Chapitre 39 Yakim

– Tu en penses quoi, Yak?

Je redresse la tête pour regarder Cédrick qui attend visiblement une réponse de ma part. Je me contente d'un haussement d'épaule alors qu'une forte odeur de pourriture et de mort me parvient aux narines.

– Qu'est-ce que tu veux que je te dise? Je ne suis pas un bon analyseur. Si tu veux parler d'hypothèse avec quelqu'un, adresses-toi à Clara.

– Ne soit pas si modeste, Yak, soupire mon supérieur en secouant la tête. Et cette petite doit être en ce moment-même en réunion avec les autres Invis.

Et il dit ça sur un ton flasque comme si je ne le savais pas.

Bon. C'est vrai qu'il ignore que c'est moi qui ai donné l'idée à Clara, mais le big boss l'a crié si fort en partant qu'il faudrait être sourd pour ne pas le savoir. Je suis presque sûr que n'importe qui dans le quartier aurait pu l'entendre s'il l'avait hurlé à l'extérieur.

Heureusement que la plupart des policiers ignorent ce que le nom Invis veut dire.

Ils doivent penser qu'il s'agit d'un code dont ils ignorent le véritable sens.

Je sais en revanche qu'il y a quelques simples humains qui savent ce que ça signifie.

Comme Jeffrey.

Il a été adopté par une famille d'Intès, donc il connait notre magie jusqu'à un certain point.

Lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois, il m'avait abordé en me parlant de fleur. J'avais compris une seconde en retard qu'il n'avait pas sorti des noms au hasard. C'était précisément chaque fleur qui représentait chaque clan des marqués.

Très astucieux.

Quiconque entendant cette conversation, ou ignorant ce que veut vraiment dire son interlocuteur, penserait qu'il cherche soit à offrir une fleur soit à en cultiver. À l'inverse, si c'est quelqu'un qui parle précisément de ses fleurs une part derrière l'autres, dans l'ordre croissant ou décroissant de la hiérarchie des pouvoirs, à un marqué, on peut en déduire que la personne face à nous connait notre existence et veut se renseigner sur le clan, dont en fait partie. À ce moment-là, je m'étais contenté de lui dire que j'aimais bien l'amaryllis. Jeffrey avait compris, car je ne m'étais attardé sur rien d'autre.

J'ai su à cet instant même que je pouvais lui faire confiance... et c'est comme ça que nous sommes devenus des partenaires soudés. Il est bien le seul (parmi mes collègues que je respecte), à l'exception de Cédrick, avec qui je me plais à travailler.

D'ailleurs, Jeffrey est debout à côté de moi, alors que nous nous tenons droit comme des piquets. L'inspecteur Tim se tient à côté de Cédrick, son carnet et son stylo en main.

Je n'ai jamais su, jusqu'à récemment, qu'il est un démarqué et qui plus est, un parent éloigné de Cédrick. La grand-mère de l'inspecteur était la cousine du grand-père du représentant des Forès.

– Tu n'as même pas un avis, me questionne de nouveau mon supérieur.

Je pousse un soupir en me frottant le nez, alors que Jeffrey tente de retenir son sourire.

– Le café de Ted Kennedy était un endroit où beaucoup de marqué et de démarqué aimaient relaxer pendant leur pause, car le boss et ses employés étaient eux-mêmes l'un ou l'autre, ai-je commencé à contre-cœur. La possibilité que l'un des nombreux clients soit le meurtrier, ou un acolyte de celui-ci est grande... Et il est presque sûr que celui-ci est un marqué, enfin... je dirais à au moins quatre-vingt-dix pour cent. De plus, il y a une forte possibilité qu'ils soient au minimum deux. Un qui analyse et planifie les coups, l'autre qui met en pratique leurs intentions. C'est assez courant comme méthode. Le cerveau des deux utilise un compte anonyme pour envoyer des menaces, le second fait la basse besogne, celle de tuer. Nous savons, avec la compilation des décès qu'il y a fort à parier que les Invis sont les cibles. Du moins, pour l'instant.

