Chapitre 25
Abandon (n.m.) : fait de baisser les bras, d'arrêter de se battre, de se résigner.
L'air est saturé de fumée, même si plus aucune flamme n'est visible dans la villa. Comme je l'avais anticipé, Cyril n'a pas voulu suivre les policiers sans résistance. Et il semble qu'il ait appelé tous ceux qui pouvaient l'aider à la rescousse. Ils ont légèrement l'avantage sur nous, même si nous avions l'initiative. Partout je vois des hommes et des femmes qui se battent à la force de leurs poings, ou du plat de leurs pistolets. Personne n'ose tirer, par peur de blesser l'un des leurs. J'assomme la quatrième personne depuis que je suis arrivé d'un coup bien placé sur la nuque, et il s'effondre inconscient à mes pieds. Je me retourne et vois Martin aux prises avec trois filles qui ne lui laissent pas un instant de répit, et je fonce à sa rescousse. Coup de pied, droite dans l'estomac, j'attrape son bras et tournant d'un quart de tour, et sa nuque est sans défense. J'assène un coup sec et elle tombe à son tour. Cinq. Martin me remercie d'un regard alors qu'il vient à bout d'une des deux autres filles et s'attaque maintenant à la dernière. Je le laisse en cherchant qui aider, mais je remarque avec un certain soulagement que nous prenons petit à petit l'avantage. Ils ne sont pas de taille face à des policiers entraînés et préparés à ce genre de situations. Martin finit par me rejoindre au centre de la pièce, essoufflé mais une lueur féroce animant son regard. Le commandant, un homme dans la cinquantaine mais toujours au meilleur de sa forme, vient de menotter deux garçons aux tuyaux d'un radiateur et se dirige vers nous.
- Lebrun, Castand, venez avec moi. On descend voir s'il n'y a personne d'autre en bas.
Nous approuvons d'un signe de tête et nous voilà partis en courant vers une porte que je n'avais pas remarquée lors de notre première visite, camouflée dans la tapisserie. Une odeur de renfermé et de poussière nous parvient alors que nous descendons prudemment les marches de pierre. La luminosité est faible, d'une lueur bleutée et presque mouvante, et je comprends pourquoi en regardant autour de moi. Des fenêtres du sous-sol donnent sur la piscine, et c'est l'eau qui donne cette impression de mouvement.
- C'est bizarrement silencieux, par ici. Fait remarquer Martin, alors que le policier confirme d'un hochement de tête.
Je réajuste mon plastron, nerveux, et finis par suivre le commandant dans le long couloir, sursautant à chaque mouvement de l'eau à ma gauche. Nous ouvrons porte après porte, ne découvrant que les pièces habituelles d'une maison, comme une buanderie, une cave ou encore des salles de stockage. Je pose ma main sur la poignée de la dernière porte, tout au bout du couloir, mais je m'interromps dans mon geste. A côté de moi, le policier s'impatiente.
- Eh bien, Lebrun ? On n'a pas toute la journée, alors ouvrez-moi cette fichue porte !
- Ecoutez, monsieur, avant.
Je lui fais signe de se pencher pour écouter, car j'ai cru entendre des chuchotements. Un court instant, j'ai l'espoir qu'il m'écoute et je le vois s'approcher de la porte en bois, mais il saisit la poignée d'une main ferme et l'abaisse d'un coup en criant :
- Ecouter quoi ? Je n'ai pas de temps à perdre alors dépêchons-nous d'en ...
Il n'a pas le temps de finir sa phrase qu'il est assailli par une bande d'enfants qui doivent avoir entre 10 et 15 ans, et très vite il s'écroule à terre sous leurs coups répétés. Ils nous remarquent aussi, un sourire mauvais sur leurs lèvres desséchées, et se jettent sur nous. Je remarque qu'ils sont tous munis d'objets lourds et solides pour mieux frapper, et je veux prévenir Martin quand un coup se la tête me sonne particulièrement. C'est le noir complet, je n'entends plus que des bourdonnements autour de moi. Je sens qu'on me bouge à un endroit, mais je serais incapable de dire qui ni comment. Je reprends mes esprits après ce qui me paraît être une éternité, et je vois que je suis au centre de la pièce que nous venons d'ouvrir. Martin est retenu par six enfants, et je remarque que moi aussi. Tous ont un air sauvage, presque bestial sur leur visage qui me donne des frissons. Malgré une très bonne forme physique que les muscles saillants leur donnent, ils paraissent amaigris, affaiblis. Sous l'unique ampoule de la pièce, un adolescent un peu plus grand que les autres parle à Martin, d'une voix brisée et pleine de ressentiment.
