Chapitre 2

Toulon, septembre 1837

La fin du mois d'août fut consacrée aux préparatifs de notre voyage. Lilibelle était partie du principe que l'affaire était pliée, mais je devais encore rencontrer le capitaine de l'Astrolabe début septembre pour savoir si je lui convenais. Au fond de moi, j'espérais qu'il ne me prendrait pas sur son navire car mon désir de partir à l'aventure ne s'était toujours pas manifesté. À l'inverse, ma sœur ne parlait plus que du voyage.

— Tu te rends compte, Avel ! Nous allons devenir des aventuriers.

— Si je suis embauché, répétais-je.

— Tu seras embauché.

Ma sœur n'en démordait pas. Je n'avais pas intérêt à saboter l'entretien sinon, elle m'assassinerait. Je l'en croyais bien capable.

Ces dernières semaines, Lilibelle m'avait entrainé dans toutes les boutiques de la ville de Toulon pour nous trouver des tenues d'aventuriers des mers. Je possédais maintenant plus de vêtements de marins que ma garde-robe n'en avait jamais compté. Je la regardais dépenser sans compter l'argent de notre famille, incapable de lui mettre le holà, et signais les lettres de crédit pour nous deux. En tant que femme, non mariée qui plus est, Lilibelle était sous la tutelle de notre père. Ma mère et moi étions les seuls autorisés à dépenser l'argent de ce dernier en son absence.

— J'ai écrit à Père, il est ravi. Il m'a encouragé à te pousser vers cette opportunité.

— Tu m'en vois ravi, ironisais-je.

Ma sœur avait écrit à notre père dès le lendemain de l'annonce pour lui signifier qu'elle m'avait trouvé un emploi. Son ami Jean René avait déjà parler de moi à Monsieur Dumont d'Urville. J'étais donc contraint et forcé de céder aux forces du destin, qui semblaient ne pas tenir compte de mon avis personnel.

Mon dernier espoir d'échapper à ce voyage à l'autre bout de la terre reposait dans le rejet que pourrait m'opposer le capitaine. S'il me disait non, j'affronterai la déception de ma jumelle, mais non sa colère, ce qui me semblait plus facile à gérer dans le temps.

Le matin de mon rendez-vous, je me réveillais de bonne heure et entreposais mes carnets de dessin dans un sac que je comptais porter en bandoulière. Ensuite, je rejoignis les deux femmes de ma vie, assise à la table de la salle à manger. Naïs avait déjà servi le thé et jacassait avec Lilibelle. Je pris un morceau de la fougasse au sucre qu'elle avait confectionné et dont je raffolais. Ma jumelle fit de même.

— Votre ligne, Lilibelle, la sermonna notre mère.

— Vous n'avez rien dit à Avel, protesta ma sœur.

— Votre frère a besoin de force, il est maigre comme un coucou. Reprenez-en davantage, mon fils.

Je m'en servis un autre morceau que je trempais dans mon thé, non sans essuyer un regard courroucé de ma sœur. Elle détestait que je bénéficie de privilège.

— Par contre, Avel, surveillez vos manières.

J'arrêtais de tremper ma fougasse et me redressais. MA mère détestait quand je ne me comportais pas avec des manières de gentleman, sachant que tenir ma viennoiserie avec les doigts n'en faisait visiblement pas parti. Ma sœur ne faisait pas plus de manières pour se sustenter, mais même si je désirais en principe être le fils parfait, je préférais céder à l'appel du sucre pour cette fois-ci.

Quand l'horloge sonna neuf heures, je me levai de table en essuyant mes doigts sucrés sur ma serviette. Ma sœur, grand sourire aux lèvres, leva ses deux pouces en l'air pour m'encourager.

— Je suis sûre que tu seras parfait, me dit-elle.

— Je vais faire de mon mieux.

