Chapitre 22

Traumatisme (n.m.) : réaction émotive persistante causée par un événement douloureusement marquant.

Je me tords nerveusement les mains dans mon dos. Je sais, c'est bête, mais j'ai peur qu'il soit déçu. Qu'il ne voie pas cet endroit comme moi je le vois. Qu'il n'y décèle pas la magie que j'ai pu remarquer il y a des années de ça. Je me retourne vers lui, le regardant marcher à nouveau avec un grand sourire. J'ai l'impression de le voir totalement renaître, devenir bien plus apaisé que la première fois où j'ai pu le rencontrer. Libéré d'Elisa, en sécurité chez Monique, en très bonne voie pour sa guérison, il profite à nouveau de la vie, et j'en suis infiniment heureux. Même si je ressens une crainte sourde que tout bascule à nouveau, nous précipitant dans l'abîme.

Après quelques minutes de marche à travers le bois, après avoir remonté un peu la rivière, nous arrivons à une grande paroi rocheuse. Je lève les yeux, satisfait de remarquer que rien n'a changé. Le léger bruit de la rivière qui coule nous parvient à peine, et pourtant elle est tout prêt.

- Il faut qu'on monte, tu te sens d'attaque ou tu veux que je te porte là-haut ?

Je le vois hésiter, regarder ses mains et je comprends instantanément. Il n'oserait jamais me demander, mais il a besoin de mon aide pour préserver ses mains. Je lui souris et le fait grimper sur mon dos, alors que je commence l'ascension. Mes mains vont sur les prises habituelles par réflexe, mes pieds se placent immédiatement au bon endroit, et mes muscles nous amènent sans difficulté jusqu'à mon repère, après avoir fait ce trajet un nombre incalculable de fois, et ce dans n'importe quelles conditions. Qu'il pleuve, qu'il gèle, qu'il vente ou même qu'il fasse nuit noire je suis toujours monté là-haut. Parce que j'y sens bien, c'est un endroit hors du temps. Nous ne sommes qu'à quelques mètres du sol, et pourtant c'est un monde différent que l'on peut observer depuis ici. Je dépose doucement le brun pour qu'il ne perde pas l'équilibre, et je le laisse admirer l'endroit. C'est une petite grotte, profonde de même pas deux mètres, creusée dans la roche par les éléments. Par le côté où nous sommes arrivés, la pierre est recouverte de lierre et de mousse, et de l'autre côté, une mini cascade fait office de mur, venant de la rivière qui coule au-dessus de nos têtes. J'ai aménagé l'endroit, en y ajoutant un petit banc en bois, une petite table ronde, et des coussins. Ils sont à l'abris des intempéries, ici, j'ai l'impression que rien n'a bougé. Que tout est comme cette dernière soirée que j'ai passée ici.

- C'est ... incroyable, finit par chuchoter Alessio, d'une voix si basse qu'elle couvre à peine le bruit de l'eau.

- J'ai découvert cet endroit dès le début, alors qu'on faisait un jeu avec Martin dans le parc. Je voulais me cacher, j'avais prévu de monter tout en haut, mais les barrières m'en ont empêché, c'est hors des limites du terrain. J'allais redescendre, mais il arrivait vers moi, donc j'ai voulu rester agrippé en hauteur pour pas qu'il me voie, et c'est comme ça que j'ai découvert cette grotte. J'y vais quand j'ai besoin d'être seul, de réfléchir ou de me reposer. Je n'avais jamais emmené quelqu'un ici ... j'ajoute en baissant les yeux, sentant mes joues chauffer légèrement.

Alessio ne répond rien mais va du côté de la petite cascade, passant le bras à travers le mur d'eau. Il a l'air totalement subjugué par ce qu'il voit. Je n'ose pas briser son silence et je m'assois sur le rebord, les deux jambes pendant dans le vide.

- Quand j'étais petit, commence le pianiste d'une voix pleine d'émotion, mon père m'a construit une cabane dans l'arbre au fond du jardin. Il voulait que j'aie ma maison à moi, s'ils m'énervaient avec ma mère et que j'avais besoin d'un peu plus d'intimité. Ils ne montaient jamais, et je n'ai jamais voulu les inviter. J'avais mes objets les plus personnels, là-haut. J'y ai même passé une semaine.

- Comment tu as fait pour ...

- J'allais chercher à magner et à boire la nuit, sinon j'avais mes bandes dessinées et une gameboy à portée de main, ce n'était pas dur. Et il y avait l'électricité, là-haut. Mon père avait installé une guirlande lumineuse autour de la cabane pour qu'elle se voie bien. C'était un moment où j'en avait réellement marre du piano, je ne voulais plus poser mes mains une seule fois sur ce clavier.

- C'était quand ?

