Chapitre 1

Toulon, août 1837

J'ai toujours su que ma sœur était entêtée, elle savait ce qu'elle voulait. Par contre, je n'aurais jamais cru qu'elle irait jusqu'à rejeter une troisième demande en mariage. Debout sur le perron de notre maison, je la regardais faire signe à l'homme qui s'en allait dans sa calèche, la tête baissée.

—Ta sœur met mon cœur à rude épreuve, chuchota notre mère.

— Vous connaissez Lilibelle...

Je n'ajoutai rien, laissant mes mots en suspens, conscient que cela ne ferait qu'attiser la colère que je sentais poindre chez ma génitrice. L'homme que ma sœur venait d'éconduire était un banquier très réputé de Toulon, la ville où nous avions passé notre enfance. Nous revenions chaque l'été pour retrouver notre mère qui préférait l'air marin à celui de la capitale.

—Tu aurais pu faire un effort, murmura Mère, les dents serrées, le regard rivé sur ma jumelle.

— Oh ! Je vous en prie.

Lilibelle était très jolie, dans sa robe recouverte de jupons blancs et brodés de multiples œillets. Elle tenait son ombrelle serrée entre ses doigts pour se préserver du soleil et ne lâchait pas Monsieur Corbier du regard, un grand sourire sur les lèvres. Ses doigts s'agitaient dans les airs, pour dire au revoir au banquier.

Ma mère, Amélie de Sainson, paraissait mécontente. Elle serrait tant ses poings que je craignais qu'elle ne s'enfonce les ongles dans la paume. Quant à moi, je tâchais de faire bonne figure, en retrait, les mains derrière le dos, engoncé dans ma chemise trop serrée que je n'avais pas eu le temps de faire réajuster chez le tailleur. J'avais beau être maigrelet, les calissons de Naïs, la cuisinière, avait eu raison de ma taille cet été.

Une fois Monsieur Corbier partit, ma mère poussa un long soupir plaintif et retourna s'enfermer dans la maison. Je me retrouvais seul sur le perron de notre grande bastide provençale au ton ocre. Ma sœur referma son ombrelle et s'écria d'un air extatique :

— Et de trois !

J'arquai un sourcil, non par surprise, mais étonné qu'elle se laisse gagner à un tel débordement de joie alors que nous n'étions pas encore rentrés. Qu'elle manifestât ouvertement son désir de demeurer célibataire et de ne pas se marier - après avoir rejeté un autre prétendant - n'était pas une surprise pour moi, mais qu'elle le fit devant Gérard, le jardinier, ne manquait pas de toupet.

— Tu es fier de toi, j'imagine ? lui lançai-je.

— Et comment ! répondit-elle fièrement. Tu as vu sa tête quand j'ai dit non ?

Oui, je l'avais bien vu. Je n'aurais pas aimé être à sa place.

— Franchement, ça te plairait d'être courtisé ainsi ? Comme si tu n'étais rien d'autre qu'un joli tableau à acquérir ?

— Je n'ai rien contre les tableaux.

— Moi non plus, mais je suis un être humain.

— Tu es une femme.

— Cela ne fait pas de moi un être humain ?

— Si, mais...

Elle leva la main, m'arrêtant avant que mes mots ne dépassent mes pensées. Mieux valait que je n'ajoute rien, au risque de me faire réprimander et qu'elle m'en veuille pour le restant de mes jours.

— Cet homme n'est qu'un coureur de dot et je l'ai remis à sa juste place, déclara-t-elle.

Je ne répondis rien. Au jeu des débats, j'avais vite appris que Lilibelle gagnait à chaque fois. Même quand elle avait tort, elle avait raison. Voilà une règle tacite établie depuis longtemps entre nous, à laquelle je n'osais plus m'opposer.

Autour, on entendait les cigales chanter, ainsi que le bruit des sabots des chevaux qui tiraient les calèches et les fiacres alors que les cochets leur hurlaient des ordres pour les faire avancer ou ralentir.

Chez nous, la cour se composait d'oliviers et de palmiers, et le chemin jusqu'à la sortie était parsemé de petits cailloux blancs. Notre mère avait fait planter un parterre de lavande qui remontait jusqu'à la bastide et qui s'associait bien aux autres plantes méditerranéennes. Les yeux de ma sœur s'attardèrent sur celles-ci.

—Pourquoi Mère a-t-elle fait planter ces lavandes ?

—Elles sont jolies répondis-je. Elles sentent bons.

—Elles sont fades et sans surprise. N'aurait-elle pas pu me demander conseils ? Je connais bien d'autres plantes à l'odeur moins entêtante.

