III. Un barman a toujours des oreilles ( et des yeux ) partout
Je passe la porte si familière du bar non moins familier du bout de la rue. J'ai attendu toute la journée de pouvoir me précipiter ici pour trouver les réponses tant attendues. Anthony, le barman - et le gérant du bar - est un ami de longue date, que je connais depuis le collège. Entre lui et moi, il y a eu beaucoup de choses. De l'amitié, de la haine, de la tristesse, des secrets... Et de l'amour. Il a été mon premier petit ami, pendant un temps, c'est d'ailleurs grâce à lui que j'ai compris et accepté que j'étais gay.
Aujourd'hui, je le considère simplement comme mon frère. Toujours là pour moi, capable d'interpréter chacune de mes mimiques, et de prévoir ce que je vais dire ou faire à l'avance. Je sais qu'il m'aidera si je lui demande de me raconter la soirée de samedi.
L'intérieur du bar est presque complètement vide, mais commence tout de même à se remplir doucement ( la faute à la fin de journée ). A mesure que j'avance dans le bar, des millions de souvenirs de samedi m'assaillent, sans me laisser un instant pour souffler. Dès que la vague d'images se calme, je m'approche du comptoir - où Anthony est train d'essuyer des verres en sifflotant - et l'interpelle.
« Ethan ! Comment ça va mon pote ? s'écrie-t-il en me tapant l'épaule, un grand sourire aux lèvres.
- Tu sais qu'on s'est vus samedi, quand même ? dis-je avec amusement.
- Bah oui, mais j'ai bien le droit de savoir comment tu vas, non ? s'exclame-t-il, faussement outré. Sinon, qu'est-ce qui t'amène ? Quelque chose me dit que tu n'es pas venu pour picoler et rencontrer des mecs sexy. »
Je lève les yeux au ciel, avec tout de même un petit sourire au coin des lèvres. J'ai toujours adoré nos échanges complices, on dirait presque que nous nous connaissons depuis la naissance.
« En effet. J'ai besoin que tu m'expliques précisément ce qui s'est passé samedi soir.
- Ne me dis pas que t'as encore trop forcé sur l'alcool !? Je t'avais pourtant dit d'être raisonnable, pour ne pas recréer la situation de la dernière fois ! Tu m'avais promis ! Rahhh, qu'est-ce que je vais faire de toi ?! crie-t-il en faisant de grands gestes avec les bras, exaspéré.
- Eh ! Cette fois, ce n'était pas voulu ! Je devais être tellement plongé dans la conversation que je n'ai pas fait gaffe... Ça arrive ! J'ai juste besoin de savoir s'il ne s'est pas passé quelque chose avec la personne qui m'accompagnait...
- Hum... Tu parles de ce fils à papa ? grommelle mon ami, visiblement toujours frustré par cette histoire de perte de mémoire.
- Fils à papa ? je demande avec des yeux ronds.
- Ouais. C'est le fils du Maire de la ville. Tu ne savais pas ?
- Euh non. Mais ce n'est pas la question. Est-ce que tu as remarqué un truc bizarre ? Ou est-ce que j'ai fait un de ces trucs embarrassants dont j'ai le secret ? »
Anthony met un moment à répondre, apparemment très concentré sur l'essuyage d'un verre à pied particulièrement volumineux.
« Deuxième option. » Je m'attrape les cheveux à deux mains en poussant un cri de détresse. Je le savais ! Qu'est-ce que j'ai encore bien pu faire ? Pauvre de moi...
« Mais c'était plutôt bizarre, maintenant que j'y pense. Je te connais assez bien pour savoir que tes " trucs embarrassants " ne sont pas de l'acabit de celui de samedi, d'habitude. », continue-t-il, pensif.
⟨⟨ C'est pas vrai... Mais qu'est-ce que j'ai bien pu faire ? ⟩⟩
« Crache le morceau, 'Tony ! Cette angoisse va me tuer...
- Ben, ça faisait déjà deux heures que vous papotiez ensemble, et tout se passait bien. C'était même un peu louche, vu que t'es la personne la moins sociable que je connaisse, donc je furetait près de votre table, pour être sûr qu'il ne te veuille pas du mal. Personne ne touche à mes amis. Enfin bref, je passais entre les tables avec mon plateau, et puis j'ai remarqué qu'il y avait de l'agitation à la vôtre, et je me suis rapproché pour mieux voir, et entendre la conversation. La première chose qui m'a frappé, c'est que tu étais vraiment proche de lui. Du genre, assez proche pour pouvoir l'embrasser sans problème. Et lui, il semblait complètement pommé, avec ses grands yeux et son visage écarlate... En fait, je ne crois pas que tu allais l'embrasser, mais plutôt que tu venais juste de le faire. Je me souviens parfaitement de ce que vous vous êtes dit à ce moment-là.
« Qu'est-ce... Qu'est-ce que... Je ne peux pas... C'est...
- Je vois. J'imagine que je me suis trompé, une fois de plus. Excuse-moi.
