Comme on se retrouve




Dans le Café de Jenna où je travaille, la fréquentation est régulière. Il y a les habitués, les étudiants qui passent de temps à autres, les personnes âgées qui ont bien des choses à nous raconter et les vacanciers qui viennent tous les ans à la même période. Ceux-là, je ne les connais pas encore très bien. Je ne travaille ici que depuis un peu plus d'un an maintenant. Les mêmes vacanciers que l'année précédente viennent les uns après les autres. De plus en plus nombreux. La haute saison commence. L'école va prendre fin dans quelques jours pour les vacances et les voyageurs vont venir remplir la salle. Le travail va être pénible, long, mais enrichissant. J'ai hâte d'acquérir assez d'expérience pour ouvrir mon propre établissement. Je ne ferais pas concurrence à Jenna et Frédéric. Ils ont été tellement gentilles avec moi et face à eux et leurs habitués, je n'ai aucune chance. Je comblerais plutôt ce qu'ils ne peuvent plus assurer. Frédéric est bien âgé maintenant. Cela fait quelques années d'après Jenna, qu'ils ont arrêté le service du soir. Ils ne font plus que le matin et le midi, et ferment à dix-sept heure. Plus de dîner. Même si cela leur manque, ils ne sont pas déçus de pouvoir se reposer et profiter de la belle ville où ils ont grandi, se sont mariés et vivent depuis toujours. Une belle ville au pied des montagnes. La ville dans laquelle je vis maintenant.

J'entre dans le café après avoir servi un couple en terrasse. Même si les températures sont loin des 30°C que l'on peut avoir en été, personne ne boude le plaisir de prendre un café au soleil, entouré de neige. J'en ai même vu certains qui reste sous les flocons pour prendre leur chocolat chaud. Ils doivent vivre à Los Angeles toute l'année, ou dans le désert du Nevada. Ce doit être pour ça qu'ils profitent de la neige autant qu'ils peuvent quand ils viennent ici.

— La table douze demande l'addition, m'informe Sarah, une lycéenne qui travaille avec nous le weekend et pendant les vacances.

Un coup de main que je ne regrette pas. Surtout avec la haute saison qui approche. Je vais à la caisse et sors mon calepin pour faire la facture de la table douze. Des habitués. Je leur ramène l'addition avec un large sourire, ils me laissent toujours un pourboire deux fois le montant de leur facture.

— Comment étaient vos vacances, Tess ? me demande madame Johnson de sa voix légèrement éraillée.

Je lui souris le plus joyeusement que je sois capable.

— Très bien. Mais c'était il y a un mois déjà.

Elle rit pendant que son mari dépose l'argent dans la coupelle sur leur table.

— Je perds la raison parfois. Je me fais trop vieille.

— Mais étrangement, elle n'oublie jamais mes frasques, me confie son mari.

Elle agite la main et se lève. Son mari l'aide à mettre son manteau, et ils partent tous les deux, main dans la main. Je les regarde souvent en me demandant comment ils font pour être toujours aussi amoureux après autant d'années. Ça me parait inconcevable de nos jours. Les gens se quittent et se mettent ensemble sans raison parfois.

— Tess ?

Je récupère l'argent sur la table et m'empresse de rejoindre le comptoir où m'attend Jenna, l'air contrarié.

Ses cheveux grisonnants sont repoussés en arrière dans une tresse qui lui tombe jusqu'au bas du dos. Elle est fine et son visage pointu est toujours enjoué, sauf aujourd'hui.

— Qu'est-ce qui se passe ?

Je mets l'argent de la facture dans la caisse et le pourboire dans le pot commun.

— On a un problème.

Les sourcils froncés, j'attends qu'elle s'explique. Je la vois compter sur ses doigts, puis regarder une liste.

— Quel genre de problème, Jenna ?

Elle soupire et lève des yeux implorants vers moi.

— J'ai fait une bêtise, elle gémit en secouant la tête.

Je ne dis rien en attendant qu'elle s'explique. Jenna ne fait jamais de bêtise. Elle gère tout d'une main de maître, sans faux pas, sans accro, et guide tout le monde tel un chef d'orchestre. Sans elle, ce café aurait déjà coulé depuis bien longtemps.

— J'ai fait un nouvel accord avec le commissariat.

— C'est une très bonne nouvelle. C'est que ce tu voulais, non ?

Elle soupire et secoue la tête.

Pendant plusieurs mois, Jenna m'a parlé de l'accord qu'elle voulait passer avec la municipalité pour fournir des déjeuners aux officiers de police de la ville. Un budget non négligeable quand on sait que la plupart d'entre eux viennent jusqu'au café quand ils le peuvent.

— Oui, Tess. C'est ce que je voulais. Mais je n'ai pas réfléchi qu'il me faudrait quelqu'un pour tout transporter d'ici, jusqu'au commissariat.

— Ce n'est pas très loin. Que faut-il ramener ?