Cela ne m'étonnait guère. Lilibelle affectionnait davantage les plantes exotiques qu'elle gardait enfermées dans sa chambre à Toulon, et qu'elle me forçait à côtoyer dans notre minuscule appartement parisien.

— Rentrons, décida-t-elle en me tirant par le bras. Le soleil me donne mal à la tête et j'ai besoin d'une citronnade.

Je me gardais bien de lui remarquer que c'était elle qui avait fermé son ombrelle et la suivis à l'intérieur. Elle referma la porte derrière nous et se précipita dans le petit salon où notre mère était déjà installée. Naïs apporta la citronnade et nous en servit trois verres. Je connaissais la domestique depuis l'enfance et je l'appréciais pour ses bavardages. Cette fois-ci, elle garda le silence,consciente qu'il ne fallait pas énerver ma mère plus qu'elle ne l'était déjà. Je récupérais mon verre, tout en laissant mon regard s'attarder sur l'extérieur. De là où nous nous trouvions, je pouvais contempler la rade de Toulon et l'arsenal. Les navires amarraient aux quais, mêlant voiles et vapeur, semblaient m'observer.

— Ce refus va mettre ton père dans l'embarras, annonça notre mère.

Je reportai mon attention sur ma jumelle. D'une main, elle retira la pique qui maintenait sa chevelure châtain clair prisonnière et poussa un soupir de soulagement en passant ses doigts entre ses mèches. Ensuite, elle se mit à les tresser pour les attacher sur le côté pendant que notre mère trempait ses lèvres dans la citronnade d'un air pincé.

— C'est la troisième fois, insista Mère.

— Et je renouvellerai cela une quatrième si vous continuez à insister, sachez-le, déclara Lilibelle.

— Le mariage n'est pas aussi affreux que tu sembles le croire. Regarde-moi. Je vis ma vie ici, à Toulon, alors que ton père est à Paris la moitié de l'année. Tu pourrais t'accommoder d'un homme et trouver une façon de vivre tes passions à côté.

Lilibelle poussa un profond soupir.

— Je veux être exploratrice et prendre la mer. La vie maritale me semble incompatible avec mes projets.

— Tu es une femme Lilibelle, ta place n'est pas sur un navire mais dans une maison.

Ma sœur se redressa, prête à dérouler son discours. Je sirotai ma citronnade, dans l'attente. Pour l'avoir entendue de nombreuses fois prononcer les mots qu'elle s'apprêtait à dire, j'aurais presque pu les énoncer à sa place.

— C'est justement parce que je suis une femme que ma place ne devrait pas se trouver dans une maison, contra ma sœur. Mes passions pour l'horticulture et la botanique ne peuvent se cantonner à la méditerranée, vois-tu. J'ai besoin de découvrir le monde et de faire ma place parmi les scientifiques de renoms. Sinon, comment leur prouverais-je qu'une femme possède autant de légitimité qu'un homme dans ce monde masculin ?

J'aurais presque pu l'applaudir, mais je me contentais de ma boisson, car Mère n'aurait pas apprécié. Pour preuve, elle s'était déjà tournée vers moi, l'œil mauvais. Je levai une main – tel un drapeau blanc – en signe de paix.

— Tu soutiens ta sœur, j'imagine ? attaqua-t-elle.

— Je ne tiens pas à donner mon avis.

— Avel est d'accord avec moi, déclara Lilibelle.

— Je suis d'accord avec Lilibelle, répétai-je.

Je vous l'avais dit, on ne contredisait ma sœur. Cette dernière me gratifia d'un sourire complice. Je venais d'acheter la paix des ménages. Du moins, de notre duo gémellaire.

— Justement, en ce qui concerne la botanique..., reprit ma mère.

— Le directeur du jardin des plantes me trouve très douée ! la coupa Lilibelle.

Pour confirmation, je hochai la tête. Depuis plusieurs années, ma sœur suivait des cours à l'école de botanique de Paris, qui se trouvait situé au centre du jardin des plantes. René Desfontaines en était l'actuel directeur et posait sur ma sœur un regard bienveillant et - je crois - amusé. C'était sans doute le seul car, même si Lilibelle était douée pour retenir la nomenclature botanique et qu'elle était passionnée par les plantes depuis sa plus tendre enfance, elle n'en restait pas moins une femme. Cela me peinait pour elle, mais c'était ainsi, et je devais reconnaître que nos parents avaient raison quand ils estimaient qu'un mariage était ce qu'elle pouvait espérer de mieux si elle désirait se faire une place dans la société.

— Épouser un banquier pourrait t'aider, reprit ma mère.