Ce qui aurait pu se traduire par « Je vais essayer de faire en sorte que Monsieur Dumont d'Urville ne m'apprécie pas ou qu'il remarque à quel point je suis terrifié à l'idée de partir sur un bateau, car je n'ai pas l'âme d'un aventurier ». Lilibelle ne sembla pas lire mon désappointement sur mon visage et se leva pour me planter un baiser sur la joue. Je me frottai celle-ci pour essuyer les traces de sa bave et embrassai ma mère avant de sortir de la maison.

— Avez-vous besoin d'une calèche ? proposa ma mère.

— Ce ne sera pas nécessaire, je vais marcher.

Le port n'était pas loin et j'avais besoin de m'aérer. Du reste, je n'allais pas héler un cocher pour si peu de route, cela aurait été une dépense d'argent inutile. Il faisait beau et le soleil brillait déjà haut dans le ciel pour un début de matinée. Je déambulai un moment dans les rues, car je n'avais pas rendez-vous avant dix heures. J'avais préféré partir tôt pour m'assurer d'être à l'heure, car je craignais toujours d'être en retard. Même si je n'avais pas envie d'être embauché, je ne voulais pas non plus envoyer une trop mauvaise image de moi. Le peintre que j'avais contacté à Aix-en-Provence avait accepté de reporter notre rendez-vous pour la fin du mois et je devais aussi me présenter à la mairie de la même ville, où j'espérais trouver un emploi pour cartographier la région. Cela serait toujours mieux qu'un navire et Lilibelle devrait se contenter d'un frère dans un bureau, une situation que je jugeais tout à fait enviable.

Je traversai le boulevard de Strasbourg et descendis vers la vieille ville. Les rues étaient étroites et les immeubles de trois étages donnaient l'impression d'être en Italie. Dans les appartements, les habitants s'interpelaient pendant que les femmes accrochaient les linges qui gouttaient sur les passants. J'appréciais la chaleur des rues et les toulonnais, presque autant que je détestais les parisiens. Je n'avais pas pu profiter de Paris lorsque j'y vivais, car mon emploi du temps d'étudiant ingénieur ne me permettait que peu de sorties. Et quand je réussissais à prendre du temps pour moi, j'étais obligée d'aller au jardin des plantes avec Lilibelle. Mes seuls moments libres se trouvaient de nuit. Je me rendais toujours dans les mêmes lieux, ce qui me laissait peu de temps pour visiter le reste de la ville.

J'aurais aimé découvrir Paris et apprendre à l'aimer comme j'aimais Toulon. Vivre dans la capitale n'avait rien eu d'une partie de plaisir. Les rues étaient insalubres, certains quartiers faisaient peur le soir et la ville était de plus en plus peuplée. Tous les habitants des campagnes semblaient s'y être donnés rendez-vous, surtout depuis que les industries avaient commencé à pousser comme des petits pains dans les banlieues alentours. Depuis le début du siècle, les campagnes se vidaient en même temps que les usines se multipliaient, dégageant dans le ciel des relents de fumée noire. Les bourgeois de tous les pays se pressaient pour acquérir la toute nouvelle machine à vapeur. Ils investissaient dans la création de complexes usiniers et de manufactures gigantesques, quand d'autres ouvraient des mines dans le Nord et l'Est du pays pour exploiter la ouille.

Heureusement, mon père n'attendait pas de moi que je devienne un industriel, ni un entrepreneur, et même s'il aurait sans doute aimé augmenter notre fortune en investissant notre capital dans l'exploitation d'une mine, son cœur d'ingénieur l'avait poussé à m'encourager à faire carrière dans l'ingénierie plutôt que dans le commerce. C'était toujours moins bien que les Beaux-Arts, mais je préférais encore l'X plutôt que d'autres écoles.

— Eh ! Regarde où tu vas, petit ! me héla une voix.

Perdu dans mes pensées, je n'avais pas l'homme face à moi. Je m'écartai d'un bond pour éviter de me prendre un coup et m'excusai.

— Eh ! Le bourgeois ! Ça t'dit du poisson ? m'appela un pêcheur.

—Non, merci, répondis-je poliment.