- Non c'est pas... Je veux dire... C'est mon père. Il n'y a pas plus homophobe que lui, il me tuerait s'il apprenait ça... Déjà que j'ai refusé d'épouser celle à qui il m'avait promis...
- Je comprends, n'en parlons plus. »
Je peux te dire qu'il avait l'air triste, dès que tu as prononcé ces mots. Enfin, il n'y a pas eu d'autres incidents de ce genre durant la soirée... En tout cas dans mon bar. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé lorsque vous êtes allés manger. »
Je reste pétrifié sous la violence du choc. Comment ai-je... Comment ai-juste pu embrasser quelqu'un d'aussi parfait que lui... Et en plus n'en avoir aucun souvenir ?
« Si tu veux mon avis, je suis persuadé que tu as tes chances. La seule chose qu'il ait dite c'est que son père était homophobe. Il n'a pas lâché un truc du genre " c'est dégueu " ou " je suis hétéro ". A ta place, je foncerai. »
Je reste là à dévisager mon ami, ne comprenant pas vraiment pourquoi il m'aiderait à me mettre avec le " fils à papa "; lui qui n'avait pas l'air de beaucoup l'apprécier. Comme s'il avait compris, mon ami déclare, tout en se continuant d'essuyer un autre verre :
« Tout ce que je veux, c'est que tu sois heureux. Et je ne t'avais jamais vu aussi confiant et épanoui avec qui que ce soit auparavant. Je sens qu'il est celui qu'il te faut, alors fonce ! »
Je me sens ému, tout d'un coup, incapable de prononcer un mot, je reste là à observer mon ami dans un silence presque religieux.
« Merci... Mais je suis loin d'avoir ton courage pour ce genre de choses. Je n'y connais rien..., avoué-je en jouant nerveusement avec mes doigts.
- Je ne peux pas t'aider sur ce coup-là. La dernière fois que je suis sorti avec quelqu'un c'était... »
Il laisse sa phrase en suspens, sachant pertinemment que j'en connais déjà la fin. Lui comme moi sommes exactement situation : je suis son dernier petit ami en date, tout comme lui est le mien.
Un silence plane quelques instants, avant qu'il ne le brise en lâchant :
« Tu devrais en parler à ta mère. Elle a toujours été très douée dans ce domaine. »
Je manque de de m'étouffer avec ma salive, soudain mi-horrifié mi-angoissé.
« C'est une plaisanterie ? Tu sais bien qu'elle...
- Bon sang, Ethan ! Ce n'est pas une raison ! Elle reste ta mère, quoi que tu fasse, et elle t'aime ! Elle n'a pas choisi de tomber malade, tout de même ! s'agace mon ami en levant brièvement les bras au ciel, manquant de balancer un verre à travers le bar.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles... Tu ne sais pas ce que ça fait... de se faire oublier. Comme si tu n'avais jamais existé », murmuré-je du bout des lèvres.
Un silence tendu s'installe entre nous, tandis que je garde obstinément les yeux rivés au sol, la tête remplie de souvenirs tous plus douloureux les uns que les autres. Anthony pousse un soupir, et relève doucement ma tête avec sa main par-dessus le comptoir.
« Tu n'est pas obligé d'aller la voir... Mais appelle-la au moins. S'il te plaît, Ethan. Écoute-moi, pour une fois, au lieu de faire ta tête de mule. Non seulement elle pourra te conseiller, mais en plus, ça te permettra d'affronter tes peurs une bonne fois pour toutes. Ça va finir par te bouffer, si tu restes tout seul dans ton appartement. »
J'ouvre la bouche, pour protester, indigné, mais il lève une main pour me faire taire.
« Non, je ne compte pas ta chienne dans le lot. Il te faut une présence humaine, même juste par téléphone. Et après, grâce aux conseils de ta mère, t'en auras une autre avec toi tous les jours... »
Je lui donne un coup dans l'épaule, les joues rouges. Il va un peu trop vite en besogne... Je ne sais même pas ce que je ressens clairement pour Ayron. Quand il est dans les parages, je me retrouve incapable de réfléchir à quoi que ce soit, et encore moins à mes sentiments. Je pousse un soupir, puis lui fait un petit sourire amusé :
« Qu'est-ce que je deviendrais si tu n'étais pas là ?
- Bonne question, s'exclame-t-il en riant. Tu resterais roulé en boule dans un coin à te morfondre, peut-être ? »
Je croise les bras sur mon torse, et gonfle les joues comme un gamin contrarié. Le barman éclate de rire une seconde fois, avant que je lui dise au revoir et que je prenne congé de lui, dégoûté par l'ivrogne qui m'avait glissé une main aux fesses. Après ça, pas question de rester une minute de plus ici.
A peine quelques minutes après avoir franchi la porte, je me mets à courir en direction de mon appartement. Il commence à être tard, il faut que je me dépêche si je veux avoir le temps de bosser mes cours et prendre une bonne douche.
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