Il me regarde de ses grands yeux sombres, dans lesquels je crois déceler une pointe de mélancolie, avant de dire doucement :

- C'était en seconde. Mon père avait décidé d'arrêter de me donner des cours de piano et d'engager un concertiste comme professeur. Mais c'était une catastrophe. Il me demandait de faire des choses que je ne voulais pas, que je n'aimais pas, il refusait d'admettre que j'avais raison, et j'étais déjà meilleur que lui. En plus de ça, il y avait aussi Connor, qui avait presque réussi à me convaincre de fuguer avec lui. Ce n'était pas glorieux, cette année-là, admet-il finalement dans un petit rire.

Il vient s'asseoir avec moi, très prudemment et je le sens tendu.

- Tu as le vertige ?

- Un peu, mais ce n'est pas si haut. Ça ne devrait pas poser de problème.

- On peut descendre, si tu veux.

- Non, j'aime bien, ici. C'est vraiment ... hors du temps, je crois que je pourrais y passer des heures à juste regarder les arbres.

Mes lèvres s'étirent en un grand sourire, et je vole un baiser au brun qui n'a même pas le temps de réagir, mais l'étincelle qui s'est allumée au fond de ses pupilles ne ment pas. Il s'allonge, le dos directement contre la pierre et je fais de même, surpris au contact froid de la roche qui m'arrache un frisson. Nous restons tous les deux dans cette position, écoutant en silence les chants des oiseaux avant qu'Alessio ne prenne la parole.

- J'ai fait détruire la cabane.

- Pourquoi ? je lui demande sans réfléchir, étonné.

- Parce qu'elle me rappelait trop de mauvais souvenirs. Et je le regrette.

Je sens le chagrin à travers les faibles tremblements de sa voix, et je l'attire contre moi en passant ma main dans ses doux cheveux, attendant qu'il développe, ce qu'il ne tarde pas à faire.

- J'y ai emmené Connor, l'été entre la seconde et la première. Mes parents ne savaient pas qu'il était là, ils ne savaient même pas qui il était.

- C'était ton petit-ami ? je demande dans un murmure, un goût amer dans la bouche.

- Oui. C'est celui grâce à qui j'ai découvert que j'aimais les hommes. Il était ... à la fois parfait et insupportable. Il était toujours aux petits soins, à me charmer de son sourire et de ses yeux rieurs, mais en même temps il en exigeait toujours plus de ma part. Ma mère a reçu une éducation très classique, et je ne voulais pas qu'elle prenne mal le fait que son fils unique soit homosexuel. Je voulais prendre mon temps, sonder le terrain, la préparer ... Mais il n'était pas d'accord. Dès le début de notre relation, il voulait que je l'avoue à mes parents, mais j'en étais incapable. J'avais bien trop peur, j'étais bien trop peu sûr de moi pour faire ce pas. Et si je me trompais ? Et s'ils ne m'avaient pas accepté ? Qu'est-ce que j'aurais pu y faire ? J'aurais perdu soit Connor, soit ma famille. Et j'avais besoin des deux. Pour une fois, je me sentais bien, il y avait quelqu'un pour qui je me battais dans ma vie, et je ne voulais pas perdre ça.

Il se tait, reniflant légèrement. Je n'ai pas envie de l'interrompre, j'ai peur que ça le bloque. Il ne m'a jamais parlé de sa vie d'avant, il parle déjà si peu de lui alors ...

- Quand j'ai emmené Connor là-haut, il m'a demandé de fuir avec lui. Il était majeur, ne vivait plus chez ses parents, et a clairement usé de son influence sur moi pour essayer de me convaincre. Mais j'ai résisté, je ne voulais pas quitter mes parents, ils ne m'avaient rien fait, j'étais bien avec eux. Il n'a pas compris, il m'a frappé. J'ai trébuché et je suis tombé de la cabane. Je n'y ai plus jamais remis les pieds, mes parents sont morts moins d'un an après, et en rentrant de leur enterrement j'ai appelé une entreprise pour détruire la cabane, sans même retirer tout ce qu'il y avait dedans.

Je l'ai senti se tendre un peu plus tout le long de son récit, et je m'efforce de ne rien dire avant qu'il ait fini, parce que je sens qu'il a encore besoin de parler. De dire ce qu'il n'a sûrement jamais dit à personne.

- Mes amis n'ont pas bien pris le fait que j'aime les hommes. Ils ont cru que c'était un peu comme une maladie, que j'allais forcément tomber amoureux d'eux, alors ils ont commencé à s'éloigner, d'abord si peu que je ne l'avais pas remarqué, puis de plus en plus, jusqu'à refuser de manger avec moi le midi. Ils ne voulaient pas non plus être vus avec moi, parce que toute l'école savait que je sortais avec Connor. Une fois, un terminale m'a frappé dans la cour, parce qu'il trouvait ça « dégueulasse » que je sorte avec quelqu'un qui avait déjà passé son bac, et d'autres choses horribles que ... je n'oublierais sûrement jamais. Mes parents ne l'ont jamais su. Jamais.

