IV. Allô maman bobo

   Ça fait déjà une bonne heure que j'ai terminé tout ce que j'avais à faire. Le repas est prêt et attend tranquillement dans le four, la gamelle de Sunny est remplie, mes cours sont opérationnels, ma douche a été prise... Au point que je me demande pourquoi j'ai pris la peine de courir sur le chemin de mon immeuble.

   Affalé sur une chaise, je somnole tranquillement, souhaitant qu'on me laisse un petit moment pour souffler, au moins une fois depuis samedi dernier. Avant cette soirée, je menais une petite vie toute tranquille, terriblement ennuyeuse, c'est vrai, mais tranquille tout de même. Maintenant, toutes mes convictions, ce que je pensais acquis, mes résignations, tout s'est envolé. Mon petit quotidien paisible a volé en éclats à la seconde où j'ai croisé ses yeux, j'en suis persuadé. Et je n'arrête pas de me torturer avec cette histoire, parce que je suis incapable de déterminer ce que je ressens réellement pour Ayron. Une simple attirance ? Ou plus que ça ? 

   Et c'est reparti pour un tour. Ces questionnements n'en finissent jamais... C'est une boucle infernale, que je soupçonne d'être prolongée indéfiniment tant que je n'aurais pas trouvé la réponse recherchée.

   Avisant mon téléphone portable qui repose tranquillement sur la table à ma gauche, je repense aux paroles d'Anthony.

« Tu devrais en parler à ta mère. Elle a toujours été très douée dans ce domaine. »

   Dois-je écouter son conseil ? Je sais qu'il ne veut que mon bien, mais je ne pense pas être capable de lui obéir. Ma mère... Si je l'appelle, je devrais faire face à sa maladie. Mesurer toute l'ampleur du problème, subir la douleur que me procure l'impression de n'avoir jamais existé pour elle... Souffrir, encore et toujours.

   Je souffle brusquement, pour me donner du courage, et c'est sans réfléchir davantage que j'appuie sur le bouton " Appeler ".

   Avant de réaliser ce que je viens de faire, quelqu'un décroche à l'autre bout de la ligne.

« Maison de retraite du Tournesol, j'écoute ?

- Je... Euh...

- Oui ? »

   J'inspire un grand coup, rassemblant toutes mes forces : plus question de faire marche arrière maintenant.

« Je souhaiterais parler à la patiente de la chambre 110, s'il vous plaît.

- Oh, Monsieur Martinez ! Ça faisait longtemps que vous n'aviez pas appelé ! s'exclame la réceptionniste au bout de la ligne. Marie est dans le parc, je vais vous la passer.

- Dans le parc ? je demande, essayant maladroitement de faire la conversation, pour oublier mon angoisse.

- Oui ! Elle adore s'y promener.

- Ah. »

   Je ne sais même pas comment je fais pour réussir à aligner trois mots sans bafouiller. Et cette peur croissante qui me donne la boule au ventre ne m'aide en rien à calmer le tremblement de ma main qui tient le téléphone. Enfin, après ce qui me semble à la fois une heure et une demi seconde, j'entends la voix de ma mère à travers l'appareil.

« Allô ? »

    Je me sens bizarrement ému, sur le coup. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point elle m'avait manquée... Rien qu'entendre sa voix me fait du bien. Je pense presque être capable d'oublier mes craintes.

« Allô, maman ? C'est moi, Ethan, dis-je avec un naturel que je ne me connais pas.

- Ethan... Rappelle-moi, qui es-tu ? » demande-t-elle avec méfiance.

   Je me mords violemment la lèvre, les larmes envahissant mes yeux sans que je ne m'y sois préparé. Je crois que cet appel vient d'ouvrir les vannes que je tentais de garder fermées depuis si longtemps.

« Ton fils, maman. Ton fils, Ethan, aux cheveux indomptables et à la timidité maladive héritée de papa.

- Mon fils ?! J'ai un fils ? Mais Wallace et moi avons à peine vingt ans... N'est-ce pas ? »

   Je sens l'hésitation dans sa voix. Oh maman, comme j'aimerais que tout redevienne comme avant. Avant la mort de papa, avant la découverte de ta maladie, avant le départ de Sarah... On retrouverait notre petite maison campagnarde, nos repas en famille, notre bonheur qui semblait ne jamais pouvoir s'éteindre...

   Mais ce n'était pas le cas, bien sûr. Toutes les bonne choses ont une fin, j'en ai peur.

« Oui. Mais ne nous attardons pas là-dessus, réponds-je en essuyant mes joues parsemées de larmes, comment vas-tu ? J'aurais besoin de tes conseils avisés...

- Hum, pas trop mal, je crois. Mais j'ai encore perdu mes trucs là...

- Tes trucs ?

- Oui, ces machins qu'on se met sur le nez pour mieux voir. Ronds...

- Oh, tes lunettes ? Tu as regardé dans ta chambre ? dis-je en essayant d'ignorer la dure réalité, à savoir que ses symptômes se sont aggravés. Elle doit être entre le stade cinq et six, à présent. Je sais ce que cela signifie, mais il est hors de question que j'y pense.

- J'ai une chambre ? Où se trouve-t-elle ? demande ma mère, coupant court à mes pensées.

