V. Le meilleur est à venir

   Deux heures se sont écoulées depuis que je j'ai laissé ce fameux message sur son répondeur, lorsque, déprimé de n'avoir aucune réponse, j'entends des coups à la porte. Je saute sur mes jambes, soudain gonflé à bloc, et fonce vers l'entrée pour aller ouvrir à mon visiteur.

   Je manque de tomber à la renverse au moment où je comprends que c'est Ayron qui me fait face. Cela dit, il a mauvaise mine, par rapport à la dernière fois.

   Sans la moindre question, je le laisse entrer, en faisant signe à Sunny de regagner son panier, elle qui est toujours folle au moindre inconnu dans l'appartement. Étrangement, elle ne se met pas à aboyer, et reste bien sagement assise dans un coin, la tête penchée et suivant du regard le jeune homme qui vient d'arriver. Je me demande quelle mouche l'a piquée.

   Ayron me fait un sourire fatigué tout en posant une main sur mon épaule, me provocant une bonne dizaine de frissons dans le dos.

« Je suis désolé de ne pas avoir répondu à ton message... J'ai vu que tu avais essayé de m'appeler mais... » Il pousse un soupir, et lâche devant mon air interrogateur :

« Dispute de famille. »

   Trois petits mots qui, étrangement, expliquent tout. Je passe une main réconfortante dans son dos, et lui dis :

« Ça arrive même aux meilleurs. D'ailleurs, dans mon message, je te proposais d'aller dîner avec moi. Ça te tente ? Cela te permettra peut-être d'oublier ce mauvais moment... »

   Il m'offre un sourire éblouissant qui suffit largement à faire taire toutes mes craintes.

   Je n'ai jamais vu un restaurant aussi rempli. Des dizaines de serveurs déambulent partout à la vitesse de l'éclair, slalomant entre les tables bondées, et transportant des piles d'assiettes qui s'élèvent comme des tours en perpétuelle vacillation. Les clients, eux, se retournent à notre passage, nous dévisageant comme si nous étions des phénomènes de foire.

   Je me sens terriblement intimidé ici. Est-ce que je dois faire remarquer à Ayron que je n'aurais jamais les moyens de manger ne serait-ce qu'une bouchée de pain dans ce restaurant ? Je suis sûr qu'un simple petit pois coûte trente euros.

   Comme pour me rassurer, le jeune homme passe un bras innocent autour de ma taille, un discret sourire aux lèvres. Je pousse un petit soupir, satisfait de ce contact réconfortant, tandis qu'il me conduit jusqu'à une table isolée dans un coin, et qui semble bien plus chic que les autres. Je pense avec amusement que c'est finalement lui qui m'invite, et non l'inverse, comme c'était prévu au départ.

   Nous nous asseyons autour de la table, et un serveur vient vers nous.

« Bonjour, Monsieur Lecompte. Votre père ne m'a pas prévenu que vous veniez manger, sinon soyez assuré que j'aurais apprêté votre table et...

- Ce n'est rien, lâche Ayron en se massant le front, visiblement fatigué de l'attitude des gens à son égard.

- Et qui est ce jeune homme qui vous accompagne ? Un ami ? Un collègue de votre père ? »

   Je me crispe sur ma chaise, appréhendant sa réponse et maudissant l'indiscrétion de ce serveur.

« Non, c'est mon futur mari. »

   J'écarquille les yeux au maximum, alors que mon cœur fait un bond phénoménal qui me donne la sensation qu'il est allé se loger dans mon œsophage. Est-ce que c'est une sorte d'hallucination auditive, ou une autre bêtise de ce genre ?

   A voir la tête effarée et livide du serveur, je doute que ce soit le cas. Ou alors c'est une hallucination auditive collective. De mieux en mieux.

« Votre... Votre... Mais...

- Vous avez très bien entendu. Maintenant, vous pouvez apporter le menu, s'il vous plaît ? » insiste Ayron, en regardant notre interlocuteur droit dans les yeux. Celui-ci déglutit, puis fuit vers les cuisines, ne sachant ni comment réagir, ni quoi répondre.

   Juste après le départ du serveur, Ayron part dans un fou rire impossible à contrôler.

« Désolé pour ça, dit-il entre deux éclats de rire, mais c'était trop tentant ! Oh mon dieu, je n'oublierai jamais cette tête ! »

   Je rigole doucement, amusé de son comportement enfantin.

   Une fois calmé, il me sourit tendrement tout en essuyant ses larmes de rire.

« Je parie qu'il est en train d'appeler mon père, dit-il en faisant une moue songeuse en direction de la cuisine. Mais je m'en moque. Il a assez dirigé ma vie comme ça. »

   Ces paroles font monter en moi une drôle de fierté mal placée, qui me fait poser une main sur son avant-bras avec un sourire clairement heureux. Je suis fou de joie qu'il ait tenu tête à son père rien que pour moi. Est-ce que c'est si mal ?

   Ayron m'offre une paire d'yeux bleus scintillant comme des étoiles, sûrement reconnaissant du contact que je viens de lui offrir, puisque qu'il attrape ma main et noue ses doigts aux miens. 

   Je rougis légèrement et laisse échapper par mégarde un petit soupir de bien-être, comme si j'avais attendu ça avec impatience.

   Le serveur finit par revenir avec le menu dans les mains, toujours un peu pâle, et visiblement profondément gêné par nos mains liées sur la table, à la vue de tous les clients du restaurant qui commencent d'ailleurs à chuchoter.

   Nous commandons notre repas - sans décrocher nos mains qui semblent être liées pour l'éternité - et discutons tranquillement le temps que le serveur revienne avec les plats. J'apprends ainsi beaucoup de choses sur lui que j'ignorais jusque-là, ou que j'avais oublié à cause de l'alcool. 

   Les plats arrivent, et nous mangeons tranquillement, tout en continuant notre conversation. De temps en temps, Ayron effleure mon bras ou ma cuisse, un léger sourire aux lèvres, pour partager la tendresse du moment. Je me félicite inconsciemment d'avoir eu le courage de l'appeler, et de l'inviter à dîner. Au moins maintenant, je suis certain de ce que je ressens pour lui, sans aucun doute.

   Nous nous levons d'un commun accord, et c'est mains liées que nous quittons le restaurant, le sourire aux lèvres et le cœur en fête. Cette fois, je suis certain de ne pas oublier cette soirée. Pas question qu'une seule miette disparaisse de mes souvenirs.

   Ayron me raccompagne jusqu'à mon appartement, et là, juste devant la porte sombre de mon appartement où tout a commencé, je fais la chose la plus folle de ma vie : j'attrape son bras pour l'attirer vers moi, et plaque mes lèvres contre les siennes. Il répond presque aussitôt, avidement, en m'enlaçant comme le trésor le plus précieux de l'Univers. Et je peux jurer que c'est le meilleur baiser que j'ai jamais échangé.

   Entre deux baisers, je souffle tendrement :

« Le meilleur est à venir. »

   Il hoche rapidement la tête avec un sourire malicieux aux lèvres, avant de me pousser à l'intérieur de l'appartement, tout en plongeant son visage dans mon cou.

« Le meilleur est à venir ! »

FIN

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