Chapitre 24

Déni (n.m.) : comportement inconscient de l'esprit qui se protège d'une situation extérieure particulièrement difficile.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Pourquoi y a tout qui crame ? Nathanaël, tu nous entends ?

Des voix que je reconnais vaguement essaient de me parler, mais je n'arrive pas à leur répondre. Je ne comprends même pas les mots qui arrivent jusqu'à mes oreilles. Alessio est mort. Je ne le reverrais plus jamais. Et ça ne fait que tourner en boucle dans ma tête. On n'aurait jamais dû l'emmener là-bas. C'était un piège, et on l'a attiré dedans sans se soucier de quoi que ce soit.

- C'était un piège, bordel ! je m'écrie, avant de réaliser que je viens de parler.

Je reviens peu à peu à moi, et je remarque que je suis dans une salle que je ne connais pas, entouré de gens que je ne connais pas, en uniforme. Des policiers. Dans un coin de la pièce, Martin parle tout bas et rapidement avec Stéphanie et Tom, et vu les larmes qui coulent sur les joues rouges du blond, il leur a dit pour Alessio. Je retiens mes propres larmes et me tourne vers un jeune policier qui vient de poser sa main sur mon épaule.

- Monsieur Lebrun, c'est ça ?

- Oui.

- Nous avons pu écouter les enregistrements que vous nous avez amenés. Notre équipe est en train de se préparer, ne vous inquiétez pas, ils seront bientôt sous les verrous.

- Où sont-ils ?

- Qui ? il me regarde sans comprendre.

- Ceux qui vont y aller.

- Dans la salle d'a côté, mais ...

Je me lève, déterminé et commence à marcher vers la porte qu'il m'indique. Il me rattrape rapidement, et je souffle d'impatience alors que ses doigts s'enroulent autour de mon poignet.

- Monsieur, vous ne pouvez pas y aller, vous allez rester ici avec nous, vous êtes en danger.

- Je m'en fiche du danger, je veux y aller avec eux.

- Mais, vous risquez de mourir ! s'exclame-t-il, incrédule.

- Eh bien tant pis, ça sera moins douloureux.

Il recule face à mon expression qui est devenue un mélange de haine profonde et de désespoir infini. Plus rien ne sera jamais comme avant, pas sans Alessio. Alors si je dois faire quelque chose, c'est aller aider pour rendre justice. Et si je meurs, j'aurais moins de temps à vivre sans lui. Parce que je ne peux plus vivre sans lui. Il est bien trop important pour moi. Je n'ai qu'à invoquer l'image de ses yeux avant de mourir pour me donner du courage. Le policier finit par accepter, résigné, et me tendre un gilet pare balles et un pistolet.

- Suivez les ordres du commandant, sinon on vous ramène immédiatement de force au commissariat. Me suis-je bien fait comprendre ?

- Affirmatif.

- Bien. Nous ne partirons pas avant l'aube, nos hommes seraient en désavantage de nuit sur un terrain inconnu.

- Mais ...

- La maison est étroitement surveillée de tous les côtés, il me coupe d'un ton autoritaire. Personne ne peut ni entrer, ni sortir, et ils ne seront pas mieux préparés maintenant que dans quelques heures.

Je me résigne et rejoins finalement mes amis dans le coin de la pièce, ignorant les regards des autres policiers. Je m'assois par terre à côté de Martin, et il passe son bras sur mes épaules d'un geste protecteur. Stéphanie me sourit doucement, et Tom m'adresse quelques mots d'encouragement. Pourtant, rien de tout ça ne m'atteint. L'adrénaline est montée bien trop haut et elle ne quittera pas mes veines tant que toute l'histoire ne sera pas terminée. Je ne veux pas penser à Alessio maintenant. C'est bien trop douloureux. Je me concentre sur le raid qu'on va faire avec la police dès le lever du soleil, ça occupe suffisamment mon esprit.

- Nat', tu sais, si tu veux en parler ... commence Martin dans un souffle.

- Je sais, mais je ne veux pas en parler.

Ils paraissent tous profondément surpris, et je me sens obligé de leur expliquer ce que je ressens là-dessus, essayant tant bien que mal de trouver les mots juste pour décrire exactement mon état.

