Chapitre 22
Non, ça ne pouvait pas être elle ! pas encore. Je m'étais précipitée, le couteau à la main, prête à intercepter Zooey, à l'arrêter avant qu'elle ne pénétrât plus loin dans la maison, gâchant par la même occasion ma superbe surprise. Même s'il était vrai que, à ce moment-là, rien n'était prêt, encore ; je m'étais refusée, catégoriquement, avec un entêtement absolu et sans négociation, à tout autre échec. Le fiasco de la veille était déjà de trop, et je ne voulais pas plus que ça. Et, dans ma course folle, je m'étais cogné contre quelque chose, quelqu'un ? peut-être ! Les yeux fermés, un mal de crâne, tombée sur mes fesses, je me frottais la tête.
— Non mais ça va pas ?! m'avait dit Greg, d'une voix grave, entre la peur et la surprise.
Je l'avais regardé, un peu gênée, en contre-plongée, toujours avec ce mal de crâne et de coccyx. Lui, après avoir tâtonné d'une main tout son corps, à la recherche d'une blessure, peut-être, me dit, après un long souffle de soulagement :
— Tu m'as fait une de ces peurs !
— Désolée ! lui rétorquai-je.
— On ne t'a jamais appris qu'il ne fallait pas courir avec un couteau dans les mains !
— Pardon ! m'excusai-je de nouveau.
— Je viens pour le dessert ! ajouta-t-il, sans transition, comme si cette faute grave était déjà pardonnée, faute de blessé.
Il me présenta une petite boite en carton, venant d'une boulangerie sûrement, l'air malicieux et faussement détaché, il me dit :
— Voilà, deux mille-feuilles, c'est très simple, mais c'est ce qu'elle adore, Zooey ! surtout venant de cette boulangerie !
Je fis oui de la tête, très reconnaissante. Et je me demandais, soudainement, pourquoi était-il si impliqué que ça, dans cette histoire avec sa sœur et moi ; c'est vrai quoi, c'était très curieux comme comportement. Certes, serviable, mais, son implication me semblait alors bien plus enthousiaste que la norme voudrait. Je ne connais pas beaucoup de grands frères qui jetteraient leur sœur comme ça, la tête la première dans les bras – d'une inconnue, non – mais du moins d'une personne qu'elle n'aurait pas vu depuis des lustres. J'aurais pu très bien être la dernière des, et restons polis, personnes mal intentionné ; mais force était de constater que Greg avait une confiance aveugle en moi...
— Je sais ce que tu te dis, se confia-t-il en me tendant la boîte d'une voix teintée d'un sourire discret.
— De quoi ?
— Je le vois, Leah.
— Mais de quoi ? répétai-je.
— Tu n'imagines pas à quel point Zooey a changé du tout au tout depuis... depuis que tu es arrivée, en fait !
Je ne répondis rien, souffla une voyelle étonnée entre mes lèvres entrouvertes. Puis, il pointa la boite du menton, et sur le même ton :
— Tu devrais le mettre au réfrigérateur, avant que ça ne fonde à la chaleur, et que ça se gâte !
— Oui ! Tu as raison !
Il était resté là, debout, me regardait, se perdait dans ses pensées ; pour ma part, j'étais de retour à mes occupations, à m'atteler à la préparation de ce plat que je n'avais pas encore entamé ! Mais je voyais, dans les yeux de Greg, une joie certaine. Et sur son visage, une satisfaction, celle, très probablement, de participer à la joie de sa petite sœur. Alors, j'osai, lancée comme si de rien n'était, questionner sur tout ce mystère autour de Zooey, et de son état avant mon arrivée. Sur quoi, d'une innocence et d'une tristesse sourde, il s'avança, prit une profonde inspiration et s'accouda sur le comptoir de la cuisine. Il resta silencieux dans un premier temps, me regarda simplement. Puis, après un soupir, une réflexion sur ce qu'il allait dire ou non, Greg me répondit :
— Il n'y a qu'elle qui peut le savoir vraiment... Et encore, je n'en suis pas si sûr, tu sais.
