Chapitre 16
Entraide (n.f.) : Action commune pour faire face aux malheurs de la vie.
La pièce est exiguë mais meublée de telle sorte que l'impression générale qui s'en dégage soit juste du confort. Je m'affale sur un pouf vert en soupirant de bien être alors que je m'enfonce littéralement dans la mousse. Martin éclate de rire et Stéphanie se lève pour aller chercher des bières. J'explique rapidement le problème à mon meilleur ami en réponse à son regard interrogateur, et ses yeux bruns se mettent à briller d'inquiétude.
- Alors, qu'est-ce qui vous a fait quitter les vaches pour nous ? demande la blonde en s'asseyant à côté de son petit-ami.
- Nous ... commence Martin.
- J'ai besoin de votre aide à tous les trois.
Je coupe le brun avant qu'il ne prenne la responsabilité sur ses épaules. Il a déjà trop fait pour moi, et si Tom m'en veut de les embarquer dans une telle histoire alors qu'il vient de m'expliquer qu'il s'inquiétait pour sa copine, je préfère prendre sur moi et laisser Martin en dehors de ça. Après tout, ce n'est pas son petit ami qui s'est fait enlever, même si je ne pense pas pouvoir mettre réellement un nom sur Alessio et moi pour l'instant.
Je commence alors à tout expliquer à mes trois amis, depuis ce soir d'été il y a six ans. Je détaille mon envie de revenir à une vie normale en toute légalité, et je remarque avec un certain soulagement qu'aucun d'eux ne m'en veut d'avoir coupé les ponts. Ils ont tous fait pareil, sauf Tom qui a fini par rejoindre la jeune femme après seulement trois ans. Ils m'écoutent sans broncher, je ne leur cache rien, même pas la promesse que j'ai faite à Gaëtan, ce qui les fait légèrement rire. Je leur raconte tout, mais je fais une pause alors que j'arrive au moment où mon boss me donne ce fameux article à faire. Après tout, c'est là que tout a commencé. Je prends une grande inspiration et termine mon récit, ponctué par les expressions d'horreur ou de joie de mes camarades. Je conclus par cette phrase :
- Ils ont enlevé Alessio, et j'ai besoin de vous. Déjà parce que sans Alessio je n'ai plus de raison de vivre, je n'ai même plus de travail, et ensuite parce que derrière ça il y a une organisation bien plus grande qu'il faut réussir à tirer à la lumière et dénoncer à la police.
Un long silence suit ma déclaration, mais je vois Tom qui s'agite. Il finit par dire d'une voix tendue :
- C'est bien beau d'arriver la bouche en cœur venir chercher notre aide, mais on a refait notre vie, Nat'. On a tourné la page, tous, et même si vous resterez pour toujours mes amis, je ne peux pas, nous ne pouvons pas tout sacrifier pour toi, alors que tu ne nous as pas adressé la parole depuis six ans ! Six ans, Nat' ! Tu sais ce que c'est, six ans sans avoir de nouvelles d'un ami proche, qui est comme un grand frère pour nous ? C'est six ans de torture, où tous les jours on finit par se demander s'il n'est pas mort ! Jusqu'à ce que tu apparaisses comme par magie dans les magasines People à t'envoyer en l'air avec la célébrité du moment, puis finalement que tu débarques chez nous pour faire s'effondrer tout ce qu'on a construit ! Je ne peux pas accepter, Nathanaël. Je t'adore, j'aimerais pouvoir t'aider, mais je ne peux pas. Tu m'as causé trop de peine pour que je te laisse une autre occasion de le faire.
Il se lève et j'entends quelques instants plus tard la porte d'entrée claquer. Ça se passait trop bien, il fallait forcément quelque chose comme ça. Je soupire et attrape une des bouteilles de bière que je décapsule d'un coup sur le rebord de la table basse. Je ferme les yeux en sentant la boisson couler dans ma gorge, inspirant profondément.
- Bon, sinon, il est comment ce Alessio ? me demande Stéphanie, tout sourire.
- Formidable, mais brisé. Répond Martin à ma place.
- Brisé ?
- Tu n'as pas lu les journaux ?
Elle me regarde bizarrement, puis secoue la tête en signe de négation. Je lâche un léger soupir. Il va falloir que j'explique un peu plus de l'histoire du pianiste.
