L'annonce







Le soleil qui passe à travers la vitre du café derrière Jenna m'éblouit. Il est prêt de quinze heure et il me reste trois heures à traîner ici, servir les clients avec le sourire, avant de pouvoir rentrer chez moi, dans mon petit appartement du centre-ville. Tous les jeudis, c'est la même chose. Jenna, la femme la plus gentille et aimante que je connaisse, me rappelle que je dois rester plus tard demain pour l'inventaire, et comme j'ai commencé des études en mathématiques et que j'ai quelques notions de gestion, je l'aide pour la comptabilité. J'ai arrêté mes études après la mort de mon père, et je suis venue ici pour prendre un nouveau départ. J'ai abandonnée l'idée de faire des chiffres une part de ma vie future et j'ai pris le premier job qui m'est tombé sous la main. Jenna et son mari Frédéric, tiennent ce café depuis près de trente ans et embauchent principalement des étudiants pour les aider, mais pour moi, ils ont fait une exception. Je n'ai pas vraiment eu à les supplier, Jenna était plus que ravie que je veuille travailler pour de bon avec eux. Devoir embaucher une personne différente presque tous les ans commençait à la fatiguer, et d'après ses propres aveux, elle se fait trop vieille pour se soucier de cela.

— Tu sais que tu es la perle rare que nous attendions ?

Je baisse les yeux à cause du soleil et souris. Je n'ai jamais été la perle rare de qui que ce soit à part celle de mes parents. Mais ils sont morts tous les deux et maintenant je n'ai plus personne. Enfin je n'avais plus personne jusqu'à Sophia. Elle passe ici tous les mardis, et j'ai pu voir, depuis les treize mois que je suis ici, comment elle et Jules se sont lentement tombés dans les bras l'un de l'autre. Soph n'arrête pas de me dire que c'est grâce à moi, mais je n'y crois pas trop. Je n'ai fait que lui montrer ce qu'elle ne voulait pas voir ou avait peur de voir. Jules lui faisait la cour depuis un moment et quand je suis arrivée, la première fois que je les ai vu tous les deux, j'ai tout de suite cru qu'ils étaient ensembles. Finalement ce n'est que trois mois plus tard qu'elle a fini par me croire, et accepter de tenter sa chance avec Jules.

— Je suis heureuse de vous avoir rencontré, vous et Frédéric, j'avoue à Jenna.

Elle se déplace pour aller de l'autre côté du comptoir, à mon plus grand soulagement, et je peux à nouveau la regarder sans être éblouie par le halo de lumière qui transperce la vitrine. Elle m'adresse ce sourire tendre qui me rappelle celui de ma mère. J'ai toujours du mal à ne pas avoir cette douleur au cœur qui me rappelle la souffrance de sa disparition.

— Pas autant que nous, crois-moi.

Elle tapote mon épaule et s'en va vers la petite salle qui nous sépare de la cuisine. La cloche au-dessus de la porte retentit, signal que quelqu'un vient d'entrer.

— Bienvenue au café... Sophia ?

Ma voix est montée dans les aiguës en la reconnaissant. La belle rouquine qui est devenue ma meilleure amie, m'adresse un large sourire, les yeux pétillants. Elle vient m'annoncer une bonne nouvelle, de quoi égayer ma journée ? Elle est forcément ici pour me dire quelque chose, elle ne vient que le mardi, toujours à la même heure, réglée comme une horloge.

Je fais le tour du comptoir pour la rejoindre et sans prévenir elle me serre dans ses bras. Sa nouvelle doit être vraiment géniale pour qu'elle soit si enthousiaste.

— Mais qu'est-ce que tu fais là ? je demande en plissant les yeux d'un air soupçonneux.

— J'ai une proposition à te faire, me dit-elle en me relâchant. Et aussi quelque chose à t'annoncer.

Je pince les lèvres et lui montre une des tables vides pour qu'elle s'installe. Il n'y a pas encore beaucoup de monde, le rush n'est que dans une heure, je peux me permettre de m'asseoir avec elle quelques minutes.

— Je t'écoute, dis-je en m'installant en face d'elle.

Son large sourire ne la quitte pas. La dernière fois qu'elle était comme ça, c'est quand elle est venue me raconter son premier vrai rendez-vous avec Jules. Et rien que de la voir aussi joyeuse, ça me rend joyeuse. Cette fille sait vous faire communiquer ses émotions.

— Je voulais que tu sois la première à le savoir, mais je pense que Jules l'a déjà dit à ses amis.

Je plisse les yeux. Ne me dites pas qu'elle est enceinte ! Elle me parlait de bébé la semaine dernière, c'était une façon de me préparer à la nouvelle ? J'attends patiemment qu'elle se décide, elle gigote sur sa chaise tant elle est nerveuse et j'ai envie de lui lancer un seau d'eau froide à la figure pour qu'elle se calme.

— Soph, parles ! Qu'est-ce qu'il y a ?

Elle inspire une grande bouffée d'air puis brandit fièrement sa main gauche devant moi, me montrant la bague qui trône sur son annulaire et reflète les rayons du soleil.