– C'est bien beau tout ça, dit tout de suite l'inspecteur Tim, après que j'aie terminé, en tapant son stylo contre son carnet, observant l'intérieur du café et le papier blanc sur le parquet carreler qui indique la position des cadavres. Mais tout ça ne nous avance à rien. Il nous serait beaucoup trop long de questionner chaque client qui a mis le pied ici au minimum une fois.

– D'ailleurs, ajoute Jeffrey en indiquant d'un signe de main tout ce qui nous entoure. L'assassin ou son acolyte n'ont peut-être pas été enregistrer dans la liste des clients et ça, s'ils en avaient utilisé une... et comme Yak et moi venions souvent ici lors de nos pauses, nous savons qu'ils n'en utilisaient pas. Et puis, comme je l'ai dit, si ça avait été le cas, ça ne veut pas dire qu'il ou qu'ils ont acheté quelque chose, il ou ils ont peut-être simplement passé dans le coin.

Cédrick hoche la tête tout en fronçant les sourcils.

– Nous ne voyons rien qui peut nous aider, dis-je en me passant une main dans les cheveux. Mais Clara pourrait peut-être découvrir quelque chose.

Je dis surtout ça pour que je puisse sortir rapidement de cet endroit qui sent encore le cadavre.

Cédrick pousse un long soupir et s'apprête à dire quelque chose, mais l'inspecteur le devance.

– Nous ne devrions pas...

Le représentant des Forès lève la main pour couper court ce que notre collègue allait dire.

– Cette petite connait déjà beaucoup plus que ce que quelqu'un hors de la police devrait connaitre. Nous aider à voir l'invisible ne changera pas grand-chose pour elle. Elle y ait déjà impliqué jusqu'au cou. Comme tu le suggères, Yak, cette petite pourrait bien voir ce qui nous échappe... de même que Richard et Victor pourraient tenter d'entendre quelque chose.

L'inspecteur claque sa langue en signe de désapprobation, alors que je hoche la tête, les narines frémissantes à cause de la puanteur.

– Je vais tout de suite envoyer un texto à Clara, dis-je en sortant mon cellulaire d'une des poches de mon uniforme. Comme ça, après leur réunion, elle nous rejoindra... et peut-être Victor et le big boss aussi.

Jeffrey me jette un coup d'œil avant de sourire, alors que j'envoie le message.

– Quoi, lui ai-je demandé en fronçant les sourcils.

– Rien, dit-il, alors que son sourire s'accentue d'une drôle de manière. C'est juste que c'est la première fois que je te vois aussi confiant dans les capacités de quelqu'un d'autre que toi-même.

– Elle est une Invis qui voit l'invisible, c'est tout.

L'expression qu'il eut me laisse croire qu'il doute fort de cette simplicité.

– Tu n'arrêtes pas de me parler d'elle depuis ce matin. Tu crois vraiment que je vais gober ça?

Je grimace, ce qui fait rire mon collègue.

– Yak, Yak, Yak, dit Jeffrey en s'esclaffant. Tu me prends pour un imbécile? Elle est la seule personne dont tu peux parler pendant des heures. Maintenant, tout le monde au poste sait que tu craques pour les vilaines filles.

– Quoi, me suis-je exclamé en regardant nos deux autres collègues qui surveillent à l'extérieur du café, alors que Cédrick et l'inspecteur Tim continuent de chercher un quelconque indice. Tu plaisantes, j'espère!

– Quand est-ce que je t'ai déjà tourné en bourrique?

Mon visage outré le fait éclaté franchement de rire et je peux même entendre les deux autres rigolés au dehors. Lorsque je tourne de nouveau mon attention vers eux, ils jouent du coude pour se faire taire l'un l'autre. Une chaleur ridicule me monte aux joues et je serre les poings pour ne pas tout détruire autour de nous. C'est bien la première fois que les autres se livrent contre moi pour me taquiner sans craindre ma réaction en retour. Il faut croire que je ne les effraie plus autant simplement en sachant que je m'intéresse à une devochka.

– Vous avez fini, oui, me suis-je exclamé alors qu'ils ne peuvent pas s'empêcher de ricaner.

