Chapitre 1

La première chose qui me traversa l'esprit, quand mon taxi m'avait déposée lâchement – et sans m'aider à décharger mes bagages – devant la maison de ma mère était : « bordel, après toutes ces années, ça n'a pas changé ! » C'était la même maison, la même façade vert d'eau, les mêmes fenêtres, les buissons de roses, la même allée, et la même foutue grillage rouge pâle, et vous savez quoi ? avec les mêmes taches de rouille. Je savais qu'elle ne venait pas souvent ici, ma mère, et qu'elle préférait sa "résidence principale", mais merde quoi ! ça n'avait pas bougé d'un pouce...

– Oh mon dieu, faut que je te montre ça, dis-je d'un ton las à Judy à l'autre bout du fil.

J'avais changé de caméra sur mon téléphone, et je filmais avec sidération cette bâtisse qui semblait avoir traversé les âges sans en connaître les affres. Judy était restée en ligne avec moi durant tout le trajet en taxi, c'était une oreille attentive à mes complaintes et malheurs, parfois moqueuse, mais c'était comme ça que je l'aimais, Judy. Des amies comme elle, il faut savoir les garder ; parce que des gens prêts, en toute circonstance, à vous entendre geindre, sans jamais vous juger, c'est rare ; et encore plus rare quand vous pouvez coucher avec.

– Mais c'est tout mignon ! Qu'est-ce que tu racontes, Leah ?

– Judy, s'il te plaît, un peu de compassion. Je te rappelle que je vais rester ici jusqu'à la rentrée. Ça ne va pas être de tout repos...

Et pendant que je galérais à ouvrir la grille d'entrée, donnant par moment des coups de pied dessus, parce que pourquoi pas, Judy me dit, sur un ton d'excuse :

– Rappelle-moi déjà pourquoi ton père t'a lâchée ?

– Tu ne m'as pas du tout écouté en fait ?

– Si, si, je t'ai écouté loulou, c'est juste que j'ai oublié...

– Sa nouvelle copine, tu sais, la top-modèle.

– Oui ?

– Et bah, il passe l'été avec elle !

– Ah, et c'est pour ça que tu ne seras pas en Italie avec lui ?!

– Voilà. Il a préféré passer ses vacances avec une illustre inconnue, plutôt qu'avec sa fille.

– Illustre inconnue, illustre inconnue... répéta-t-elle, peu convaincue. Désolée loulou, mais Emma Carmen n'est pas une illustre inconnue, plus de cent millions d'abonnés sur Insta, c'est pas être une « illustre inconnue »

– Judy... Tu ne m'aides pas là...

– T'as pensé à regarder le verrou, murmura-t-elle alors.

– Pardon, le quoi ? et merde...

Elle me rigola à la figure, sans vergogne et elle avait bien raison. Moi, me sentant plus stupide que jamais :

– Je te laisse Ju, je te rappelle tout à l'heure, ok ?

– Ok loulou, bisous.

– Moui... marmonnai-je tout en raccrochant.

Et je traînais tant bien que mal mes deux lourdes valises jusqu'à la porte, remontant l'allée pavée de grosses dalles. Je grommelais des insultes au monde entier, à papa, qui avait préféré penser avec son pénis, et à maman, qui me laissait pourrir ici. Mais au moins, en regardant les choses du bon côté, j'avais une belle vue. Comme le reste de la maison, vu de l'extérieur, le jardin non plus n'avait pas changé, en plus d'être bien entretenu. Quand on met sa maison en location, c'est le genre de chose à tenir en compte, ça fait bien sur les photos et ça met le client en confiance.

Les clefs étaient cachées sous le paillasson, presque à la vue de tous ; mais dans une petite ville où la majorité des voisins étaient sur la fin de vie, il n'y avait pas grand-chose à craindre. Non, la seule chose que je craignais, en réalité, et plus que tout, était de mourir, mourir d'ennui. Parce que ce séjour s'annonçait d'une vacuité absolue. J'arrivais, comme une fleur, dans une ville que je ne connaissais plus ; et le plus étrange dans tout ça, c'était qu'elle n'avait pas changé, comme si elle était restée figée dans le temps...

Une fois la porte passée, une fois happée par le vide et le calme qui régnait dans la maison, je m'étais arrêtée. Plantée comme un poireau, droite comme une perche, j'étais restée là, les bras ballants, bloquée devant l'entrée pendant je ne savais combien de temps. Ça m'avait vraiment fait bizarre de revenir ici. C'était l'odeur de la pièce qui me frappa en premier ; ce mélange de café, de vanille, et de chocolat. Si la couleur sépia devait avoir un parfum, alors très certainement, ça serait ceux-là. Le retour brusque en enfance avait eu pour effet immédiat de calmer ma colère sourde. Et quand enfin, j'avais fermé la porte, j'eus lâché, le souffle coupé :

– Merde alors.

Tous les volets étaient fermés, et une pénombre légère, parsemée de poussières d'or, enveloppait le salon dans son entièreté. Mes pas résonnaient doucement dans le vestibule ; j'avançai, comme craintive, dans ce lieu que j'apprivoisais de nouveau : si familier et si étranger à la fois. J'étais, en même temps, heureuse d'être ici et profondément gênée, avec ce sentiment diffus de ne plus être à ma place. Je reconnaissais tous ces objets, tous ces meubles, et mes souvenirs me revenaient petit à petit, mais malgré ça, je ne me sentais pas chez moi, pas totalement du moins.