- Il a vraiment le piano dans le sang. Mais il n'en jouera plus jamais, donc il a perdu une grande partie de l'appui de son public, et de la presse qui va disparaître très rapidement ... Il n'a plus de famille, sauf une cousine et ses parents qui sont, de ce que j'ai pu comprendre, détestables à souhait, et n'a pas d'ami. Sauf Martin et moi.
- Tu ressens quoi pour lui ?
Je rougis instantanément à la question de mon amie, qu'elle se dépêche de compléter en voyant mon regard interrogateur.
- Je ne te suivrai pas dans cette aventure si c'était une amourette de passage, Nat', même si je t'adore. Parce qu'on commence à avoir une vie presque normale, et parce que ce n'est pas le moment pour replonger là-dedans.
- Et tes combats ? l'interrompt Martin à la surprise générale.
- Mes combats ne concernent que moi. Répond la blonde à travers ses dents. Et ... je n'en ai pas fait depuis une semaine parce que ... je suis enceinte.
- De Tom ? je m'exclame.
- Oui.
- Et il est au courant ?
Les larmes emplissent les yeux marrons de la jeune femme alors que mon meilleur ami lui pose cette question. Elle secoue encore une fois la tête avant de l'enfouir dans le creux de ses mains, chuchotant :
- Je comptais lui dire bientôt, mais ... Je veux vous aider, et il ne voudra pas me laisser partir s'il l'apprend. Ne lui dites pas, s'il vous plaît.
- Mais enfin, Steph ! je crie presque. C'est insensé, je vais me débrouiller tout seul, tu ne peux pas partir avec moi alors que tu es enceinte !
- Il a raison, renchérit Martin que je remercie d'un regard. Et il ne sera pas seul, j'irais avec lui, et si besoin on trouvera quelqu'un d'autre, mais pas toi. Je refuse.
- Vous n'avez aucun droit sur moi.
La voix de mon amie se fait dure alors qu'elle nous défie du regard. Elle reprend, plus déterminée que jamais :
- Je viens avec vous, c'est tout. Je ne suis même pas enceinte d'un mois, ça ne changera rien. Et je ressens quoi que ce soit, ajoute-t-elle d'une voix plus douce, je vous promets que je m'arrête. D'accord ?
- Tu ne nous laisses pas trop le choix, je dis en terminant ma bouteille.
Mon regard est inévitablement attiré par un meuble que je ne reconnais que trop bien, et je me lève sans un mot sous les regards étonnés des deux autres. Je marche tout doucement, comme pour ne pas briser la magie de l'instant, et je m'arrête devant le meuble, faisant courir mes doigts sur le bois vernis. Mon sourire s'élargit lorsque je découvre le clavier noir et blanc en soulevant le couvercle, et je me laisse tomber sur le tabouret. Je place ma main comme Alessio me l'a appris, le pouce sur le do, et je commence comme par réflexe à faire un des exercices qu'il m'a donné dès le premier jour où il m'a appris à jouer au piano. J'enfonce la première touche, la deuxième en tremblant, et je m'effondre à la troisième. C'est trop pour moi, ça me rappelle trop Alessio. Si seulement cela pouvait le faire revenir, que je puisse à nouveau me perdre dans ses yeux sombres, qu'il m'adresse encore un sourire qui n'est destiné qu'à moi, à la fois timide et lumineux. Je veux pouvoir le sentir contre moi, sentir ses bras fins autour de ma taille et sa tête nichée dans le creux de mon cou. Je veux savoir qu'il va bien, je veux savoir qu'il est encore en vie, parce que si jamais il ne l'est plus ...
Un cri m'échappe et je ne retiens même plus mes larmes. Je n'ai jamais autant pleuré que ces derniers jours pour Alessio, et j'ai l'impression que seule la main fine du pianiste pourrait arrêter ce flot continu. Je sens des bras musclés qui m'entourent alors que la voix de Martin me murmure des paroles de réconfort, et Stéphanie ajoute parfois quelques mots. Leur sens ne me parvient pas, mais par leur simple présence mes amis savent me réconforter, même s'ils ne doivent pas s'en rendre compte. J'ai toujours été le plus dur de la bande, j'ai rarement pleuré, et c'était moi qui allais démonter ceux qui avaient le malheur d'approcher mes amis. Mon petit pianiste a tout chamboulé dans ma vie, je ne me reconnais pas moi-même, alors je ne compte pas sur le fait qu'ils me comprennent à ce moment-là. Mais ils sont là, c'est tout ce qui compte pour moi. C'est ce qui me donne la force d'avancer, jusqu'à ce que je retrouve Alessio. Avec lui, je pourrais voler.