J'arrivai sur le port, les activités foisonnaient, mêlant dockers et pêcheurs.

— Pousse toi de là, morveux !

Je sursautai, une main sur le cœur, alors qu'un docker me repoussait pour pouvoir décharger sa marchandise. Un instant, le souvenir de mes camarades d'étude me revint en mémoire et je frissonnai, avant de me reprendre. Je devais me dépêcher de trouver le navire, je ne survivrais pas longtemps ici autrement.

Ce n'était pas le moment de penser à mes anciens camarades de promo, pas maintenant que j'étais si proche du navire de Monsieur Dumont d'Urville. Je relevai d'ailleurs la tête en apercevant la corvette. Ces navires, conçus pour être des bateaux de guerre légers et rapides, se constituaient de trois-mâts carrés. L'astrolabe ne faisait pas exception. Il possédait toutes les caractéristiques que l'on prêtait aux voiliers.

Plissant les sourcils, je m'étonnais que le capitaine n'ait pas choisi d'investir dans la vapeur. De plus en plus de navires de ce type opéraient des changements radicaux en délaissant le vent au profit de la force opérée par les machines. Pourquoi le capitaine n'avait-il pas converti son navire pour s'affranchir des contraintes naturelles ?

De là où je me trouvais, je pouvais voir les deux mâts principaux. Sur la proue, attaché entre le beaupré et la misaine, se trouvaient les focs triangulaires, permettant la remontée du vent. Comme le bateau était à quai, les voiles étaient nouées. Je m'approchai, pas forcément rassuré à l'idée de monter. Un matelot se trouvait à proximité. Il me jeta un regard noir en me voyant faire un pas dans sa direction.

— Z'êtes qui vous ? demanda-t-il avec un fort accent du sud.

Il avait un strabisme, une casquette enfoncée sur la tête et il était plus petit que moi. C'était assez rare pour être souligné, car je n'étais pas très grand et faisait tout juste un mètre soixante-dix.

— Avel De Sainson, me présentai-je en tendant la main.

Il la regarda avec suspicion et je la rangeais dans ma poche, mal à l'aise. Devant son air bougon et sa vieille veste trouée, je me demandais si j'avais bien fait de me vêtir comme je l'avais fait. Ma tenue était à la mode de notre siècle, mais pas forcément appropriée pour grimper sur un navire. Je portais un pantalon long de couleur sombre associée à une veste de la même couleur censée créer un ensemble homogène. Mon chapeau haut était posé sur mes cheveux châtains bien coiffés.

En clair, j'avais plus l'air d'un dandy anglais que d'un jeune cartographe en quête d'aventure. Lilibelle m'en avait fait la remarque en quittant la maison, mais je n'en avais pas tenue compte. Je n'allais pas cacher mon affection pour la mode et l'élégance juste pour la satisfaire. Au moins à Paris, je n'étais pas pointé du doigt pour mes manières, surtout dans certains quartiers où j'aimais déambuler la nuit.

— Vous v'nez pour l'embauche c'est ça ? Faut vous présenter au quartier maître. C'est lui qui gère ça.

— J'ai rendez-vous avec le capitaine, expliquai-je en tendant mon laisser-passer.

— Mouais, j'm'en doute ! Mais vous r'ssemblez pas à un marin, l'quartier maître risque de douter de vos capacités. M'enfin ! C'est pas à moi décider d'ça ! J'suis qu'un matelot après tout ! On m'demande pas de réfléchir.

L'homme mangeait ses mots, je peinais à suivre son discours. Ne sachant quoi répondre, je me contentais d'un sourire. Il ricana.