Mon cœur rata un battement quand mon téléphone se mit à sonner, brisant ce silence religieux, presque mystique. Et sur l'écran de mon appareil s'affichait : maman.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je sèchement. Tu as failli me tuer, tu sais.

– Tu es arrivée ?

– Oui.

Elle me dit ensuite, presque sans respirer une seule fois :

– Tu as ouvert les volets ? et aérer la maison ? Tu peux t'installer à l'étage, dans ta chambre ou dans la mienne, peu importe, en théorie l'agence à tout nettoyé, mais quand même, si j'étais toi, je changerais les draps, on n'est jamais sûr.

– Je viens à peine d'arriver, maman, répliquai-je toujours sur un ton sec.

– Ok ma chérie, tu feras attention d'ailleurs, l'agence m'a fait remonter que le lavabo de la cuisine est un peu capricieux. Il faut y aller doucement, donc.

– J'essayerai.

– Non, tu n'essayes pas Leah, tu le fais !

– Oui, maman ! répondis-je faussement niaise. Bon, c'est tout ce que tu avais à me dire ?

Et elle, d'une voix soudainement mielleuse :

– Et bien, passe un bon séjour ma chérie, n'hésite pas à utiliser la carte que je t'ai laissée, elle est sur le guéridon, dans le salon, et si ce n'est pas sur le guéridon, c'est dans la boîte aux lettres, et si ce n'est pas dans la boîte aux lettres, appelle l'agence. Demande Franck, c'est lui qui devait s'occuper de la carte. J'ai augmenté le plafond, normalement, tu n'auras pas de problème jusqu'à la fin de l'été !

– Euh... Merci.

– De rien ma chérie, c'est normal ! Bisous, j't'aime !

– Euh... moi aussi... je t'aime.

J'étais réellement surprise par cet élan de générosité maternelle. Elle n'était pas du genre à me gâter, ma mère. Non, c'était plutôt le rôle de papa. Tout ça était à peine croyable. Elle m'avait vraiment laissé une carte personnelle, sans restriction apparente de paiement ; peut-être qu'elle voulait s'excuser de me laisser seule ici... ou pas d'ailleurs, sachant très bien qu'à part manger, je n'aurais pas de quoi dépenser cet argent. Elle était toujours maligne !

J'entrepris alors d'explorer la maison. À défaut d'avoir des activités, l'après-midi étant plus qu'entamée, c'était la seule chose palpitante qui m'animait un peu. Puis, je n'avais aucune envie de débarrasser mes affaires. J'étais montée à l'étage, sans trop prêter attention au salon, suivant mon instinct ; quelque chose me disait qu'il fallait que j'aille dans ma chambre en premier. Les escaliers résonnaient toujours du même son qu'à l'époque, et ce petit détail me décrocha un sourire.

Il restait sur ma porte, derrière les coups de chiffons et d'éponges, les stigmates de mes anciens coups de crayons. À ceux qui savaient où regarder – c'est-à-dire, moi – l'on pouvait lire encore, comme gravé dans le bois du battant « défense d'entrer, chambre super secrète de Leah » et en dessous, une écriture que je ne reconnaissais pas, que je n'arrivais pas à lire, mais qui, étrangement, me rappelait des choses vagues et douces-amères... J'eus dégluti, et passai la porte, me disant que ce n'était rien, sans doute.

J'ouvris mes fenêtres d'un coup, laissant le soleil couchant pénétrer dans cette chambre obscure. Les teintes rouges et rosées du dehors envahirent les murs blancs de la pièce, il faisait bon, frais, de cet air d'été de fin de journée ni trop lourde, ni trop chaude ; et tout le musc du jardin, puissant et moite, entra à leur tour. Je vis, en contrebas, au milieu de la verdure du petit parc aménagé à l'arrière de la maison, le jacuzzi. Une activité en plus pour tuer le temps, je me disais, toute heureuse.

Et me tournant dos à la fenêtre, les bras croisés, une moue de réflexion intense, j'examinais ces quatre murs, je me demandais si j'allais m'installer là, ou si j'allais plutôt squatter la chambre de ma mère. Ça avait ses avantages : elle était plus grande et je n'y ai jamais couché. Mais une part de moi-même était attachée à la pièce où je me trouvais. La dernière fois que j'avais foulé ce parquet, c'était il y a un peu plus de dix ans, et je rentrais à peine au collège. Et pendant que je me perdais dans mes pensées, l'écriture inconnue sur ma porte me revint à l'esprit, suivie d'une boîte en métal. Une boîte en métal que j'avais cachée derrière une plinthe.

Pour une raison inconnue, mon cœur s'accéléra, mon souffle aussi. Je venais de retrouver à qui appartenait cette mystérieuse écriture. Je m'étais alors jetée à terre, à quatre pattes, tâtant du bout des doigts, de loin en loin, toutes les plinthes de ma chambre ; quand soudain, une se décrocha. Et derrière, enfoncée dans le mur, dans un carré obscur et froid, la fameuse boîte.

Je tremblotai carrément, prise d'un sentiment que je n'arrivais pas à qualifier. La boîte, très légère, en métal et peinte en bleue, était toute couverte de poussière. Après un souffle, ou deux peut-être, je ne savais plus, je pus lire la lettre Z puis L, tout en capitale, et entourées d'un cœur tracé d'une main d'enfant.

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