- Ce n'est pas important. J'ai vraiment besoin de tes conseils, tu veux bien m'aider ?

- Oui, bien sûr. Si ça concerne l'amour, je peux faire des miracles, mais autrement je ne peux rien faire pour toi. 

- Parfait. Alors voilà, je suis gay, je ne sais pas si tu te rappelles, c'est vrai que je te l'ai dis il y a longtemps..., commencé-je prudemment, pas sûr de sa réaction.

- Mhmmm, je crois que je m'en souviens. Et donc ?

- Eh bien, c'est une longue histoire... Pour faire simple, j'ai rencontré un jeune homme dans un bar, et je n'arrive pas à savoir ce que je ressens pour lui... Il a mis ma vie sans dessus dessous, je ne sais plus ce que je dois faire..., je confie en sentant la boule dans mon estomac se défaire lentement.

- Je vois. Pour commencer, quelle est la première chose que tu te dis quand tu le vois ?

- Qu'il a de beaux yeux. De magnifiques yeux. Et qu'il sent bon aussi... Un mélange de savon et de caramel. Oh, et qu'il a vraiment de superbes cheveux noirs. Bon d'accord, qu'il est beau tout court. Il m'intimide aussi beaucoup. A côté de lui, j'ai l'impression d'être une flaque de boue, ou une tâche de chocolat sur un tee-shirt blanc. Mais en même temps, il me fait me sentir bien. J'ai l'impression d'être à ma place près de lui, il me fait rire et je sens cette drôle de chaleur qui se propage en moi à chaque fois qu'il me fait un sourire tendre. »

   Un long silence se met à planer, si bien que je me sens soudainement fou d'inquiétude. A-t-elle eu un malaise ? Ou un quelconque problème ? Puis finalement, un immense éclat de rire retentit à l'autre bout du fil.

« Et tu te poses encore des questions ? Invite-le à dîner, et arrête de te torturer l'esprit, idiot ! »

   Sur le coup, j'en ai le souffle coupé.

« Mais...

- Pas de " mais " ! Appelle-le maintenant, ou je viens te forcer à le faire moi-même ! Tu es tellement aspergé d'amour que je le sens d'ici ! Allez, fonce. A plus ! Et t'auras intérêt à tout me raconter !

- Hey mais- »  CLIC !

   Ah d'accord. Je rêve ou elle vient de me raccrocher au nez ?!

Je me laisse tomber sur ma chaise ( que je ne me souviens pas avoir quittée ) et regarde Sunny avec une tête de déterré.

« Bon, la bonne nouvelle c'est que j'ai survécu à cet appel... Elle était plus lucide que la dernière fois, autrement dit, j'ai vécu pire. La mauvaise... C'est que son conseil s'est résumé à " invite-le à dîner ". Comme si c'était aussi simple... »

Sunny me lance ce qui semble être un regard agacé, et elle pense si fort sa phrase que je parviens à l'entendre :

« Tu ne sais que te plaindre ? Bouge-toi un peu, ta mère a parfaitement raison ! Marre de te voir déprimer à longueur de journée ! S'il faut partager l'appartement pour que tu sois un peu plus énergique, j'accepte volontiers ! »

   Hum, d'accord, elle est peut-être un peu moins violente. Enfin, toujours est-il qu'elle a raison.

   J'attrape mon téléphone, compose le numéro de Ayron - quand l'ai-je donc appris par cœur ? - et attends tranquillement qu'il décroche. C'est un peu surpris que je tombe sur son répondeur - et pas par le fait qu'il ne réponde pas, mais plus à cause du dit répondeur :

« Si vous êtes un garçon nommé Ethan, laissez un message, sinon vous vous êtes trompé de numéro. Celui de mon père est 02 ** ** ** **. Cordialement. »

   Je n'arrive pas à savoir comment interpréter ça... Est-ce que ça signifie qu'il est aussi seul que moi ? Que personne ne peut le contacter, à part un garçon rencontré dans un bar et encore à moitié inconnu ? Ou est-ce que c'est parce qu'il attend uniquement un appel venant de moi, et de personne d'autre ? Difficile de le savoir. 

« Heyyy, salut c'est Ethan ! Je... Hum, je voulais savoir si ça te dirait de... Dîner quelque part ? Avec moi ? Disons, au café-restaurant du coin de la rue ? A moins que tu n'aies une meilleure idée ? Enfin, si tu es d'accord, bien sûr... Hem, voilà c'est tout. Rappelle-moi dès que tu peux ! »

   J'aimerais qu'on m'explique où je vais puiser ce courage, parce que là je ne comprends pas. Avant de laisser ce message, j'avais l'impression que mon cœur allait se décrocher, mais quand j'ai commencé à parler, tout m'a semblé plus simple. Comme s'il était juste en face de moi, et que nous parlions de la pluie et du beau temps.

   Je pousse un lourd soupir en me laissant tomber comme si mon corps était soudain devenu trop lourd à porter pour mes jambes. Je m'écrase superbement au sol, sous le nez de ma chienne, qui doit décidément se demander ce qui cloche chez moi, et reste allongé comme ça, roulé en boule, tel un petit animal meurtri, attendant impatiemment l'appel d'une personne chère...

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