Supplice téléphonique


A dix-sept heure, à la fin de mon service, je n'ai pas d'appel de Drew.

A dix-huit heure, après ma course dans le centre-ville, je n'ai pas d'appel de Drew.

Je sais qu'il ne m'a pas dit à quelle heure il m'appellerait, mais je redoute qu'il ne le fasse pas. Qu'il oublie. Alors je rentre chez moi après un tour supplémentaire à mon parcours habituel et me glisse directement sous la douche.

A dix-neuf heure, après une longue douche chaude et après avoir séché mes cheveux, je n'ai toujours pas d'appel de Drew.

Résignée, et un peu boudeuse, je dois l'avouer, je me prépare un sandwich et prend un petit paquet de chips pour m'installer devant ma télévision. Les dinosaures de Jurassic Park vont me tenir compagnie.

Le t-shirt plein de miettes et les doigts recouverts de sel, je sens mon téléphone vibrer à côté de ma cuisse. Je m'agite pour essuyer mes doigts sur mon t-shirt, la grande classe, et essaye tant bien que mal de contrôler mon enthousiasme. Quand je vois que ce n'est qu'un message de Sophia, mon moral retombe au plus bas.

Sophia :

Journée shopping mercredi

Je soupire, et même si je n'ai pas spécialement envie d'aller faire du shopping le seul jour de la semaine où je ne travaille pas en dehors du dimanche, je lui réponds que je serais là. Je me lève pour me débarrasser de mes déchets et me laver les mains dans la cuisine. Je devrais peut-être m'acheter quelques nouveaux vêtements pour faire du sport et pourquoi pas de la lingerie aussi. Un bourdonnement me parvient alors que l'eau s'arrête de couler et sans y réfléchir, je me retrouve à courir jusqu'au canapé pour récupérer mon téléphone.

— Drew ?

— Salut, Tess.

Je m'assoie lentement et souris.

— Salut.

Je retiens un soupir de soulagement en me mordant les lèvres.

— Tu dormais ? Je ne t'ai pas réveillée ?

— Non, je regardais la télévision.

— Tu as l'air essoufflée pour quelqu'un qui regardait la télévision.

Un cri raisonne soudain, puis il ne reste que des essoufflements. Courir avec les dinosaures, c'est du sport.

— Qu'est-ce que tu regardes ?

— Jurassic Park, je réponds en baissant le volume.

— La version interdite au moins de 18 ans ? il demande d'une voix suave.

— Quoi ?

Il rit et j'entends quelque chose se fracasser.

— Ça existe ?!

J'entends le froissement d'un tissu.

— Mais qu'est-ce que tu fais ?

— Rien, je m'installe. Pour le film, il doit certainement y en avoir une. Il y en a toujours une.

— Tu m'as l'air bien renseigné.

— C'est de la culture générale, il se défend.

Je ris et éteins la télé pour aller dans ma chambre. Drew garde le silence de son côté. Je traverse le couloir en essayant de trouver quelque chose à lui dire. Il y a tellement de choses que je voudrais savoir sur lui.

— Tu as passé une bonne journée, il me demande finalement.

J'entre dans ma chambre.

— Longue, je réponds avant de poser mon téléphone pour retirer mon pantalon et me glisser sous les couvertures.

— ... déjà ?

Il a parlé pendant que je n'écoutais pas. Je sais, ce n'était pas très malin.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

— Tu es trop captiver par le film ? Je peux te laisser si tu veux.

— Non ! Je viens d'éteindre, je suis au lit maintenant.

— Mmm, mmm.

— Quoi ? Ça veut dire quoi ce « mmm, mmm » ?

— J'essaye juste de t'imaginer dans ton lit.

Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Sachant que lorsqu'il a pu me voir dans un lit, j'étais nue. Je ne crois vraiment pas que ce soit la bonne chose à faire là maintenant.

— Toi, tu es où ?

— Dans mon lit.

Je peux entendre le sourire dans sa voix.

— Cette conversation risque de partir dans la mauvaise direction, je marmonne.

— Ouais, t'as raison. Je devrais peut-être raccrocher...

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. On peut encore discuter.

— Mais maintenant je n'arrive plus à enlever les images de toi dans ton lit, en nuisette de satin et dentelle.