Elle me saisit par le poignet et me ramène dans les cuisines. Trois grosses caisses remplies de sandwichs et de salades à emporter attendent qu'on les ramène à destination.

— Oh.

— Oui, c'est exactement ça. Oh.

Elle soupire à nouveau et je me demande si elle n'est pas au bord de l'épuisement. Jenna travaille tous les jours ici, je crois qu'elle n'a jamais pris un jour de repos. Elle aime ce qu'elle fait mais elle n'a plus vingt ans. Le stress, le travail, elle ne peut plus tout gérer aussi facilement qu'avant.

— Je vais ramener tout ça. Sarah pourra gérer la salle pendant que je gère... ça, je dis en faisant un geste circulaire du plat de la main vers les trois caisses.

— Oh, Tess, tu es un ange. La camionnette est derrière.

Elle me tapote le bras et s'en va. Pendant quelques secondes je me demande si elle n'a pas fait exprès pour que je me dévoue. Peu importe, il faut bien que quelqu'un le fasse.

Dix minutes m'ont été nécessaires pour transporter les trois caisses, une à une, jusqu'à la petite camionnette à l'arrière du café. Ensuite, il m'a fallu vingt minutes, et l'aide de Frédéric pour comprendre comment démarrer. Cette voiture est de l'ancienne époque. Très ancienne. Elle date sans doute du jour où ils ont ouvert leur café il y a cinquante ans. La camionnette démarre avec un bruit semblable à une explosion et je roule le plus prudemment possible jusqu'au commissariat à trois pâtés de maison de là. Juste en face de la grande place et du parc. Je ne vais pas souvent à l'église, mais je fais tout de même une petite prière pour que la camionnette redémarre sans encombre tout à l'heure. Sous le soleil de la fin de matinée, je sors du véhicule d'une autre époque et ouvre les portes. J'aurais dû prendre mon manteau avec moi. Le vent froid me glace jusqu'aux os.

Je sors la première caisse avec peine et la monte jusqu'au haut des cinq marches qui mènent à l'entrée du commissariat. Une fois à la porte, je la pousse du pied et me précipite à l'intérieur avant qu'elle ne se referme dans ma figure.

— Bonjour, je dis entre mes dents avant de laisser la caisse s'écraser sur le comptoir d'accueil.

Le jeune homme en face de moi me regarde avec des yeux écarquillés. Je repousse une mèche de cheveux brun qui me tombe dans les yeux et lui souris.

— Le déjeuner, j'annonce en montrant la caisse.

Il fronce les sourcils. Ok...

— Je travaille au Café de Jenna. Je dois vous apporter le déjeuner, donc le voilà. Il y a encore deux caisses dans la camionnette si quelqu'un est assez gentil pour venir m'aider, ça serait super.

La lumière semble s'être allumé dans sa tête alors qu'il m'adresse un large sourire.

— Oh ! Oui, bien sûr !

Il bondit sur ses pieds et fait le tour du comptoir.

— Restez ici, je vais chercher les caisses restantes. Vous pouvez même entrer, je pense qu'ils meurent tous de faim là-dedans.

Je fixe la porte qui nous sépare du « là-dedans » que je suppose être le reste du commissariat.

— Allons-y !

Je reprends la caisse et passe la porte. La grande salle révèle quelques bureaux et d'autres portes. Au fond, je repère un coin qui ressemble à une cuisine et sans m'arrêter je fonce tout droit avant que mes mains ne lâchent. La caisse atterris sur le comptoir avec fracas, juste à côté d'une cafetière plus vieille que celle du Café et un réfrigérateur.

— Attention, faites de la place, s'exclame l'officier qui était derrière le comptoir, en arrivant derrière moi.

Je m'écarte pour lui laisser la place et vois qu'il n'a qu'une caisse. Derrière lui, un autre officier ramène la dernière caisse. Mon cœur fait un bon vertigineux et j'ai soudain envie de partir en courant.

— Bouges tes fesses, Palmer ! s'exclame Drew pour que l'officier qui était derrière le comptoir d'accueil se pousse.

Drew laisse tomber la caisse à côté des deux autres et lève enfin les yeux. Vers moi. Ses grands yeux verts que je n'arrive pas à oublier.

Cela fait presque un mois que je ne l'ai pas vu. Un mois que je me contente du souvenir de nos ébats quand nous étions en vacances avec nos amis. Cela fait un mois que je résiste à l'envie de l'appeler, juste pour entendre sa voix. Un mois que je me demande s'il a changé d'avis. Quand il m'a ramené chez moi après cette semaine de vacances, et qu'il m'a dit qu'il changerait de stratégie pour que je tombe amoureuse de lui, je ne pensais pas que sa stratégie constituerait à m'ignorer. Nous nous sommes vus au dîner chez Sophia et Jules. Nous avons ris et discuté de tout et de rien, mais ensuite, nous ne nous sommes pas revus.