— Oh mon dieu ! Il ne s'est pas moqué de toi !

Je prends sa main pour observer la bague d'un peu plus prêt. C'est un simple solitaire entouré de petites pierres bleues, sans doute pour rappeler les yeux de Sophia.

— Pourquoi tu n'as pas l'air plus surprise que ça ?

Elle ne gigote plus tout à coup et son sourire s'est atténué. Je lui adresse une grimace d'excuse et elle retire sa main de la mienne.

— Tess ? me gronde-t-elle.

— Jules m'en avait parlé, avoué-je avec une grimace. Tu comprends, il voulait être certain que tu dirais oui, et comme tu me dis presque tout, il est venu me voir.

Elle éclate de rire à ma plus grande surprise. Je regarde autour de nous, les quelques clients qui nous entourent la regarde avec l'air de la prendre pour une folle. Je n'aime pas être le centre de l'attention alors forcément, je sens mes joues se colorer un peu vite.

— Oh vous êtes géniaux tous les deux.

Elle essuie une larme qui menace de dévaler sa joue et se reprend.

— Tu ne m'en veux pas de te l'avoir caché tout ce temps ?

Elle reprend ma main toujours posée sur la table.

— Bien sûr que non. Je t'en aurais voulu si tu m'en avais parlé. Attends. Qu'est-ce que tu veux dire par tout ce temps ?

Je me pince les lèvres. Oh la boulette ! Elle fronce les sourcils et m'accorde ce regard sévère qui veut dire « crache le morceau ».

— Il m'en a parlé il y a deux mois environ.

Elle se décompose à nouveau.

— Deux mois ? Mais qu'est-ce qu'il a fait pendant tout ce temps ?

Je hausse les épaules. J'avoue que j'avais fini par croire qu'il avait changé d'avis. Sophia tourne légèrement la tête sur le côté, l'air de réfléchir à quelque chose.

— Je comprends mieux maintenant, marmonne-t-elle en se tournant à nouveau vers moi. Il a passé ces deux mois à préparer tout ça. Qu'est-ce qu'il peut être maniaque parfois.

— Préparer quoi ?

Elle soupire et sourit.

— En fait, ça me ramène à ma proposition, et je tiens à te dire qu'un « non » n'est pas acceptable.

Je recule sur ma chaise, commençant à craindre le pire.

— Je te préviens, si tu veux me demander d'être ta demoiselle d'honneur pour ton mariage, je refuse catégoriquement de me trimbaler avec une robe bouffante rose bonbon.

Elle éclate de rire, attirant à nouveau l'attention des autres clients.

— Comme si c'était mon genre. Mais ce n'est pas de ça que je veux te parler. Pour ça on a encore le temps.

Je commence à m'impatienter.

— Alors c'est quoi cette proposition ? je demande un peu nerveusement.

— Jules a prévu une semaine dans un chalet à la montagne, à trois heures d'ici, pour fêter nos fiançailles. Je veux que tu viennes avec nous.

Je la fixe sans réagir. Il est où le piège ? Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire pendant une semaine ? Et pourquoi suis-je invitée à célébrer ça avec eux ? Ce n'est pas quelque chose qui se fête juste entre eux ? Dans un lit ?

— S'il te plait, insiste mon amie comme une enfant qui veut un bonbon.

— Mais... pourquoi ? demandé-je dubitative.

— Tu es ma seule amie. Et Jules a invité les siens. Ça ne fait pas beaucoup, avec toi on sera six. Je veux vraiment que tu viennes.

Ça y est, j'ai droit au regard de chien battu. Sophia Gallager : reine de la manipulation émotionnelle.

— Il nous invite tous pendant une semaine dans un chalet pour fêter vos fiançailles ?

Elle hoche vigoureusement la tête puis m'adresse un regard suppliant. Et bien maintenant je comprends mieux pourquoi il lui a fallu deux mois pour préparer tout ça. Jules aime faire les choses en grand.

— Il faut que je demande si je peux me libérer, je ne peux pas partir comme ça pendant une semaine.

D'un bond, Sophia se lève et va vers le comptoir. Je n'avais pas remarqué que Jenna était revenue. Elle se plante devant elle et tout ce que je vois c'est Jenna lui adresser un large sourire. Je les rejoins en tripotant le bord de mon tablier, me préparant à demander à Jenna un énorme service. Je sais qu'elle pourrait se passer de moi juste une semaine, mais elle est tellement gentille que j'hésite à lui demander. Parce que même si ça tombait la plus mauvaise semaine qui soit elle me dirait quand même oui.

— Bonjour Sophia, mais qu'est-ce que tu fais ici aujourd'hui ?

Ah, je ne suis pas la seule à être perturbée quand les gens viennent à l'improviste, même si nous sommes dans un café. Les habitudes ça ne se change pas comme ça.