Je baisse les yeux vers mon vieux t-shirt. Son imagination est mieux que la réalité. Il n'y a aucune raison que je le détrompe, pas vrai ? S'il s'imagine cela, il aura encore plus envie de me parler. De me voir. J'ai très envie de le revoir. Il m'a maqué. Comme je ne pensais pas qu'il me manquerait. Je me suis retenue plusieurs fois de demander de ses nouvelles à Sophia. Moins de fois que je ne me suis retenue de l'appeler.

— J'ai voulu t'appeler, je dis sans réfléchir.

Il reste silencieux. Si silencieux que je suis obligée de vérifier s'il est toujours en ligne.

— Drew ?

Il soupire.

— Pourquoi tu ne l'as pas fait ?

Sa voix est rauque, comme lorsqu'il me disait ces choses crue et sexy juste avant de me déshabiller. Ou en me déshabillant. Et même après.

Je dégluti avec difficulté, sentant ma peau devenir plus sensible rien qu'au son de sa voix.

— Je ne sais pas... Tu ne m'as pas appelée, non plus.

— J'ai voulu attendre, pour ne pas te pousser trop loin. Et j'avais pas mal de choses à régler avec notre emménagement.

C'est logique. Il a dû être très occupé. Il y avait des choses plus importantes que moi.

— Ton frère s'adapte bien ?

Il a un rire ironique.

— Il a seize ans, alors je n'en ai pas la moindre idée. Il reste dans sa chambre constamment, et je viens de terminer deux semaines de poste de nuit, alors je ne l'ai pas vu très souvent.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Je veux dire, pourquoi vous avez emménagez ici ?

Il soupire et je l'entends bouger dans son lit. Je me couche sur le côté et active le haut-parleur en laissant mon téléphone sur l'oreiller. Si je ferme les yeux, je pourrais croire qu'il est là.

— Certaines choses se sont compliquées. Le passé nous a rattrapé. Il fallait que j'éloigne Kyle de tout ça.

— Kyle ? Ton frère ?

— Ouais.

— Il ne l'a pas mal pris ? Quitter tous ses amis à seize ans, ça ne doit pas être simple.

— Il n'a pas eu le choix. C'est justement à cause de ces amis qu'il a fallu que je prenne cette décision.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Mauvaises fréquentations. Il a commencé à faire des conneries. De plus en plus graves. Avec un frère flic, c'était un peu un défi pour lui. J'ai peut-être mal agit en le protégeant au début.

Je ne dis rien, pour retenir les questions qui me brûlent la langue. Il n'a sans doute pas envie de parler de tout ça, je ne veux pas le forcer. Il faut y aller doucement. Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander où sont leurs parents. Pourquoi est-il seul pour s'occuper de son frère ?

— Parles-moi de toi, il reprend. Je ne sais rien de Tess Malone.

Je souris et tripote un fil qui dépasse de ma couverture.

— Que veux-tu savoir ? Je suis une fille sans grand intérêt.

Il émet une sorte de grognement.

— Permet-moi d'en douter. Tu m'as dévoilé pas mal de choses qui ont beaucoup d'intérêt pour moi.

Je me sens devenir rouge.

— Drew..., je gémis en me cachant derrière mes mains.

Il se moque de moi et je crois qu'il bouge à nouveau.

— Ok. On revient à quelque chose de plus sérieux. Tu sais que j'ai un frère et un chien qui vivent avec moi. Quelqu'un vit avec vous mademoiselle Malone ?

sa voix vibre à travers le téléphone et mes cuisses se resserrent instinctivement. 

— Tu interroges toujours tes suspects sur ce ton-là ?

Il rit avec un léger grognement.

— Ce ton-là est réservé pour d'autres occasions. Vous n'êtes pas un suspect pour l'instant mademoiselle Malone.

S'il continu à m'appeler comme ça, avec cette voix suave qui coule comme du miel à travers les haut-parleur, je vais m'enflammer toute seule dans mon lit.

— Je vis seule, je lui réponds presque dans un chuchotement.

Cet aveu me rappelle que je suis effectivement totalement seule. Sans aucune famille. Je repousse la tristesse le plus loin possible pour l'instant.

— Tu as de la famille ici ?

— Non. Ni ici, ni ailleurs, je soupire lourdement et reprend d'une voix plus triste. Mes parents sont morts, je n'avais personne d'autre.

