Novembre 1931

C'était une matinée froide et maussade de novembre, et les passants avaient désertés les rues, préférant le confort de leur maison.
Cependant, dans un jardin publique exposé au vent, un petit groupe d'enfants jouaient, sous l'étroite surveillance d'une grande femme au teint bilieux. Seul un enfant ne jouait pas; il était assis sur le banc le plus éloigné et il fixait un garçonnet qui jouait non loin de là avec intensité. Le petit ne cessait de tomber, sans raison apparente, et chacune de ses chutes étiraient davantage le sourire du garçon qui le regardait. Les sourires de Tom étaient rares, et ils étaient souvent occasionnés par le résultat des quelques tours qu'il jouait aux résidents de l'orphelinat, et l'on avait jamais entendu son rire. De même, le petit parlait très peu et, quand il le faisait, on ressentait un malaise indescriptible, comme s'il connaissait la moindre de nos pensées.
Tom continua son manège tant et si bien que lorsque la femme leur signala qu'il était temps de rentrer, le pauvre garçon avait les genoux en sang, ce qui lui valut les regards furieux de son accompagnatrice. Le petit garçon se dirigea vers le brun, et déclara à travers ses larmes qu'il lui donnerait son harmonica. Tom eut un sourire satisfait, et, durant le laps de temps que dura le trajet de retour, le garçon ne tomba pas une seule fois; bien que la justice de Tom soit assez arbitraire, il la respectait toujours.

***

"Tom, venez ici."

Le petit garçon détourna les yeux de la vitre, où il suivait le trajet des gouttes de pluies, et les posa sur la directrice qui l'avait interpellé.

"Oui, madame ?"

"Venez voir, Tom. Il paraît que vous refusez les tâches que l'on vous a assigné ?"

"C'est possible, madame."

"Et je peux savoir pourquoi ?"

Tom serra les lèvres, qui furent réduites à une ligne blanche.

"Très bien. Tu veux jouer les fortes têtes ?"

Le petit garçon soutint son regard, le visage fermé. La directrice eut un sourire cruel.

"Eh bien, Tom, mon garçon, je n'ai d'autres choix que de vous punir. Vous passerez la nuit dans le réduit."

Les yeux de Tom s'arrondirent, mais il s'efforça de garder une expression neutre. Il serra d'avantages les poings, qui laissèrent de profondes marques rouges dans ses paumes. Il ne voulait pas se retrouver à nouveau dans le placard étroit, qui lui donnait la sensation d'étouffer. Mais en voyant la lueur de triomphe au fond des yeux la directrice, il hocha sobrement la tête et se dirigea à nouveau vers la fenêtre.

"Je ne crois pas que vous ayez bien compris. Votre punition commence maintenant. Vous verrez, d'ici demain, vous serez très heureux de prendre part aux tâches ménagères de cet établissement. Je vous rend service, mon garçon, ils ne seront pas si indulgent, au collège, il va vous falloir rentrer dans le moule."

Tom serra plus fortement les poings. Justement, il avait hâte d'y être, au collège. Il ne verrait ainsi plus qu'occasionnellement sa tête de merlan. Il suivit la directrice jusqu'à une porte en bois sur laquelle était marqué "chambre de détention", ce qui était un bien grand mot pour désigner le petit cagibi sans fenêtre, qui avait était le lieu de bon nombre de crises de larmes. Le petit garçon y entra en baissant la tête, et s'assit sur le lit au matelas dur, dont les ressorts grincèrent sous son poids.

"Eh bien, si vous vous décidez à vous montrer raisonnable, mon garçon, nous nous verrons demain matin. Si ce n'est pas le cas... Et bien, il serait fort probable que ce lieu devienne votre nouvelle chambre à coucher."

Et elle referma la porte, plongeant la pièce dans le noir complet.

Le petit garçon ferma les paupières avec force, tentant de calmer sa respiration, qui s'était nettement accélérée. Il détestait lorsqu'il faisait noir, cela l'empêchait de tout planifier, de prévoir ce qui allait lui arriver. Il laissa les émotions affluer sur son visage, chose qu'il ne s'autorisait jamais. Le masque de froideur qu'il s'efforçait de garder l'avait toujours protégé du monde alentour. Il ne pouvait montrer sa peur. Mais dans l'obscurité, il perdait le contrôle, il s'imaginait toujours que quelque chose l'observait, et que contrairement aux autres, elle savait parfaitement interpréter ses pensée, et que, telle une bête féroce, elle se délectait de sa peur. Tom laissa échapper un sanglot de terreur en entendant un bruit de l'autre côté de la cloison, qui se révéla être celui des pas d'un commis. Il serra avec force la couverture qui bordait le lit, et, à sa grande surprise, elle se mit à briller, comme si une multitude de lucioles y avaient été enfermées. La lueur bleutée de la couverture éclairait faiblement la pièce alentour, qui ne semblait plus du tout menaçante, mais inoffensive. Tom s'allongea sur le lit grinçant avec précaution, craignant que la couverture ne s'éteigne brusquement, et se mit à contempler le plafond marbré de moisissures. Il laissa ses pensées dériver, et, comme à son habitude, il pensa à ses parents. On lui avait dit que sa mère était morte en lui donnant la vie, ce qu'il trouvait absurde. Il ne comprenait pas comment l'on pouvait sacrifier sa vie pour celle d'une petite chose braillarde. Personne, en revanche, n'avait jamais vu son père. Tom se l'imaginait parfois, grand, fort, le cherchant désespérément lui et sa mère.

Le samedi des visites, il s'arrangeait toujours pour faire le ménage près de la salle où les proches des enfants pouvait leur rendre visite, espérant le trouver, mais il ne s'était jamais montré. D'ailleurs, rares étaient les enfants qui avaient encore de la famille. Ceux qui en avaient étaient considérés et admirés, comme s'ils étaient de sang royal. Ils recevaient quantités de cadeaux, mais surtout, c'était les seuls à recevoir des marques d'attention. Ici, on les logeait et les nourrissait, juste ce qu'il fallait pour que les enfants survivent, mais c'était tout. Les gens de l'orphelinat les aidaient par devoir, et parce qu'ils recevaient une subvention de l'état pour le faire, point à la ligne. Tom n'était qu'un enfant parmi une multitude d'autres, et la directrice n'aurait même pas su son nom s'il s'était montré un tant soit peu docile. Parfois, il se demandait ce que serait sa vie après l'orphelinat. Son monde se limitait au square d'en face, à l'orphelinat et à Greenbay, une petite plage encerclée par des falaises noires et pointues où ils se rendaient chaque été. Il désirait la liberté autant qu'il la craignait. A part son intelligence qu'il savait bien au dessus de la moyenne et ses qualités de persuasions, il n'était qu'un orphelin sans le sous. Ses possession, qu'il gardaient jalousement enfermées dans une boîte à biscuit en métal se limitaient à l'harmonica que Denis lui avait "donné", à un caramel qu'un autre garçon avait laissé tomber d'une de ses poches et à un peigne à grosse dents.

Il n'était bon qu'à ramasser les miettes des autres. Il méritait plus ! Les autres n'étaient que de petits idiots arrogants. Tout en cherchant un moyen d'obtenir le nouveau yo-yo du grand qui avait une jambe plus courte que l'autre, il s'endormit, sa couverture râpeuse serrée contre lui. Petit à petit, la lueur de la couverture s'éteignit. Pour la première fois depuis des mois, Tom n'avait pas peur.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top