Chapitre 17

Stratégie (n.f.) : mode d'action prévu à l'avance qui doit permettre la réussite.

Je ferme les yeux, profitant de la chaleur de ma tasse de café sur mes doigts frigorifiés. Nous sommes assis dans la petite cuisine, et Martin a déjà pris les commandes. Il a vraiment changé par rapport à la dernière fois. Même si je l'ai toujours connu à réfléchir à des stratégies diverses et variées, il avait tendance à se ranger derrière moi et à ne m'exposer son plan qu'en privé pour que j'en fasse part à toute la bande. C'était moi le chef. Il était mon bras droit. Et maintenant, je suis là, complètement perdu, et il occupe à merveille le rôle de chef.

- J'ai appelé le gars de la bande qui devait donner le contact dans l'organisation et j'ai dû lui faire croire que c'était pour réclamer ses services ... dit-il d'une voix pleine de dégoût. Ils n'utilisent bien évidemment par leurs vrais noms, ils sont trop minutieux pour laisser sortir une telle information. Nous avons rendez-vous après-demain avec un certain 378 à Calais dans la zone industrielle. J'ai déjà spécifié que nous serons quatre, cela permettra de ne pas éveiller de soupçons supplémentaires en arrivant à plus que prévu. Je propose que l'on prenne ma voiture, mais il faudra qu'on aille faire le plein d'abord.

- J'ai des armes pour chacun d'entre nous. J'ajoute d'une voix tendue.

Un long silence s'ensuit, mais je soutiens leurs regards. Je suis prêt à tout pour retrouver Alessio. Tout. Même si pour cela je dois retomber dedans, j'y plongerais la tête la première pour éviter à mes amis de me suivre. Ils ont déjà suffisamment couvert mes arrières, il est temps que je reprenne tout ça en main.

- Préparerez chacun un sac avec des vêtements et de quoi manger et dormir, on ne sait pas si on va devoir dormir dans la voiture. Prenez des tenues sombres, si possible de quoi couvrir votre tête et votre visage. Prenez des gants pour les empreintes digitales. Et j'ai un sac à dos dans lequel on va mettre le strict nécessaire pour nous quatre, à savoir du sucre, de l'eau, une trousse médicale et de l'argent. Si vous avez un objet que vous voulez que j'ajoute, comme un couteau par exemple, donnez-le-moi. Nous partons dans deux heures, alors tâchez de faire tout ce qui est nécessaire avant.

Je me lève sur ces mots, je prends ma veste, j'enfile mes chaussures et je sors. L'air pollué de la ville me tombe dessus, oppressant chaque parcelle de mes poumons. J'essaie tant bien que mal d'ignorer cette sensation désagréable et je me mets à marcher dans la rue. J'ai besoin de réfléchir, et je n'y arriverai qu'en étant seul.

Il ne faut plus que je craque. Ils ne m'ont jamais vu comme ça, mais ils n'ont pas besoin de me voir comme ça non plus. J'ai toujours été le pilier inébranlable de cette bande, on n'hésitait pas à me confier des missions délicates avant car je ne perdais pas le contrôle de moi-même, ou alors simplement pour envoyer une droite ce qui finissait toujours par nous aider. J'aimerais croire que j'ai changé en entrant à la fac, avec l'aide de Gaëtan et des amis qu'il essayait sans relâche de me présenter, mais plus j'y repense et plus je réalise que j'étais le même, tout simplement pas avec les bonnes personnes pour montrer qui j'étais vraiment. Le passé nous rattrape toujours, et mon passé est aussi mon présent. Je les ai sûrement choqués toute à l'heure en parlant des pistolets, mais ils doivent comprendre l'ampleur de notre entreprise. Nous essayons de rassembler des informations et des preuves pour permettre à la police de coincer cette organisation, et ce ne sera pas sans danger. Je compte les billets qu'il me reste dans la poche, et je grimace. Il ne m'en reste plus beaucoup, je dois être prudent.

Je m'arrête dans une boutique de musique, et mon regard tombe sur une étagère où sont entreposés des enregistreurs. Mon sourire s'élargit alors que je m'adresse au vendeur, un chauve grand et musclé qui me sourit à travers sa barbe.

- Bonjour, dites, ces enregistreurs, est-ce qu'ils sont capables d'enregistrer plusieurs heures de suite ?