Jean René Constant, l'ami chirurgien de mon père, m'avait envoyé un laisser-passer en début de semaine pour s'assurer que je pourrais monter sur L'astrolabe. Le marin y jeta à peine un coup d'œil et me fit signe de monter sur le pont principal. En quelques enjambées, je traversai la planche qui permettait d'accéder au premier pont du navire et me retrouvai sur un plancher en bois vernis, entouré de matelots affairés. La corvette ne quitterait pas Toulon avant plusieurs semaines, mais le quartier-maître devait s'occuper de charger les vivres sur le navire, nécessaires pour traverser l'Océan Atlantique. D'après ce que j'avais compris, L'astrolabe ferait voile jusqu'au Brésil avant de se réapprovisionner, ce qui signifiait un voyage d'au moins un mois, voire plus, pour atteindre les côtes brésiliennes.

Une fois à bord, je me sentis gauche tandis que je serrai mon sac sur mon épaule et que des marins couraient dans tous les sens autour de moi. Je cherchai du regard l'ami de mon père, que je n'avais vu qu'une fois lors d'un dîner, plusieurs années en arrière. Lorsque je l'aperçus, je faillis ne pas le reconnaitre. Son visage s'illumina à ma vue et quand il prononça mon prénom, j'étais occupé à regarder un gabier qui réfugiait dans la hune.

— Avel ! s'écria-t-il en me hélant. Je suis ravi de vous revoir. Vous êtes bien habillé dites-moi. Ainsi vêtu, vous ressemblez à votre père lorsqu'il avait votre âge.

Je me sentis rougir, sans trop savoir pourquoi. Jean René était un homme d'une cinquantaine d'année aux cheveux grisonnants qui - là où mon père se montrait taciturne - me renvoyait l'image d'un homme joyeux et de bon entrain. Je le saluai d'un signe de tête alors qu'il s'entretenait de savoir comment j'allais et qu'il prenait des nouvelles de ma sœur.

— Elle se plaint des chaleurs de l'été et elle passe toujours autant de temps à étudier les plantes, lui appris-je.

— Dans sa dernière lettre, votre père me disait qu'elle avait encore refusé une demande en mariage. Cela avait l'air de le chagriner.

— Elle finira par accepter, ne vous en faites pas.

Je me gardais bien de lui faire savoir que l'avenir maritale de ma sœur était tout sauf quelque chose qui m'inquiétait. La connaissant, Lilibelle refuserait encore et encore les hommes qu'on lui enverrait jusqu'à ce que mon père finisse par renoncer, ou par la forcer. D'autant que, dans sa nouvelle lubie, elle pensait pouvoir se travestir en homme pour grimper sur un navire. Le mariage n'était donc pas une perspective à court terme.

—Bien, et si nous allions voir le capitaine ? proposa Jean René.

— Je vous suis, répondis-je.

Il semblait bien connaître le navire. Jean René se mit à me décrire les entrailles du bateau et à m'en faire l'historique. J'écoutai d'une oreille distraite jusqu'à ce que nous nous enfoncions dans les cales. Alors, je sentis mon cœur battre plus fort dans ma poitrine. J'avais toujours détesté être enfermé, je me soupçonnais d'être claustrophobe.

— Vous avez déjà servi sur un bateau ? demandai-je, plus par politesse que réel intérêt.

— Plusieurs fois, mais jamais pour un trajet aussi long. J'apprécie la mer et Monsieur Dumont d'Urville en a fait rêver plus d'un en revenant d'Océanie.

— Pourtant, j'ai l'impression que ce voyage n'est pas au goût de tout le monde, ne puis-je m'empêcher de faire remarquer.

Et ce n'était pas peu dire. De ce que j'avais lu dans la presse, il était carrément décrié. Alors que les journaux ne tarissaient pas d'éloges sur les découvertes que le capitaine avait faite de l'autre côté du globe, toutes les voix semblaient s'élever contre son nouveau projet. François Arago, député récemment élu à l'Assemblée Nationale, était même allé jusqu'à dire que ce voyage ne présentait aucun intérêt. Pour lui, c'était une expédition de pures curiosités et le capitaine de L'astrolabe était fou d'entreprendre une telle aventure. Il disait que la France n'avait rien à y gagner, ni pour les sciences, ni pour le commerce.

