire presque 10 minutes en apnée pour un morceau de piano. Je repose le casque et passe ma main dans les cheveux. Que s'est-il passé cette fois-là ? Je n'aime pas la musique. Je n'ai jamais voulu faire de musique. Je n'ai jamais voulu écouter de musique. Alors pourquoi je suis tendu comme un fil à cause de cette musique ? Je secoue la tête et me concentre sur le paysage qui défile. Il me reste encore un peu de temps avant d'arriver à Bordeaux. Je soupire doucement et finis par reposer le casque sur mes oreilles, laissant les doigts de ce Zimerman me bercer.

Je sursaute presque en voyant les panneaux bleus indiquer « Bordeaux Saint Jean » et me précipite dehors, n'oubliant surtout pas mon sac dans le train. Je descends juste à temps sous les regards amusés des chefs de gare et me précipite à l'extérieur. Je hèle un taxi et me cogne en rentrant dans l'habitacle, et un juron m'échappe. Ce n'est décidemment pas mon jour. Il me dépose sans prononcer un seul mot du trajet devant mon hôtel et je le paie rapidement avant de sortir.

Etant donné que c'est le journal qui paye, je me suis fait plaisir sur l'hôtel. Je me mords la lèvre en un sourire satisfait et je rentre dans le hall marbré. Mes semelles résonnent dans la grande pièce et je ne peux m'empêcher de rire légèrement. Je ne suis jamais entré dans un hôtel comme celui-ci, même s'il n'a qu'une étoile.

Arrivé dans ma chambre, je me laisse tomber sur le grand lit, totalement vidé. Je crois que le fait d'être autant pris dans ces balades a utilisé le quota d'émotions pour la journée. Je sens mon portable vibrer dans ma poche et je souris en voyant « Blondinet » s'afficher sur l'écran fissuré.

- Oui ?

- Ah Nat' ! Alors ce voyage ? Tu as bien écouté Zimerman hein ?

- Oui.

- Nan parce que c'est vraiment important et que tu ... attends quoi ?

- Oui, je répète, amusé.

Un cri de joie retentit dans le combiné, suivi d'une discussion à laquelle je ne peux pas prendre part. Je reconnais la voix de Marine, et je regarde l'heure. 13h40. Ils doivent être en pause déjeuner.

- Je vous laisse discuter ? je demande en riant.

- Mais c'est ...

- Tu as vraiment écouté les balades de Chopin ? me demande Marine, coupant la parole à mon ami.

- Oui, mais ...

- Et alors ? s'écrient les deux amis en même temps.

Je dois éloigner le téléphone de mon oreille pour ne pas perdre mes tympans. Je ne sais pas quoi répondre. Je crois que j'ai peur de perdre cette image du gros dur qu'aucune note de musique n'atteint pas, mais mon trajet en train m'a trop perturbé pour que je me mente à moi-même. Je finis par briser le silence en parlant tout bas.

- C'était ... Incroyable. C'est comme s'il ne me laissait pas d'autre choix que de l'écouter, son par son ...

- ça, mon pote, c'est la magie de la musique. Dit Gaëtan.

- Oui enfin bref. Je vais devoir aller me préparer, il faut que je sois propre pour ce soir.

- C'est ça, à plus tard Nat' ! Je te laisse avec ton petit blond préféré, je crois qu'il voulait te parler.

- Bisous Marine !

Je l'entends dire deux mots à Gaëtan et ce dernier m'interpelle à l'autre bout du fil.

- Eh Nat' !

- Quoi ?

- Zimerman, à côté de Barese, c'est de la merde. Alors on se rappelle ce soir, direct après ton concert. C'est compris, mon pote ? Allez, je te laisse. Et surtout, éclate-toi.

Il raccroche, me laissant perdu dans mes pensées. Je finis par aller me laver, profitant de la sensation de l'eau chaude qui coule sur ma peau. Mais cette fois-ci, je n'arrive pas à penser à autre chose qu'au concert. Je crois que j'ai même la pression. Je n'ose pas imaginer ce que pourrait me dire Gaëtan si je lui disais que Zimerman m'affectait autant alors que Barese me laissait de marbre. Je secoue la tête et sors de la cabine. Je démêle mes cheveux et mets du parfum, puis je vais enfiler le costume que j'ai pris, lissant du dos de la main les derniers plis sur ma chemise blanche. Je jette un coup d'œil dans le grand miroir avant de quitter la chambre, et l'image que j'y vois me satisfait totalement. Même si je n'ai pas la tête à voir des filles ce soir, j'ai une certaine manie avec mon apparence, que certains pourraient qualifier d'obsession, mais je suis comme ça. J'aime plaire, et j'assume. Tout le monde aime plaire. Il y a juste ceux qui sont assez courageux pour le clamer haut et fort, et j'en fais partie. Fièrement.

Je souris à mon reflet, recale une mèche derrière mon oreille mais la remet en avant tout de suite après. Mes cheveux commencent à être trop longs, ils vont bientôt atteindre mes épaules, il faudrait que je les coupe. Quoique ... Je les aime bien, à cette longueur. Je demanderais à Marine, dans tous les cas, c'est ma coiffeuse attitrée.

J'attrape mon portable, mes papiers et mon billet, et je ressors de l'hôtel. Je n'ai aucune idée de comment aller au Grand théâtre, alors je crois que je vais simplement appeler un taxi. Mais la rue où je suis est minuscule, et il n'y a pas une seule voiture. Je me mets donc à marcher les mains dans les poches, offrant mon visage aux derniers rayons de soleil de la journée. Après de longues minutes de marche et un bon détour j'arrive enfin dans une rue plutôt passante où je finis par apercevoir un bout de carrosserie jaune. Je soupire de soulagement et y entre en faisant attention à ne pas me cogner cette fois-ci. J'allais finir par me mettre en retard.

Quand le taxi me dépose devant le Grand théâtre, mon ventre est tordu désagréablement. Une foule considérable est massée devant les grands piliers de pierre, et le brouhaha qui en monte me donne envie de faire demi-tour. Alors que je progresse parmi tous ces gens, je sens que je ne suis pas à ma place. Comme l'avait dit Gaëtan, certains seraient prêts à tuer pour voir Alessio Barese en concert. Et même si je n'ai aucune idée de comment est-ce que j'ai pu me procurer ma place, je l'ai, et je ne me sens pas légitime d'être là. Tout mon corps me crie de rentrer chez moi, à Limoges, mais je ne peux pas. Parce qu'il y a cet article. Et parce qu'on ne va pas se le cacher, ce pianiste a piqué ma curiosité.

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