Le timbre de ma voix, moins rude et dure que ce que j'aurais voulu, ne semble plus les impressionner. Je grimace en étant mécontent de ce changement. J'aime savoir que les autres me craignent... mais maintenant, le gros dur qu'ils voyaient en moi semble être devenu un gros nounours plus du tout effrayant.

À moins qu'ils se soient simplement habitués à mon caractère.

– Allons Yak, ne prend pas la mouche, dit Jeffrey en me donnant une bourrasque qui ne me fait pas bouger d'un millimètre. Ceux qui connaissent ta jolie Clara de près ou de loin disent que c'est une chouette fille.

– Elle n'est pas que chouette, elle est, ai-je commencé avant de réaliser que j'allais encore trop parler d'elle.

Elle est devenue un poison mortel dans mon esprit. Une chose qui se propage et s'intensifie de minute en minute au point que je n'arrive même plus à penser convenablement à autre chose. Chaque fois que je ne fais rien de mes mains, que je n'ai pas une idée fixe en tête, son visage m'apparait. Chacune de ses expressions, chacun de ses mots qui me laissent perplexe de mes propres émotions, chaque timbre de sa voix, tantôt espiègle, tantôt froide, curieuse ou hésitante. Elle est comme une drogue avec une odeur qui m'enivre et qui me pousse à en vouloir plus... et qu'une fois que j'y ai gouté, je ne peux plus m'en passer.

Un véritable calvaire.

C'est exactement ça l'amour. Une apocalypse qui détruit peu à peu le serdtse et la prichina au point de rendre l'individu complètement durak... surtout si cette personne accepte sans hésiter les pires défauts que peuvent posséder l'être humain.

Je pousse un soupir en tentant de chasse l'image de son sourire et de ses yeux moqueurs.

– Jeffrey?

– Ouais?

– Tu n'aurais pas un antidote à mon problème?

Mon collègue pouffe de rire alors que je reçois un message. Mon traitre de cœur ratte un battement, alors que le texto de Clara est d'une banalité quelque peu... exaspérante. Je grogne sans réfléchir, puis fus mécontent de ma propre réaction ridicule.

– Je suis curieux de voir comment tu vas réagir en la voyant arriver, dit Jeffrey en jetant un coup d'œil au message.

– Trêve de bavardage inutile, nous sermonne l'inspecteur Tim en fronçant les sourcils. Vous devriez plutôt chercher au lieu de rester planté comme des arbres.

– S'ils sont des arbres, il est vital qu'ils restent plantés, dit Clara avec un léger sourire, alors qu'elle arrive avec Victor et le big boss.

Mon cœur fait encore des siennes, alors qu'elle marche vers moi, puis me prend doucement les mains.

– Comment c'est passé ta journée, me demande Clara en plongeant ses magnifique et troublant yeux bleu nuit dans les miens.

– Il n'arrêtait pas de rêvasser ou de parler de toi, lui répond Jeffrey en souriant avant même que j'aille pu ouvrir la bouche.

– C'est faux, me suis-je exclamé rapidement, alors que Victor lève les yeux au ciel et que le big boss secoue la tête avec un léger sourire.

– Menteur, réplique Clara en plissant les yeux, visiblement pour essayer de me décrypter. Yakim Cohen, lorsque vous mentez, vous détournez le regard et c'est exactement ce que vous venez de faire.

Je grimace et la regarde, alors que ses lèvres cerises eurent un spasme, comme si elle allait sourire, mais se ravisait à la dernière seconde.

– Moi aussi, j'ai pensé à toi toute la journée, me dit la jolie devochka avec une expression énigmatique tout en se dressant sur la pointe des pieds.

Je me penche légèrement vers elle en lui caressant la joue.

– C'est vrai, lui ai-je demandé tout bas, alors que mon regard dérive inconsciemment vers ses lèvres.

– Non, marmonne Clara avec un sérieux si soudain que ça me déboussole. J'avais... trop de chose en tête pour penser à toi... toute la journée... je... c'était chargée.