— Merde, je l'entends marmonner. Je suis désolé, Tess.

Je ne saurais pas vraiment l'expliquer, mais la façon dont il le dit ne m'énerve pas comme toutes les autres personnes qui me disent qu'ils sont désolés pour moi. Peut-être parce qu'il n'y a pas cette note de pitié dans sa voix. Il n'a pas pitié de moi, il semble juste sincèrement désolé d'avoir évoqué ce sujet.

— Mon père est mort il y a presque deux ans. 

— Et ta mère ?

— Quand j'avais onze ans. Elle avait un cancer.

— Je suis désolé.

— Tu l'as déjà dit.

— Mais ce n'est pas pour la même raison cette fois.

— Ah non ?

Il soupire doucement. Je prends un coussin et le serre entre mes bras. J'ai besoin que quelqu'un me tienne dans ses bras, mais je suis totalement seule. Je n'ai que la voix de Drew pour me consoler.

— Je suis désolé de ne pas avoir été là. Et je suis désolé de ne pas pouvoir te prendre dans mes bras.

Un sourire s'immisce sur mes lèvres. A croire qu'il lit dans les pensées, même à distance. 

— Tu le feras la prochaine fois, je souffle plus comme une question qu'une affirmation.

— Si tu me laisse faire, je n'aurais pas de honte à en abuser.

Je glousse, les yeux fermés, imaginant qu'il est là, avec moi, qu'il me tient contre lui.

— Tu travailles demain ?

— Non. Toi ?

— Non.

— D'accord.

— D'accord, je répète avec un sourire.

Nous restons tous les deux silencieux. Les minutes s'écoulent et je n'écoute que sa respiration, lente et régulière.

— Tess ?

— Mmm ?

— Tu dors ?

— Non.

— D'accord.

Je souris, les yeux toujours fermés.

— D'accord, je souffle en retour. 

— J'ai l'impression d'avoir seize ans.

— Je ne crois pas que les garçons de seize ans passent leur soirée à discuter au téléphone avec des filles.

— Je crois que si.

— Ils ne doivent pas avoir beaucoup de choses à se dire.

— Peut-être qu'ils ne parlent pas.

— Vous avez les idées très mal placées monsieur... c'est quoi ton nom déjà ?

— Jacobs. Je n'en reviens pas que tu ne le sache pas !

— Je n'ai jamais eu besoin de le savoir jusqu'à maintenant.

— Tu as couché avec moi, sans même connaitre mon nom ?

— Tu étais « l'ami de Jules », ça m'a suffi.

— J'ai un peu l'impression d'être un objet tout à coup.

Je ris et serre mon coussin un peu plus fort, comme si c'était lui.

— Alors dites-moi, monsieur Drew Jacobs. Que se diraient des ados de seize ans à notre place ?

— Ils se lamenteraient sur leurs journées interminables de cours, leurs profs incompétents, et imagineraient sans doute leur avenir ensemble à l'université.

— Tu n'es pas allé à l'université, toi.

— Ah ! Tu as quand même fait ton enquête sur moi ?

Je me sens rougir, bien que je n'ai pas spécialement posé des questions à son sujet, j'ai tout de même retenu les informations que Sophia m'a confié. 

— Non. C'est Sophia qui a dû le mentionner.

— Mais tu as retenu l'information.

Je grogne mais suis interrompue par un bâillement.

— Excuse-moi.

— Tu devrais dormir.

— C'est bon, je peux encore tenir quelques minutes.

Je ris et me couche sur le dos.

— Je crois que tu vas t'endormir au téléphone.

— Peut-être.

Il bâille à nouveau.

— Je vais te laisser dormir.

— D'accord, il marmonne sans raccrocher.

— D'accord.

Je ne raccroche pas non plus. J'écoute sa respiration, mon coussin encore serré contre ma poitrine.

— Tess ?

— Oui ?

— Bonne nuit.

— Bonne nuit.

Je me laisse aller dans les profondeurs de mes pensées pour y trouver le sommeil. Je crois que c'est la meilleure conversation que j'ai eue avec Drew. J'entends son souffle devenir plus lourd, mais je ne raccroche toujours pas. Confortablement installée dans mon lit, je m'endors en imaginant qu'il est juste à côté de moi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top