Ses phrases sont maintenant entrecoupées de sanglots, et il s'est redressé, perdant totalement le contrôle encore une fois de ses émotions. Mais cette fois-ci, j'ai le sentiment que c'est pour de bon, qu'il avait juste besoin d'extérioriser tout ça une fois pour aller mieux après. Il se calme rapidement, et le silence retombe dans la petite grotte. Je vais m'asseoir sur le petit banc, tirant Alessio par la main pour qu'il vienne avec moi, et c'est sans l'ombre d'une hésitation qu'il vient se blottir contre mon torse, un léger sourire scotché sur son beau visage.

- Et toi ? il chuchote timidement. Tes parents le savent ?

- Non, je n'ai jamais eu de relation sérieuse, mais ils acceptent sans problème. Quand je leur ai parlé de l'article sur toi, avant de venir te voir à ce concert, il y avait du sous-entendu dans l'air, même si je n'avais rien dit à ce sujet. J'ai de la chance d'avoir un entourage si ouvert.

- Oui, beaucoup de chance ...

Je me tourne vers lui, et entoure ses deux joues de mes paumes, avant de lui dire doucement :

- Et j'ai de la chance de t'avoir aussi, Alessio.

Nous revenons à la maison quand le soleil commence à décliner dans le ciel, marchant main dans la main sous les nuages qui semblent enflammés. La fraîcheur de la nuit tombe alors que nous traversons le parc, et nous devons nous dépêcher pour éviter l'averse qui se prépare. Dans la cuisine, toutes les têtes se tournent vers nous dès que j'ouvre la lourde porte.

- Alors les tourtereaux ? nous lance Stéphanie, un immense sourire aux lèvres. Nathanaël, ton portable a sonné toute l'après-midi, c'est un certain Gaëtan.

Je lâche un juron et mon sourire s'efface aussitôt. Je ne lui ai pas donné de nouvelles depuis plus d'un mois, je vais me faire tuer sur place. Je me précipite dans le salon, attrape mon téléphone qui est, par je ne sais quel miracle, encore en train de vibrer, et je décroche.

- T'as fini de nous ignorer ?

- Je ne vous ignore pas, c'est que ...

- T'es trop occupé avec ton petit copain pour répondre ?

- Non, c'était ... compliqué ces dernières semaines. Ecoute, demain soir, tout sera fini, je t'appelle quand c'est terminé, et je t'explique tout du début à la fin. Il faut juste que tu me fasses confiance, et que tu ne me haïsses par pour ces vingt-quatre heures supplémentaires que je te demande.

- Je te fais confiance, et c'est bien là le problème.

- Je te promets de revenir bientôt, et de te présenter mes amis. Et Alessio.

- T'as plutôt intérêt, sinon je te renie. Marine voulait te dire bonjour, mais elle a dû rentrer chez elle.

- Tu lui diras bonjour de ma part !

- D'accord, allez, à après-demain, sans faute hein !

- Oui. Vous me manquez, j'ajoute un peu plus tard mais le bip résonne déjà.

Je soupire et passe mes doigts sur mes yeux. Avec toute cette histoire, je n'ai pas beaucoup pensé à eux, et je m'en veux profondément. Il faut vraiment que j'apprenne à être là pour mes amis, à ne pas les abandonner comme j'ai pu le faire. J'ai de la chance qu'ils m'acceptent malgré ça. Si je n'ai jamais eu de relation sérieuse avant, c'est que je suis vite incapable de rester longtemps avec une personne, de lui accorder mon temps et mon attention. Sauf quand ils sont vraiment spéciaux pour moi. Martin, je lui ai accordé ma vie entière, c'est mon frère, c'est mon âme sœur, deux cœurs qui se complètent. Je ne pourrais pas le laisser de côté à nouveau. Quand j'ai eu besoin d'aide, vraiment besoin d'aide, c'est le premier que j'ai appelé. Parce que mon cœur avait besoin de retrouver son jumeau pour être apaisé, ce jour là après la menace d'Elisa. Et Alessio ... Je ne sais pas ce qui nous lie, mais je ne veux pas le laisser. Je ne peux pas le laisser. J'ai besoin de lui comme il a besoin de moi, mais c'est un tout autre lien qui nous unit, et je n'imagine même pas que ce lien puisse disparaître. Il est trop fort, même s'il est nouveau, pour faiblir. Je retourne à la cuisine l'esprit encombré, pensant sans cesse à demain. Je ne sais pas si le plan va bien se dérouler. Même s'il n'y a pas de raison qu'il ne marche pas, même si je n'y trouve aucune faille, j'ai peur. Une sorte de pressentiment, une crainte qui ne disparaîtra qu'une fois que tout ça sera fini. Et j'ai hâte de pouvoir dire que cette histoire est du passé. Et vu les visages graves de mes amis autour de la table ce soir-là, je en suis pas le seul.

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