Ethan m'a appelé après ça, pour me dire qu'il était lui aussi revenu de ses vacances. Mais nous n'avons partagé qu'un déjeuner entre deux de ses rendez-vous. Il m'a dit que dans quelques temps, il sera plus apte à gérer son emploi du temps à son nouveau poste de directeur marketing. J'ai eu envie de lui demander pourquoi il cherche à me séduire s'il n'en a pas le temps. Et puis je me suis rendue compte que ça ne servait à rien. J'ai juste laissé faire le temps et nous nous appelons de temps à autres en se promettant de s'organiser un dîner. C'est tout. Drew en revanche, je ne l'ai pas appelé. Et il ne m'a pas appelé non plus. J'ai plusieurs fois été sur le point d'appuyer sur la touche d'appel sans jamais le faire.

— Salut, il dit avec son léger sourire en coin.

J'ai envie de le gifler et de l'embrasser.

— Salut, je réponds d'une voix à peine audible.

C'est la première fois que je le vois en uniforme et je dois avouer qu'Elise avait raison. C'est chaud. Mon imagination part dans tous les sens. Je me souviens du jour où il a utilisé ses menottes pour m'attacher et un long frisson me parcourt de la tête aux pieds.

Rapidement, sans que je ne les vois venir, tous les autres officiers viennent s'agglutiner autour des caisses pour se servir. Je ne vois plus Drew derrière le flot d'hommes et de femmes en uniforme qui viennent assouvir leur besoin de nourriture. Une main ferme m'attrape soudain par le coude et me tire à l'écart.

— Ne jamais rester entre des flics et leur nourriture, me dit Drew sur le ton de l'humour.

Je lisse mécaniquement mon tablier violet et repousse mes cheveux en arrière. Drew observe chacun de mes gestes.

— Comment tu vas ?

Je lève les yeux vers lui et hésite à lui répondre.

Je vais bien...

Tu me manques...

Pourquoi tu ne m'as pas appelé...

Pourquoi je ne t'ai pas appelé...

— Bien, je réponds finalement. Et toi ?

— Maintenant ça va.

Je fronce les sourcils et m'apprête à lui demander plus d'explications, mais Palmer arrive et tend un sandwich sous son nez.

— Ah, merci.

— Tu fais connaissance avec la livreuse ? il plaisante en m'adressant un clin d'oeil.

— Non. Je la connais déjà.

Je peux entendre les sous-entendus dans sa voix. Il me connait bien plus que Palmer ne peut s'en douter.

— Et tu l'as gardée cachée tout ce temps ? il s'insurge en donnant une tape dans l'épaule de Drew.

Ce dernier grogne et lui adresse un regard meurtrier. Palmer rit un peu moins et bascule d'un pied à l'autre.

— Palmer, je te présente Tess. Tess voici Palmer, le réceptionniste.

A la façon dont il insiste sur le dernier mot, je pressens que c'est un sujet de discorde. Et quand Palmer le foudroie du regard, j'en ai la confirmation.

— Pas la peine de l'impressionner, lui dit Drew, tu n'es pas son genre.

Palmer me dévisage et je n'ai soudainement plus envie d'être ici. Plus du tout.

— Euh... je dois retourner travailler.

Je commence à partir vers la sortie mais Drew me rattrape.

— Tess, attends.

— Quelqu'un viendra récupérer les caisses tout à l'heure, je lui dis sans m'arrêter.

— Tess.

Cette fois sa voix gronde dans sa gorge et j'en ai des frissons. Je m'arrête immédiatement, sans savoir pourquoi. Il m'oblige à me tourner vers lui en tirant sur mon bras, et en voyant son visage sombre et ses yeux brillants, je n'ose plus bouger. Je sais que le moindre mouvement ne sera qu'un pas de plus vers lui. Vers ses lèvres. Vers ses mains. Vers son corps. Et toutes les parties qui ont fait vibrer le mien.

Drew me regarde intensément, ouvre la bouche mais la referme. Il semble réfléchir encore quelques secondes, puis regarde autour de lui avant de me regarder à nouveau. Nous sommes en plein milieu du commissariat, la moitié de ses collègues nous regardent.

— Je t'appelle plus tard. D'accord ?

Il prend ma main pour que je le regarde dans les yeux.

— D'accord, je souffle avant qu'il me laisse partir.

Les nerfs à vif, je me précipite vers la sortie, manquant de bousculer quelques personnes sur mon passage, et m'enferme dans la vieille camionnette de Frédéric. J'ai du mal à savoir si je suis contente de l'avoir revu, ou déçue de ne pas lui avoir parlé plus longtemps. Je n'étais pas vraiment triste de ne pas avoir de ses nouvelles, mais on ne peut pas dire que j'en été réjouie non plus. Le revoir ici, sans prévenir, bien que j'aurais pu m'en douter, m'a juste ouvert les yeux. Il me manque mais j'ignore comment les choses doivent évoluer.

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