— De quoi tu parles ?
Et, après une courte pause :
— Enfin, si ce n'est pas indiscret ! bien sûr.
— Elle ne t'en a pas parlé ?
— Non...
— Zooey a traversé des périodes difficiles, on va dire. Elle s'est beaucoup renfermée sur elle-même et, du coup, s'est éloignée de beaucoup de monde. Déjà qu'elle ne connaissait pas grand monde.
— Pourquoi ça ?
— Je ne sais pas trop, comme je te l'ai dit... puis elle ne veut pas en parler, soit parce qu'elle est dans le déni, soit parce qu'elle ne sait pas gérer tout ce qui lui ronge de l'interieur...
— Elle a fait... genre... une dépression ?
— En quelque sorte, je pense.
Et sans que je pusse ajouter quoi que ce soit :
— Mais elle semble aller mieux depuis que tu as refait surface dans sa vie !
Et une fois encore, sans qu'un mot n'eût le temps de sortir de ma bouche, il ajouta, avec un rire discret et amusé :
— Et dans la vie de tout le monde, d'ailleurs !
Je me sentais un peu coupable, de quoi ? je ne savais pas encore ou je ne voulais pas me l'avouer ; mais aussi, et c'était très étrange, pas légitime de ce regain de joie de vivre de Zooey. Après tout, je n'avais rien fait de spécial, à part... exister ? être revenue ici, qui plus est, sans vraiment l'avoir voulue ! Non, je n'arrivais pas à croire que son état s'était amélioré par mon simple retour dans le paysage de sa vie quotidienne. Et soudain, coupé dans un élan de réflexion, Greg me regarda avec des gros yeux :
— Mais... Leah...
— Oui ?
— Tu n'as toujours pas fini de préparer le repas ?!
— Non, rétorquai-je un peu prise de panique par ce soudain changement d'ambiance.
— Tu sais qu'elle va arriver d'un moment à un autre ?!
— Je sais ! m'écriai-je. J'ai pas vu le temps passer et-
— Ok, je vais t'aider ! me coupa-t-il la parole.
Il releva ses manches et se mit aussi vite qu'il put à la tâche. À deux, dans cette grande cuisine, il était plus simple et plus rapide d'arriver à bout, et à temps surtout, de cette recette ; son aide me fut précieuse, il m'indiqua d'autres étapes, d'autres subtilités qu'il n'avait pas eues le temps de me dire plus tôt dans la journée. Et en un rien de temps, un peu quand même, lui et moi arrivâmes sans embûche à la dernière étape du rougail saucisses :
— Voilà ! souffla-t-il en s'essuyant le front d'un revers de bras. La vaisselle est faite, le plat mijote, le riz et cuit.
— Je crois qu'on est bon, en effet !
On s'adressa des félicitations mutuelles, tapant dans la main de l'autre, dans un claquement de linge mouillé qui tombe sur un carrelage tout aussi humide. On pouvait être fier de ce qu'on avait accompli en un temps record ; et, dans un réglage d'horloge suisse, quelqu'un frappa à la porte d'entrée, sans rentrer cette fois. On s'était regardé dans les yeux, et nos cœurs, sans aucun doute, ratèrent le même battement.
— C'est elle ! chuchota-t-il précipitamment.
Je l'avais poussé d'un pas pressé vers le jardin, c'était sa seule issue de secours sans que sa sœur ne le remarquât. Il plaqua son index levé sur ses lèvres, me fit un signe qui voulait dire, peut-être : « tu as fait le plus dur, maintenant la soirée ne peut que bien se dérouler ! » et je lui répondis d'un hochement de tête qui signifiait, je l'espère : « merci beaucoup, pour tout ! vraiment ! je ne sais pas ce que j'aurais fait sans toi ! »
— Tu me tiendras au courant ! murmura-t-il une fois dehors.