- ... ce n'est pas ça. Vous croyez que nous délivrer nous rendra heureux, mais à quoi ça va nous servir ? Qu'on soit récupérés par l'état ou par Cyril, c'est la même chose, si ce n'est qu'ici on nous donne un but dans la vie, une identité.
- C'est Cyril qui vous a volé votre identité, intervient Martin, avant de se prendre un coup de poing dans l'estomac par une des filles qui était en retrait.
- Oui, mais c'est fait. Nos familles ne nous ont pas cherchées, c'est à cause d'elles que nous avons perdu notre identité. C'est parce qu'elles sont trop trouillardes, trop faibles que nous avons perdu notre identité. Et on ne la récupérera jamais. Je ne pourrais pas dire je suis le fils d'un tel, parce que c'est pas avec lui que j'ai vécu. C'est avec Cyril. Et vous voulez prendre tout ce qu'il nous reste, mais on ne va pas vous laisser faire.
- Ouais ! Et c'est pas parce que les grands nous ont demandé de rester dans cette pièce qu'on va rester sans rien faire ! intervient une fille qui se cache dans l'ombre.
- Vous n'allez pas nous prendre notre vie ! s'écrie un autre garçon un peu plus près de moi.
Soudain, c'est la pagaille. Martin essaie de se dégager, et me supplie du regard d'en faire autant, mais j'ai perdu l'envie de me battre. Je ne veux plus, c'est tout.
- Silence ! s'écrie le garçon au centre de la pièce, par-dessus la cohue. Et retenez le brun.
Plusieurs enfants arrivent pour aider à tenir Martin, mais encore plus viennent aider à me tenir. Je leur fais peur. Je suis légèrement plus grand et plus musclé que mon meilleur ami, c'est normal. Martin essaie de parler à celui qui a l'air d'être leur chef, et je n'interviens pas. Je sais que tout seul, il y arrivera mieux.
- Vous savez, j'ai été aussi désespéré que vous.
- C'est ce que tu crois. Crache une fille qui lui tient la jambe gauche avant de se cacher derrière ses mèches rousses.
- Je n'ai jamais vécu avec ma famille, et j'ai erré de famille d'accueil en famille d'accueil. J'ai longtemps cru que je n'aurais jamais ma propre identité.
- Pourtant tu as bien un prénom et un nom de famille.
- Oui, mais ce n'est pas ça qui définit notre identité. Ce n'est pas parce que je porte le nom de mon géniteur que je suis son fils. Je suis le fils de toutes les familles qui ont participé à mon éducation. Même si je ne les aime pas. Et c'est tout ça ensemble qui me donne mon identité.
- Tu crois qu'on est allés prendre des vacances en famille d'accueil ? demande l'adolescent d'une voix dure, bien trop mâture pour son âge.
- Non, mais la plupart d'entre vous sont encore assez jeunes pour être adoptés dans des familles, ce qui se fera très rapidement normalement. Vous serez traités en priorité, et suivis par de nombreuses personnes pour s'assurer que tout va bien.
- Et pourquoi ils feraient ça pour nous ?
Mon cœur se serre en entendant ces mots. La haine et l'espoir semblent avoir fusionné, donnant naissance à bien d'autres sentiments. Je pense qu'ils sont tous ici depuis peu de temps après leur naissance, et ils n'ont rien connu d'autres. Ils ont sûrement tous vécu ici depuis toujours, n'ayant que la violence comme moyen pour ne pas trébucher. Et ils ne doivent pas réaliser leurs droits. Ils ne peuvent pas savoir, comment on traite un enfant dans une vraie famille. Je décide d'intervenir à mon tour.