- Alessio m'a dit un jour qu'il fallait apprendre à respecter le silence après la musique. Que c'était encore de la musique. Et il m'a demandé de faire pareil avec la vie. Que s'il mourrait avant moi, il fallait que je continue à vivre, même si la musique s'était arrêtée. Et ... je n'avais pas très bien compris ce qu'il voulait dire par là, mais maintenant je sais. Ça ne durera pas pour toujours, mais la musique continue. Il continue à vivre avec moi, à travers moi. Et c'est le silence qui me pousse à retourner à la villa pour faire payer ce ...

Je m'empêche d'insulter Cyril de tous les noms, ce ne serait même pas suffisant. Martin hoche la tête et se lève.

- Je vais prendre un peu l'air.

Il s'en va sous nos yeux pleins de surprise, et je me tourne vers mes deux amis. Ils évitent soigneusement mon regard, mais je ne sais pas ce qu'il se passe.

- Pourquoi il ...

- Vas le voir, Nat'. Ce n'est pas à nous d'expliquer.

Stéphanie me montre la porte par laquelle le brun est sortie en même temps qu'elle parle, et je soupire doucement en me levant à mon tour. Je traverse la salle, encore une fois sous les commentaires des policiers qui me voient avec une partie de leur matérielle, et j'ouvre la porte. Elle donne sur une petite cour pavée, au centre de laquelle se tient un tilleul, majestueux. Et au pied de l'arbre est assis Martin, la tête dans les bras. Il ne m'a pas remarqué. En m'approchant sans bruit, je remarque qu'il pleure. Pourquoi nous évite-t-il, s'il a besoin de réconfort ? Je secoue la tête et m'assois doucement à côté de lui, lui frottant le dos. Il lève ses yeux vers moi et se mort les lèvres en détournant la tête.

- Qu'est-ce qui ne va pas ? C'est Alessio ?

- Oui. Il répond après un long moment d'hésitation.

- Il n'y a pas que ça, je te connais Martin.

Ses pupilles sombres se plantent dans les miennes, pleines de sentiments contradictoires, alors qu'il déclare les dents serrées :

- Tu ne me connais plus, tout comme je ne te connais plus. Trop de temps a passé, tu ne sais pas qui je suis maintenant.

- Nous n'avons pas tant changé que ça ... je chuchote.

- Tu essaies de convaincre qui ? Moi ? Ou bien toi-même ? Dans les deux cas, tu n'es pas très convaincant.

Je recule par réflexe face à l'agressivité que je reconnais dans sa voix, et ce mouvement n'échappe pas au brun qui s'esclaffe :

- T'as vu ! Tu dis me connaître, mais tu as peur de moi, de ce que je suis devenu ! Parce que oui, on a changé, autant individuellement qu'ensemble.

- Qu'est-ce que tu veux dire par ensemble ?

Je me fige, attendant sa réponse non sans crainte. Martin a toujours été comme mon petit frère, et même après six ans, je n'ai pas l'impression que ça ait pu changer entre nous. Alors je ne vois pas ce qu'il veut dire. Il rit doucement, les yeux dans le vague, un sourire triste sur le visage.

- Tu n'as même pas remarqué ... Quand je te dis qu'on a changé, c'est que tu n'es plus capable de lire en moi dans un livre ouvert. On n'est plus les deux faces d'une même pièce. Le temps a fait son œuvre, Nat'.

- Non ! je m'exclame plus fort que je ne l'aurais voulu. Non, on n'a pas perdu ce ...

- Lien qui nous unissait ? complète Martin. Si, et même avec tous les efforts du monde je doute qu'un jour il se reconstruise.

Je le regarde, sans vraiment comprendre. Moi qui croyais avoir retrouvé Martin, mon Martin, le meilleur ami de toute une vie, je me trompais bien tristement. Et ses propos viennent confirmer le fait que je ne le reconnais plus. Je n'arrive même pas à voir ce qui ne va pas entre nous, et c'est malheureux.

- Même si j'aimerais te retrouver comme avant ... ajoute mon meilleur ami dans un chuchotement empli de regret.

- Mais, on peut toujours y arriver, il suffit qu'on le veuille tous les deux et ...