Il passe derrière son comptoir, me serre la main avec une certaine force et commence à me parler passionnément de ses enregistreurs. Le temps file, et je suis forcé de l'interrompre :

- Je ne recherche pas la qualité, simplement la durée et l'espace de stockage. Pour un prix raisonnable.

- J'ai ce qu'il vous faut, dans ce cas.

Il me tend avec un sourire un petit appareil noir, extrêmement léger et très fin. Je souris encore plus largement.

- C'est parfait, merci.

Je paye, et je ressors. Mes pas m'amènent jusqu'à un magasin de bricolage un peu plus loin, où je trouve encore une fois ce que je suis venu chercher. Quand je rentre à l'appartement, je n'ai plus que quinze minutes pour me préparer mais j'ai l'esprit totalement clair et le cœur apaisé. Avec méthode et organisation je prépare mes propres affaires en quelques minutes seulement, puis je mets mon plan en action. J'enlève ma chemise et je fixe solidement les bretelles que j'ai trouvé au magasin de bricolage, sur lesquelles j'attache l'enregistreur. Je remets ma chemise par-dessus et souris de contentement. On ne voit rien, si on n'est pas fouillés à l'entrée c'est parfait. Mais il me faut un moyen de ne pas nous faire cramer si on est fouillés. Je suppose qu'on n'est pas envoyés pour une première rencontre avec la crème de la crème de l'organisation, donc je peux compter sur une fouille superficielle. Déplacer l'enregistreur pendant qu'on me fouille serait optimal, mais comment ?

- Martin ? j'interpelle mon ami.

Il arrive immédiatement dans la salle de bain, surpris de me voir sans ma chemise à me débattre avec des bretelles et un enregistreur. Il réfléchit un instant, et m'adresse un sourire entendu. Il a compris. Il part chercher du fil, qu'il fait passer dans plusieurs endroits précis autour de mon bras droit. Il s'écarte de moi après trois bonnes minutes, et me fait signe de tourner la main. Je m'exécute, sans quitter des yeux l'accordeur. Il se décale autour de mon torse, lentement, mais si je le fais au bon moment, ça peut nous sauver. Je remercie le brun et termine de me préparer tout seul, m'habituant finalement à la présence du dispositif sur ma peau.

Je prends le volant le premier, et Martin prend le siège passager, prêt à me guider et à me parler pendant la route. Nous sortons de la capitale, ralentis par les embouteillages, mais la voiture retrouve bientôt les routes vides où elle peut filer à toute allure. Nous ne faisons qu'une pause à midi pour manger un sandwich au goût de plastique dans une aire d'autoroute déserte, et nous inversons les rôles. Je m'assois à droite, sort le gps, et le brun pose ses mains sur le volant.

- Prêt ? je lui demande.

- Avec toi, toujours. Il me répond dans un rire.

J'entends Stéphanie rire légèrement et s'arrêter aussitôt, sûrement par compassion envers Tom. Même s'il a accepté de venir, il n'a pas ouvert la bouche depuis le début du trajet, et l'ambiance est glaciale. Je ne fais aucun commentaire et le moteur se met à vibrer. Nous repartons.

Très rapidement la ville de Calais apparaît à l'horizon, alors que l'ai commence à prendre une légère odeur de sel. Je souris. Ce soir, nous irons voir la mer. Nous avons pris deux chambres d'hôtel, je devrais partager la mienne avec Martin mais ça ne me dérange pas plus que ça. Nous avons toujours fait ça, il est comme un petit frère pour moi. Tom et Stéphanie veulent passer la soirée tranquilles donc nous partons tous les deux avec mon meilleur ami vers le bord de l'eau, courant et riant comme des gamins, comme au bon vieux temps.

Les vaguelettes viennent me lécher les pieds pendant que je regarde le soleil entamer sa course à l'ouest. La dernière fois que je suis allé à la mer, nous sommes allés dans un petit village derrière Bordeaux avec ma famille et Martin. C'était juste avant que je le laisse derrière moi, et une pointe de culpabilité m'empêche de le faire remarquer. Je sais qu'il s'en souvient, car je le vois à sa façon de se tenir face à la mer, les poings serrés au fond de ses poches et la mâchoire contractée.

- Tu ne m'as pas pardonné, hein ? je demande doucement sans le regarder.