— Je préfère ne pas penser comme tout le monde, répondit le maître-chirurgien. J'ai rencontré Monsieur Dumont D'Urville à plusieurs reprises et j'ai choisi de croire en lui. Il pense que les terres australes ont beaucoup à nous apprendre et il est décidé à les atteindre avant les Anglais.

— Pour quelle raison cela lui tient-il tant à cœur ?

— Son esprit patriote, peut-être ?

Il éclata de rire, heureux de sa réflexion.

Nous traversâmes un long étroit aux murs nus et au plancher grinçant. L'idée de me retrouver enfermé durant des mois à l'intérieur de ce navire me donnait des sueurs froides. J'avais déjà hâte de retourner à la surface alors que nous étions toujours à quai. Qu'est-ce que ce serait si le capitaine acceptait de m'employer à son bord ? Jean René frappa trois coups à la porte située la plus au fond du couloir. Des bruits de pas se firent entendre et je retirai mon chapeau alors que celle-ci s'ouvrait. Un homme, le front dégarni et la mâchoire prononcée, nous accueillit.

— Maître-chirurgien, le salua-t-il. Que nous vaut cette visite ?

Je me penchai vers l'avant pour l'observer. Le « nous » qu'il avait employé semblait signifier qu'il n'était pas seul dans la cabine. Cet homme était-il le fameux Dumont d'Urville ? Si tel était le cas, j'avais déjà hâte qu'il refuse ma candidature car son regard perçant ne me donnait aucune envie de naviguer à ses côtés.

—Je souhaite présenter Avel au capitaine. Il postule pour le poste de cartographe.

L'homme me détailla de pieds en cape. Je tâchais de rester digne, alors que tout mon corps me criait de fuir.

—Entrez, finit-il par déclarer.

Nous pénétrâmes dans une cabine ouverte sur de larges fenêtres qui laissaient filtrer la lumière du soleil. Un lit une place était protégé derrière un rideau ouvert sur lequel des livres s'entassaient. Contre la fenêtre, un grand bureau recouvert de papiers et d'instruments de navigation nous accueillit. Occupé à détailler la pièce du regard, je ne vis pas tout de suite l'homme assis sur un siège, en train de lire du courrier. Ce n'est que lorsqu'il releva les yeux vers moi que mon cœur manqua un battement.

Un instant, le temps sembla se figer, alors que nous restions tous les deux les yeux fixés l'un dans l'autre. Cet homme ne pouvait pas être celui auquel je pensais.

— Capitaine Dumont d'Urville, lança Jean René en se mettant entre moi et l'homme au regard sévère. Je vous présente Avel de Sainson, le fils de mon ami l'ingénieur Louis Pierre dont je vous ai parlé. C'est un jeune cartographe, récemment diplômé de l'École Royale Polytechnique de Paris.

Le capitaine ne bougea pas. Moi non plus. Aucun de nous ne semblait plus capable d'émettre un son. La politesse aurait voulu que je réponde à la suite de cette description que Jean René venait de faire de ma personne, mais j'en étais bien incapable. Et visiblement, je n'étais pas le seul à me trouver dans l'embarras.

Heureusement, après quelques secondes à se regarder dans le blanc des yeux - qui semblèrent durer des heures pour moi, mais qui ne durèrent sans doute pas plus de quelques instants pour les deux autres hommes - le capitaine se leva. Il jeta sur la table les papiers qu'il tenait et s'avança vers nous, comme si le trouble qui s'était installé quelques instants auparavant n'avait jamais existé. Toujours incapable de faire un mouvement, je laissais Jean René me tirer par le bras pour me placer face à l'homme aux grands yeux noirs qui me fixait.

— Jules Dumont d'Urville, dit-il en me tendant la main pour que je la lui serre.

Jules ? L'homme dont je croyais me souvenir ne portait pas ce prénom. Pourtant, à moins qu'il ne s'agisse de son double ou de son frère jumeau, il lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Il avait le même nez aquilin, la même cicatrice sur l'arcade sourcilière droite et les mêmes cheveux couleurs nuits. Celui dont je me souvenais me dépassait d'une dizaine de centimètres et avait les épaules carrés et musclés, comme celles du capitaine. La coïncidence était sacrément étrange si ce n'était pas la même personne.