- Ils feront ça pour vous, car vous êtes les enfants de la nation. En tant qu'enfants vous aurez presque tous les droits, et le premier étant de grandir dans une famille qui sera là pour vous. Qui vous aimera. Qui vous aidera à passer au-dessus de tout ça.
- Menteur ! s'écrie une petite fille les yeux pleins de larmes.
Ils veulent y croire plus que tout au monde, mais la peur d'être déçus, trompés est si forte qu'elle ne fait que renforcer leur haine. Et je ne sais plus quoi faire pour les apaiser.
- Pourquoi je mentirais ? Nous voulons votre bien, que vous soyez heureux, et que vous profitiez de votre enfance.
- C'est ce que Cyril nous dit aussi ...
- Même la partie où il faut que vous soyez heureux ?
Le petit garçon qui vient de dire ça baisse la tête, rouge jusqu'aux oreilles. Je profite de l'accalmie pour les compter, et je pense qu'ils sont une vingtaine. C'est énorme. Je n'imaginais pas que ce monstre puisse réunir autant d'enfants, en plus de tous ceux qui se battaient entre eux. Du coin de l'œil, je remarque le commandant qui revient à lui. Personne ne semble l'avoir remarqué, et il a la présence d'esprit de rester aussi discret que possible. Martin reprend la discussion, usant de tous les arguments possibles et je vois le policier profiter de cette distraction pour sortir de la pièce, sûrement pour aller chercher du renfort. Je vois quelques enfants se cacher dans l'ombre alors que le brun explique ce que peut être la vie d'un enfant, dehors. Beaucoup ne semblent plus si convaincus, et les petites mains qui me retenaient commencent à desserrer leur emprise. Ils doutent. Ils veulent y croire, mais la vie leur a déjà fait trop mal pour qu'ils osent se plonger dans ce rêve éveillé. Au bout de quelques minutes, plus personne ne nous retient, avec Martin, et nous nous relevons d'un commun accord. Les petits se rapprochent de nous, comme s'ils voulaient qu'on les emmène avec nous dans ce pays merveilleux qu'on vient de leur décrire.
- Vous ne partirez pas d'ici vivants.
Une voix nous menace depuis un coin d'ombre que je pensais vide, et cinq adolescents sûrement proches de la majorité en sortent. Celui qui était sous la lumière se tasse sur lui-même, perdant d'un coup tout de son allure de meneur. Il y a quatre garçons et une fille, et seule une haine profonde est lisible au fond de leurs yeux.
- Vous venez empoisonner leurs esprits avec vos belles paroles, vous venez perturbez l'équilibre de notre famille, alors vous ne resterez pas impunis.
- Quel équilibre ? je m'écrie alors, perdant toute patience. Et quelle famille ? Oui, vous avez appris à compter les uns sur les autres, à vivre ensemble, mais ce n'est pas une famille. Ce n'est même pas une vie ! Et ce monstre ne mérite pas que vous vous battiez pour lui !
- Cyril n'est pas un monstre ! hurle la petite rousse de toute à l'heure avant de se jeter sur moi.
Son mouvement déclenche la panique générale. Martin arrive à échapper aux enfants qui tentent de lui faire du mal, mais je ne suis pas aussi chanceux. La rousse se propulse de toutes ses forces contre mon ventre et le choc me coupe la respiration, expulsant d'un coup tout l'air de mes poumons. Des mains enserrent mon cou alors que j'essaie de reprendre mon souffle, et le visage d'un des cinq plus âgés est presque collé aux miens, ses traits déformés par la rage. Des étoiles commencent à danser devant mes yeux et un bourdonnement vient rapidement couvrir tous les autres bruits. Le noir m'enveloppe doucement, et j'aperçois juste avant de perdre totalement l'usage de mes yeux le commandant arriver en courant, quelques policiers à sa suite. Tout devient noir, et c'est le silence total. Un battement de cœur, et c'est le dernier. Toute sensation disparaît de mon corps, j'ai juste le temps de réaliser que mes muscles ont tous lâché en même temps. Puis plus rien.
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