Comme un flic qui brandille sa plaque pour justifier son entrée sur une scène de crime, Sophia brandille sa main sous le nez de Jenna qui pousse un petit cri de joie et fait le tour du comptoir pour venir prendre mon amie dans ses bras. Jenna, c'est un peu la tante de tout le monde ici. Je crois que personne ne peut la détester.

— Je suis vraiment contente pour toi ma belle, toutes mes félicitations.

Elle lui tapote le dos puis la relâche, un large sourire sur le visage.

— Et j'ai une faveur à vous demander, Jenna.

La vieille dame lui adresse un regard plein d'espoir.

— Mais bien sûr, je t'écoute.

— Tess a besoin d'une semaine de vacances.

J'écarquille les yeux, sentant ma mâchoire tomber sous l'effet du choc. Comment ose-t-elle demander des congés pour moi ? Et devant moi en plus ? Je suis capable de le faire moi-même !

— Sophia ! je siffle entre mes dents.

Jenna a l'air un peu embarrassée. Son regard passe de Sophia à moi avant que son sourire ne se décrispe.

— Vous n'êtes pas obligée, Jenna, interviens-je, je sais qu'il y a beaucoup de travail ici.

— Non, il n'y a pas de problème, Tess.

Elle pose une main sur mon épaule et la serre doucement.

— Tu n'as pas pris une seule semaine de vacances depuis que tu es ici. Tu as largement mérité celle-ci. On pourra très bien se passer de toi quelques jours. Et je t'ai déjà dit de prendre un peu de vacances avant la grande saison.

Du coin de l'œil je vois le sourire de Sophia s'agrandir, comme si c'était possible, mais je me sens un peu coupable d'abandonner Jenna pour toute une semaine.

— Vous êtes certaine ? Je peux très bien me contenter de quelques jours.

Elle secoue la tête et pointe un doigt vers moi.

— Non, tu as amplement mérité une semaine de vacances.

Je me pince les lèvres, toujours pas convaincue. Elle me sourit chaleureusement et s'en va vers une table pour resservir du café. J'en profite pour fusiller Sophia du regard.

— Quoi ? s'étonne-t-elle avec son air innocent.

— Tu n'avais pas à faire ça, grogné-je.

Elle hausse les épaules.

— Excuse-moi. Je suis trop contente pour me sentir coupable.

Le regard noir que je lui adresse n'est sans doute pas aussi effrayant que j'aimerais qu'il le soit.

— Et bien maintenant que tu m'as dans tes filets, expliques-moi comment vont se passer ces vacances.

Elle sautille sur place. Son enthousiasme est contagieux. J'en oublierais presque que je vais devoir passer une semaine avec des gens que je ne connais pas, isolée dans un chalet à trois heures d'ici.

— On viendra te chercher samedi, après ton service. Tu finis toujours à treize heure ?

Je hoche la tête et croise les bras en attendant la suite.

— Jules a fait venir son ami, Drew, alors il voyagera avec nous. Elise et Stuart nous rejoindrons au chalet.

Stuart est un ami de Jules. Je l'ai vu quelque fois, toujours avec Elise sa fiancée. Ces deux-là sont inséparables, charmants et discrets. Un couple qu'on envie, comme Jules et Sophia. Moi et deux couples ? Pour toute une semaine ? Je ne dirais pas que le célibat me dérange, je m'en sors très bien toute seule, mais entourée de deux couples pendant toute une semaine ? Je vais faire quoi moi ?

— Tu veux dire que je serais entourée de couples ? Je sens que la semaine va être longue.

— Mais non ! Il y aura Drew. Tu ne seras pas la seule célibataire et je te promets qu'on ne fera pas que des trucs de couples.

Un rire m'échappe. Comme si la grande romantique qu'elle est pouvait se retenir. Mais bon, je crois que je n'ai pas le choix, puisqu'elle s'est déjà arrangée pour que je puisse partir.

— Bon, d'accord. Mais je te préviens, je déteste le ski.

Elle pince les lèvres et penche la tête sur son épaule.

— Tu feras de la luge, suggère-t-elle d'une voix plus aiguë.

Je grogne et secoue la tête. Je ne peux rien lui refuser. Je suis fille unique et j'ai toujours voulu avoir un frère ou une sœur. Quand ma mère a eu son cancer, je n'avais que dix ans. Elle s'est battue pendant cinq ans et ensuite j'ai vécu seule avec mon père jusqu'à ce qu'il me laisse à son tour. Je n'avais vraiment plus personne dans ma vie avant de rencontrer Sophia. Alors j'ai tendance à tout lui céder. Comme si elle était ma petite sœur.

— Si je reste cloîtrée dans ma chambre, ne t'avise pas de me demander pourquoi, la préviens-je en pointant un doigt dans sa direction. Maintenant excuse-moi, j'ai un travail qui m'attend.

Elle s'accroche à mon cou et écrase ses lèvres sur ma joue.

— T'es la meilleure amie au monde. Je viendrais avec Jules et Drew à quatorze heure samedi.

Je hoche la tête et essaye de garder un air contrarié, mais échoue lamentablement quand elle m'adresse son grand sourire de gamine le matin de noël.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top