Ou alors j'étais atteint d'une maladie et je voyais double. Cela pouvait-il arriver ?

— Avel, balbutiai-je en laissant sa main rencontrer la mienne.

J'eus l'impression qu'un courant, de la toute nouvelle électricité publique, me remontait l'échine. Je me sentis trembler lorsque les doigts du capitaine serrèrent les miens. J'hésitai à les lâcher. J'étais perturbé et à la limite de l'évanouissement. À l'extérieur, plusieurs voix s'élevèrent et l'homme au regard mauvais jeta un coup d'œil à travers la fenêtre pour observer le quai.

— Il y a un problème ? demanda le capitaine en se tournant vers lui.

— À première vue, une caisse s'est retournée. Je vais aller voir.

— Faites au mieux Monsieur Jacquinot, et venez me rendre compte.

L'homme s'en alla et je le regardais partir tandis que Jean René se remettait à vanter mes qualités. Je me demandais comment un homme que je n'avais vu qu'une fois dans ma vie pouvait en savoir autant sur moi. Mon père avait dû lui faire un éloge, ce n'était pas possible autrement. Et même en partant du principe qu'il ait pu parler avec mes anciens enseignants, j'étais très loin de correspondre au brillant cartographe qu'il dépeignait. Je ne figurais absolument pas parmi les meilleurs de l'X et j'étais même assez bon dernier.

— Voilà pourquoi Avel doit être embauché, déclara enfin Jean René.

Je hochai la tête, même si je n'avais écouté que la moitié, et me rappelais trop tard que je ne souhaitais pas être embauché. Le capitaine m'observait de ses grands yeux noirs, sans plus laisser paraître son trouble premier.

—Je vous félicite pour votre diplôme, Monsieur de Sainson, dit le capitaine. L'homme qui vient de partir est mon Second, vous aurez peut-être affaire à lui si vous embarquez à nos côtés. Maintenant dites-moi, pourquoi avoir choisi Toulon comme port d'attache ?

L'estomac noué, je peinais à trouver mes mots.

— En réalité, je n'ai rien choisi, avouai-je en retrouvant l'usage de la parole. Je pensais m'établir dans ma région natale et y trouver plus facilement un emploi qu'à Paris. D'autant que ma sœur apprécie l'air marin et la flore locale.

Un sourire éclaira le visage du capitaine. Ce sourire, je l'avais déjà vu chez Sébastien, l'homme dont il ressemblait trait pour trait et qui savait que ma jumelle était passionnée de botanique.

— Et vous espérez être embauché sur mon navire comme cartographe, c'est bien cela ?

— Vous ne le regretterez pas, capitaine, lança Jean René.

Je faillis lui répondre que j'étais capable de m'exprimer par moi-même. Je trouvais son intervention aussi touchante et que gênante. Le capitaine n'en tint pas compte et poursuivit comme s'il n'avait rien entendu :

— Vous avez déjà navigué ?

— Jamais.

J'avais répondu vite. Assez vite, je l'espérais, pour lui faire comprendre que l'idée de partir plusieurs mois en mer n'était pas dans mes plans premiers. Cela dit, j'étais en train de réviser mon jugement, alors que les yeux noirs ne me lâchaient toujours pas du regard. Derrière, le maître chirurgien observait des objets accrochés sur les murs de la cabine. Parmi eux figuraient plusieurs esquisses de plantes encadrées qui auraient plu à ma sœur.

— Je dois vous avouer que j'ai plusieurs candidats pour ce poste, annonça-t-il en se détournant subitement de moi pour retourner vers son bureau.

Je fus soulagé de le voir s'éloigner et aspirai une grande bouffée d'oxygène. C'est seulement à ce moment-là que je compris que je ne respirais quasiment plus depuis que ses yeux s'étaient posés sur moi. Le capitaine se rassit à son bureau, prit un crayon et m'invita à m'asseoir face à lui.