- Tu ne m'en as pas laissé l'occasion.

Je ne retiens pas une grimace, il a raison. Je n'ai jamais rien fait pour me faire pardonner, depuis le début c'est toujours lui qui a tout fait. Et je ne sais pas ce que je pourrais faire.

- Il me faudra sûrement encore beaucoup de temps, reprend le brun, mais ça viendra bien un jour. Si tu ne disparais pas à nouveau. Dans ce cas je ne te pardonnerai jamais.

- Je sais que je t'ai fait du mal, en partant comme ça ... je dis doucement, couvrant à peine le bruit de la mer.

- Tu m'as fait plus que mal, Nat'. Et tu ne peux pas savoir à quel point.

La voix de mon meilleur ami se fait soudain plus tendue, et j'ose tourner la tête vers lui. Ses yeux bruns sont remplis de larmes, mais il s'écarte quand je fais mine de m'approcher.

- Tom a raison, tu sais. Il continue d'une voix pleine de détresse. Tu as disparu pendant six ans, et tu reviens uniquement pour demander de l'aide. Je t'aime plus que n'importe qui, tu es mon meilleur ami, mon frère, et je serais prêt à faire n'importe quoi pour t'aider. Mais rien ne ma garantit que ça changera quelque chose, ou que j'ai une chance de te retrouver comme avant. Je suis peut-être naïf à avoir cru ça, mais je me disais que si je venais t'aider, tu reviendrais. Que si je revenais vers toi, tu ne t'éloignerais plus de moi. Et maintenant que Tom a émis ses propres doutes, qu'on est ici, à Calais, pour aller rencontrer une des personnes de l'organisation, j'ai peur. J'ai peur que tu t'enfuies, encore une fois, quand tu n'auras plus besoin de vous. Parce que c'est ce que tu as fait, il y a six ans. Tu es parti car tu n'avais plus besoin de nous, tu avais réuni assez d'argent, tu pouvais nous oublier, tourner la page et recommencer ta nouvelle vie sans nous.

- C'est faux. Je le coupe. J'avais encore besoin de vous. Tout simplement parce que vous êtes mes amis, vous avez été là pour moi et que je ne l'ai pas été. J'ai besoin de vous pour me racheter, pour être là pour vous aussi.

Il ne répond pas mais je vois cette petite étincelle se rallumer dans son regard. Nous restons encore de longues minutes à contempler le soleil qui descend vers la mer en silence, puis il propose de trouver quelque chose à manger. Nous sommes en train de nous partager une pizza dans les gravillons quand Martin déclare, l'air soudainement plus sérieux :

- L'organisation s'appelle Pegasus. Et j'ai fait des recherches. Ils proposent aussi des services d'adoption, il n'y a pas de doute, c'est le même numéro de téléphone que celui qu'on m'a donné, ce qui est plutôt stupide, soit dit en passant. Ce qui laisserait supposer que ...

- Qu'ils sont impliqués dans du trafic d'enfant ... je complète plus pour moi-même que pour le bras.

La température semble avoir chuté de quelques degrés d'un coup, et je frissonne. A quel genre de monstre sommes-nous confrontés ?

- Je n'ai rien dit devant Tom et Steph car ils risquaient de ne pas vouloir venir. Je pense les laisser à l'extérieur, prêts à appeler la police si besoin. Je ne veux pas l'impliquer, elle et le bébé, plus que ça dans cette histoire. C'est bien trop dangereux.

Je hoche la tête, heureux qu'il ait pensé à ça. Nous finissons notre repas en silence, et je profite intérieurement de ces retrouvailles avec mon meilleur ami. Ce sera long, ce sera difficile, mais je compte bien reconstruire notre relation, plus forte et plus résistance qu'avant. Car l'erreur est humaine, non ? On apprend de ses erreurs, et alors on peut se relever plus puissant et plus sage qu'avant.

Je n'aurais pas pu fermer l'œil de la nuit sans la présence rassurante de Martin à mes côtés. J'avais l'impression d'être de retour au collège, avant nos toutes premières missions, quand j'allais dormir chez lui dans sa famille d'accueil. Bercé par son souffle régulier, je finis par sombrer dans le sommeil un léger sourire accroché aux lèvres. Demain, j'aurais retrouvé Alessio. Demain, il sera avec nous, et le tableau sera parfait, enfin complet.

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