Je suis toujours assis sur le tabouret du piano, mais apaisé après un long moment et de nombreux efforts de la part de mes amis, quand Tom rentre. Il marque un temps d'arrêt devant la porte, le visage fermé, avant de demander brusquement :
- Pourquoi le piano est ouvert ?
- C'est Nat' qui a joué trois notes.
- Je ne suis pas d'humeur à rire, Steph. Donc, je repose ma question : ...
- On ne rigole pas non plus, Tom. Le coupe vivement Martin. C'est bien Nat' qui a ouvert le piano, qui a joué les exercices qu'Alessio lui a appris juste avant de se faire emmener. Il a changé, nous avons tous changé. Mais quelque chose que tu ne pourras pas nier, c'est que pour changer Nathanaël à ce point, il faut être vraiment important dans sa vie.
- Même nous n'avons pas réussi à le mettre à la musique ... admet à regret le blond qui n'a toujours pas bougé de devant la porte.
- Même nous, avec toute sa famille derrière. Je te le demande Tom, si un seul homme est capable de le changer autant en si peu de temps, crois-tu vraiment que ce soit pour du vent ? Que ce ne soit qu'histoire de « s'envoyer en l'air » ? Que la cause pour laquelle il vient chercher de l'aide de ses amis de toujours est futile ?
Je vois Tom baisser la tête, résigné et je pose ma main sur le bras de mon meilleur ami pour le faire arrêter. Le blond a compris, c'est tout ce qui compte. Il ne faut pas l'enfoncer non plus. Je me lève et vais le prendre dans mes bras en tapotant amicalement son dos. Il m'adresse un sourire gêné avant de déclarer :
- Vous dormez ici ce soir ? On a des sacs de couchage et le canapé si vous voulez ...
- Avec plaisir. Répond Martin.
- Nat', tu viens m'aider à trouver des oreillers ?
Je le suis, me doutant bien qu'il souhaite me parler seul à seul. Il me conduit vers la salle de bain avant de verrouiller la porte.
- Est-ce qu'il y a des choses sur Alessio ou l'organisation que tu ne nous as pas dits ?
- Non pourquoi ?
- Ecoute-moi bien. On vient avec toi, je suis désolé d'avoir réagi comme ça mais j'avais peur que ça envoie tout en l'air. Je t'en veux toujours, Nat'. De nous avoir abandonnés comme ça, de t'être sauvé tout seul. Je t'ai haï profondément, mais on ne peut pas détester éternellement un frère. Je ne t'ai pas pardonné, mais j'ai appris à vivre avec. Je voudrais pouvoir te pardonner un jour, peut-être qu'avec le temps ça viendra, mais c'était trop dur de se reconstruire après ton départ pour simplement oublier. Je ne te demande que deux choses : ne nous fait pas replonger dedans, et surtout ne nous abandonne pas une autre fois. Je ne le supporterais pas, Steph non plus, mais je crois que Martin ne pourrait tout simplement pas vivre après ça.
Il sort de la salle de bain, ne me laissant pas le temps de répondre. Même si je m'en doutais, se l'entendre dire fait mal. Je sais que les quitter comme ça, les laisser derrière était lâche. On aurait pu s'en sortir tous les quatre, se reconstruire tous ensemble, c'est même ce que je voulais. Mais Gaëtan m'a fait promettre de ne plus les recontacter. J'étais si absorbé par l'idée de retrouver une vie normale avec des amis normaux que j'ai suivi ses conseils aveuglement. J'avais aussi peur que la bande ne me rattrape si jamais j'essayais de les retrouver. Plus j'y repense et plus je me rends compte que j'ai agi égoïstement, lâchement, sans réfléchir une seule fois aux conséquences, et surtout sans penser à ceux que j'aimais. Il est grand temps de réparer tout ça, et de s'en sortir tous les quatre. Avec Alessio. Car je n'arrêterais pas de le chercher tant qu'il ne sera pas à nouveau à mes côtés.
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