— Montrez-moi ce dont vous êtes capable, ordonna-t-il.

Je posai mon sac sur le sol et déclinai son crayon. Si je n'étais pas décidé à être embauché à la base, mes motivations étaient en train de changer. Aussi, je ne comptais pas dessiner en utilisant un matériel que je jugeais de piètre qualité. Je récupérai mes fusains, sortis mon carnet et me mis à l'ouvrage. Durant plusieurs minutes, il me regarda faire sans rien dire, ses yeux fixés sur ma main. Lorsque je dessinais, j'étais dans une bulle, tout occupé à mon affaire, et j'en oubliais le reste du monde. Je ne vis même pas Jean René se pencher par-dessus mon épaule et ne compris qu'il était là que quand il se remit à parler.

— Vous ne dessinez pas une carte, commenta-t-il.

— Je suis dessinateur, pas cartographe, répondis-je spontanément.

— N'est-ce pas pourtant le qualificatif inscrit sur votre diplôme ? m'interrogea-t-il. Et ce pourquoi vous postulez sur ce navire ?

Je hochai la tête, mais ne m'arrêtais pas pour autant.

— Je suis navré mais, malgré ce que ma sœur et mon père vous ont sûrement dit — et je vous remercie d'avoir brossé un portrait aussi élogieux de ma personne — je dois vous avouer que je suis meilleur dessinateur que géographe. Mes cartes ont souvent été présentées par mes professeurs comme plus esthétiques que précises.

Le capitaine fronça les sourcils, je continuai de dessiner. Au-dessus de mon épaule, Jean René s'arrêta de parler. Il semblait peser mes paroles, et peut-être regrettait-il d'avoir amené un jeune impertinent dans la cabine du capitaine maintenant que je m'étais exprimé par moi-même. Éloigné de ma sœur, j'avais tendance à oublier le sens des convenances. Je terminai mon dessin, qui n'était ni une carte, ni une plante. Il s'agissait du croquis du navire. J'avais représenté L'astrolabe comme je l'avais découvert.

J'arrachai la page et l'offris au capitaine. Son regard, toujours rivé sur ma main gauche, remonta jusqu'à moi et il plongea de nouveau ses yeux dans les miens. Il récupéra ensuite mon dessin et l'observa un court instant. Je sentais une épée de Damoclès au-dessus de ma tête.

— Ce jeune homme ne s'est pas bien vendu, il est jeune, et vous devriez..., commença Jean René.

— C'est entendu, déclara le capitaine. Vous serez notre dessinateur officiel.

Jean René et moi échangeâmes un regard, confus.

Le maître chirurgien paraissait se demander comment j'étais parvenu à obtenir ce poste en mettant présenter comme dessinateur, et non comme cartographe. Un instant, un grand sourire me barra le visage, qui s'effaça aussitôt lorsque je compris dans quel guêpier je m'étais moi-même fourré. J'étais censé rater cet entretien pour éviter de m'embarquer dans cette aventure, et j'avais fait exprès de tendre les bras au lieu de les refermer.

Je remerciai néanmoins le capitaine et me levai. Il me tendit le croquis. Je secouai la main pour lui dire de le garder. Si Jules Dumont d'Urville me le refusait, je déciderais que ce n'était pas lui. Mais si c'était vraiment Sébastien, je savais qu'il conserverait le dessin.

Il le garda et j'esquissai un sourire.

J'avais ma preuve.

Jean René proposa de me raccompagner tandis que le capitaine me demandait de me présenter au port le 11 septembre prochain. Je promettais d'y être, conscient qu'il allait maintenant falloir que je cherche une façon d'empêcher ma sœur de me suivre, et que je trouve dans le même temps une façon de vaincre mon angoisse des lieux clos.

En sortant du navire, je compris que j'étais encore loin de me douter de ce qui allait m'arriver durant cette .


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