Je fis oui de la tête, et déjà Zooey frappa de nouveau à la porte :
— J'arrive, lui criai-je en me tournant vers ladite porte.
Puis, me retournant ensuite vers Greg :
— Passe par la haie, ou attend qu'elle soit à l'intérieur !
Je fermai la baie vitrée, remis de l'ordre dans les plis de mes vêtements, dans le bordel de mes cheveux, et me dirigeai – faussement confiante, il fallait l'avouer – vers la porte. Quelque chose grouillait dans mon bas-ventre, me chatouillait, me remontait vers la cage thoracique ; et bientôt, c'était tout un bourdonnement qui m'assourdissait, qui me fit tourner de la tête, presque. La main sur la poignée de porte, prête à l'actionner, j'attendais ; Zooey frappa une fois de plus, en ajoutant cette fois ci, de sa voix qui m'avait tant manquée de la journée :
— Leah, t'es là ?
J'ouvris tout de suite. Je l'avais surprise. Elle me regarda, les sourcils levés. Et je me plongeais instantanément dans le clair de ses yeux. Je tombais en amour pour ses taches de rousseur, une fois de plus ; et elle passa son unique tresse derrière son oreille gauche. Elle avait ce sourire timide des gens qui ont du mal à cacher leur joie, ce sourire qui tire à peine les lèvres, et qui montre, timidement, peu à peu, quelques dents seulement. Puis, devant mon mutisme de femme frappée par la foudre des sentiments passionnels, elle se mordit la lèvre inférieure, y passa sa petite langue, comme l'expression de ses pulsions peu contenues.
Enfin, quand le souffle me manqua, je lui dis, d'une voix qui revenait de très loin, balbutiante et très-maladroite :
— Entre, tu... ça va ? tu as... passé une bonne journée ?
Mais elle ne me répondit pas, continua simplement à m'observer, à me manger du regard ; et ça semblait l'amuser de me voir ainsi, dans cet état ; puisque dans ses yeux scintillaient déjà les étincelles d'une envie lascive, où brûlerait bientôt le feu de joie d'un désir plus grand encore.
Elle déglutit. Moi aussi.
Alors, d'un pas lent, elle s'avança vers moi. Elle posa à plat, sans trop appuyer, ses mains de part et d'autre de mes épaules. Elle me poussa doucement à l'intérieur et claqua la porte à l'aide de son pied. J'étais toute rouge à ce moment-là, et ce n'était pas à cause de la chaleur. Du moins, si, mais celle provoquée par Zooey et son appétit grandissant pour mes lèvres, ma chair, ma personne. Mon souffle s'accéléra, je continuai de reculer, elle continuait de s'avancer ; comme une louve acculant sa proie jusqu'au dernier de ses retranchements ; et j'aimais cette sensation de domination sourde, cette force absolue et charnelle qu'elle dégageait de son charme si doux et calme d'ordinaire.
Et sans que je m'y attende, prise totalement au dépourvu – alors que toute cette situation ne pouvait se conclure que de cette manière –, Zooey se jeta à mes lèvres, m'embrassa, d'une passion folle, folle, folle ! de ces baisers que l'on n'espère plus, pareils aux paroles saintes et séculaires d'une idole jamais oubliée. J'étais pendue à ses lèvres, passive dans ce flot de trop d'émotions ; ses doigts se glissèrent dans mes cheveux, à l'arrière de ma tête ; ses mains me saisirent le visage avec toute la passion qu'elles pouvaient soulever et susciter.
Alors, lancée à mon tour dans cette valse des amours que l'on ne contrôle plus, je lui rendis son baiser. Le bal était ouvert, et l'on savait très bien toutes les deux comment nous allions parachever ce que nous avions entrepris là, nos corps collés l'un à l'autre, nos désirs raisonnant en parfaite harmonie.
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