- Je ne pourrais pas revenir comme avant, et toi non plus.

- Pourquoi ?

- Alessio.

Il crache presque le nom du pianiste, et je ne comprends plus rien. Que vient-il faire là ? Qu'est-ce qu'un ... un mort pourrait faire entre nous deux ?

- Explique-moi, s'il te plaît ... je murmure en posant ma main sur son épaule.

Il inspire profondément, comme s'il s'empêchait de se remettre à pleurer. J'ai envie de le prendre dans mes bras, de le consoler, mais j'ai besoin de savoir. De savoir quel est le problème. Il me regarde fixement sans ciller pendant une bonne minute, livré à un combat intérieur dont je ne connais rien, puis capitule en soufflant un bon coup.

- Le problème c'est ...

Il s'interrompt avant de finir sa phrase et attrape mon visage en coupe avant de m'embrasser. Il se recule presque instantanément, les larmes dévalant le long de ses joues rouges et les mains tremblantes. Je n'arrive pas à émettre un seul son, trop choqué de ce qu'il vient de se passer.

- Le problème, Nathanaël, c'est que je suis amoureux de toi, de ce que tu es devenu pour un autre. Tu as changé pour Alessio, tu es prêt à mourir pour Alessio alors qu'il est mort, et moi je suis tombé amoureux de ta façon d'exister pour Alessio.

Il se lève, évitant désormais de croiser mon regard, époussetant la poussière de son pantalon d'un coup de main habile, et finis par déclarer d'une voix distante, froide :

- Je sais que tu ne ressens pas la même chose pour moi, Nat', et je ne t'en blâme pas. Tu le sais maintenant, alors s'il te plaît, respecte le fait que j'ai besoin de distance pour t'oublier. Après cette histoire, je compte partir ailleurs, ne viens pas me chercher. S'il te plaît.

Je hoche la tête sans un mot. Il paraît satisfait et retourne à l'intérieur en essuyant ses larmes du revers de la main. Je m'adosse contre le tronc de l'arbre, poussant un long soupir. Rien ne pourrait me paraître pire comme situation. L'homme pour qui je donnerais ma vie est mort, assassiné par sa propre sœur. Mon meilleur ami, qui a été comme un frère pour moi, est tombé amoureux de moi et compte disparaître, donc ne plus me voir pendant très longtemps, pour m'oublier. Et moi, je serais seul, à devoir faire face à des amis en colère car je n'ai donné aucune nouvelle en un moi, à une famille encore plus en colère car j'ai fini par retrouver mes vieilles habitudes presque illégales. Et je n'ai plus d'emploi, presque plus d'argent, même si je pourrais sûrement vivre chez Monique autant qu'elle vivra. Ce que je ne veux pas. Martin aura plus besoin d'elle que moi, il s'est fait virer de son nouveau travail à cause de sa longue absence, et s'il veut m'éviter je ne veux pas l'empêcher de retrouver la seule personne qu'il considère comme de sa famille. Tom et Stéphanie retourneront sûrement à Paris, s'occuperont du bébé, et il y aura moi. Je souffle plus profondément encore en passant mes mains à travers mes cheveux. Il faut que tout ça se finisse. Ce n'est plus tenable comme situation. Les étoiles se déplacent très lentement dans le ciel, mettant à rude épreuve ma patience. Je ne veux pas affronter Martin, Tom ou Steph. Pas maintenant. Je ne peux pas. Les deux savaient déjà pour mon meilleur ami, mais ce n'était pas à eux de me dire. Je suis content qu'ils soient là pour lui, quand je ne peux pas l'être. Il est entre de bonnes mains, je ne devrais pas m'en inquiéter. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Il y avait une telle détresse au fond de ses yeux d'ordinaire si pétillants que je ne peux pas me dire que les autres s'occuperont de lui.

J'envoie mon poing dans la terre et je lâche un juron quand les racines de l'arbre écorchent ma peau. Je ne tiens plus en place. Faites que l'aube arrive vite, s'il vous plaît. Faites que le temps passe vite, que tout ça soit terminé, et qu'enfin je puisse mettre fin à la mascarade qu'est devenue ma vie.

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