Mon cœur en mange un méchant coup, comme si quelqu'un s'était amusé à le tordre dans tous les sens. Je l'observe, m'attendant à ce qu'elle dise qu'elle plaisante, mais à la place, la jolie doch se dégage de moi, l'expression si sombre que je crains qu'elle se perde dans les ténèbres de son esprit.

– J'ai... trop de chose à résoudre, précise Clara avec un sourire forcé, alors qu'elle observe chaque petit recoin du café comme si elle se remémorait le temps où elle y travaillait... ignorant complètement à quel point ses mots me tourmentent.

Qu'est-ce que j'avais espéré? Qu'elle perde son temps à penser à moi-même pendant une microseconde?

Durak!

Elle est encore une étudiante! Elle a des travaux à faire en plus du bazar qui se passe dans sa vie et parmi les Invis! Au moindre moment, c'est elle qui pourrait finir en brochette!

Rien qu'à cette idée, mon cœur se serre.

Il n'est pas question que d'autres meurtres surviennent... surtout pas elle.

Je me jetterai en travers du chemin de cette ordure s'il ose un peu trop s'approcher d'elle!

Mais le problème... c'est que j'ignore s'il y a réellement des gens de confiance autour de nous.

Cédrick suspecte que c'est quelqu'un de notre entourage... mais je ne vois pas du tout qui ça pourrait être.

Ce n'est pas comme s'il y avait beaucoup de monde que Clara et moi connaissons en commun, et cela, sans que nous le sachions vraiment. Elle s'entoure d'ordinaire d'assez peu de personne, et moi je me tiens toujours à l'écart des autres... à quelque exception près.

– Il y a quelque chose de bizarre, dit Clara en fronçant les sourcils tout en fixant le comptoir. Vous ne vous en êtes même pas rendu compte? Et ça se dit policier.

Elle s'avance et pointe une tache qui me semble être de l'huile.

– Il n'y a pas de quoi fouetter un chat, grogne l'inspecteur Tim en tapant son stylo sur son carnet. Ce n'est qu'une tache.

Clara secoue la tête avant de prendre un sachet de café qui traine encore dans un panier tressé, entre les deux caisses. Nous nous approchons plus près d'elle, alors que la jolie dévochka étale les petits grains sur le comptoir. Clara va chercher de l'eau chaude, de l'autre côté où travail d'ordinaire des caissiers, et elle le fait couler sur les grains.

– On peut savoir ce que tu fais, lui demande Cédrick en fronçant les sourcils.

– Chut, a-t-elle fait alors que l'eau et le café se mélangent et s'étalent comme un lac sur le comptoir.

À la grande surprise de tous, la boisson chaude commence à se tasser pour former des petites lettres.

O. U. Ï. R. É. S

– Qu... mais, bredouille l'inspecteur, incrédule. Comment?

– J'ignore qui des deux a eu le temps, mais il y avait de l'huile à cet endroit, nous explique Clara en pointant les lettres. Même si c'était sèche, le comptoir restait gras. L'eau a simplement émoustillé la nature de l'huile à son contacte. Après un certain temps, les deux se sépare, l'huile étant plus légère que l'eau.

– Et le café, la questionne Jeffrey en la regardant avec admiration. C'était pour quoi faire?

– Pour voir ce qui s'y cache, imbécile, dit-elle amicalement en lui donnant une pichenotte sur le front.

Celui-ci eut un sourire et je tente de masquer avec difficulté mon mécontentement.

Clara me jette un coup d'œil avant de m'envoyer l'un de ses sourires carnassiers qui me perturbe à chaque fois, comme si tout ce manège avait été calculer exprès pour me rendre jaloux. La jolie doch se dirige vers moi, puis enlace mon bras en observant les autres.

– Alors, dit Clara en penchant la tête sur le côté. Suis-je admise dans l'équipe?

Victor et le big boss eurent un sourire, alors que Cédrick soupire et que l'inspecteur prend en note le nouvel indice... qui n'en est peut-être même pas un...

– J'ai l'intention de retourner à la case de départ, ajoute Clara avant de me regarder. Demain, après mes cours, je vous rejoindrai à l'ancienne maison de mes grands-parents. Il y a peut-être quelque chose d'utile là-bas.


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