— Pour quoi ? Compter les pissenlits ? ironisa Lilibelle.

— Développer ta passion, tout en ayant une situation.

— Je ne veux pas d'une situation, je veux me faire un nom en tant que botaniste.

Notre mère manqua de s'étrangler. Cela dit, pour une fois, j'étais d'accord avec elle. Aux bras d'un banquier, ma sœur aurait pu lui faire soulever des fonds pour partir écumer les mers lors de son voyage de noce. Quant au petit aristocrate qui l'avait courtisé le premier - bien qu'il soit chauve et court sur pattes - il avait l'avantage d'être aussi passionné qu'elle par l'horticulture. Ils auraient pu discuter. Mais non, elle s'obstinait à refuser toutes les demandes qui lui avaient été formulés et à dire qu'elle préférait être une grande aventurière célibataire. Et sans le sou, de surcroit.

—Tout cela inquiète votre père, reprit Mère. Botaniste ! Enfin, Lilibelle, vous n'y pensez pas ?! Vous devez vous marier. Vous le savez. Votre père m'a encore écrit hier à ce sujet. Nous sommes dans une situation délicate. Le nom des de Sainson n'est plus au beau fixe.

— Je lui répondrai à votre place, si vous le souhaitez.

Notre père, Louis Pierre de Sainson, était ingénieur et travaillait aux services des armées de Paris. Nous avions beau être de noble naissance, notre position sociale n'était pas aussi affirmée que certains auraient pu le croire et nos comptes s'amenuisaient depuis plusieurs années. La révolution ne nous avait pas aidé à maintenir nos biens. Mon père avait perdu plusieurs de nos demeures familiales lors des révoltes qui avaient secoué le pays. Désormais, il comptait sur le mariage de Lilibelle pour assurer le redressement financier de notre famille et je devais bien avouer que cela m'arrangeait aussi. Pour ma part, je n'avais aucune envie de me marier et me trouver soulager que l'idée n'ait pas encore effleurer son esprit.

—Lui répondre ne suffira pas, continua Mère. Enfin, Lilibelle...

— Cette citronnade est exquise, la coupa ma sœur. Avec quelles variétés de citrons a-t-elle été réalisée ?

Notre mère lui jeta un regard froid qui m'aurait fait me recroqueviller sur ma chaise s'il m'avait été adressé. L'insolence de ma sœur l'irritait. Heureusement, elle ne posait en général qu'un œil doux et affectueux sur ma personne, tandis que Lilibelle la rebelle, se faisait souvent rouspéter. C'était ainsi depuis toujours et cela remontait à notre plus tendre enfance. On prêtait généralement aux garçons des qualités d'aventuriers, un profil turbulent et bagarreur et on présentait les petites filles comme des êtres doux et délicats, qui restaient sagement assises sur un banc avec leurs mères pour boire le thé. Chez nous, c'était l'inverse. Lilibelle sautait dans les flaques de boue, grattait la terre et rêvait d'aventure. Quant à moi, je m'asseyais pour la regarder, un carnet de croquis à la main, mon fusain entre les doigts.

—Et si nous changions de sujet ? proposa Lilibelle. Parlons d'Avel.

—Oh non ! Pitié ! m'exclamai-je.

—Vous a-t-il montré ses dessins ?

—Oui, ils sont jolis, répondit notre mère.

Elle disait cela comme si elle aurait posé un regard tendre sur les dessins d'un enfant. Mon cœur se serra. Au fond, j'aurais aimé que notre mère les trouve plus que jolis. J'aimais le dessin. Depuis petit, je ne rêvais que d'estampes et de peintures. J'affectionnais particulièrement le noir, le blanc et le crayon à papier. Avec Lilibelle, nous avions trouvé un compromis. Elle traquait des espèces botaniques et je les dessinais pour elle. À Paris, nous avions nos habitudes lorsque nous allions au jardin des plantes - presque tous les jours pour elle, un peu moins pour moi - et elle m'abreuvait de vocabulaires moitié latins, moitié français, que je ne retenais pas.

—Il a dessiné une magnifique Pistacia vera ! Incroyable.

—Il serait plus profitable pour la société que votre frère dessine autre chose que des arbres.

—En réalité, il s'agit d'un arbuste. Avel est mon assistant personnel.

—Votre frère n'a pas à être votre assistant.

En réalité, cela ne me gênait pas. Tant que je pouvais dessiner, j'étais prêt à suivre Lilibelle jusqu'au bout du monde. Je l'accompagnais et lui souriais, me contentant de reproduire ce qu'elle me montrait ou me décrivait. Toutes les espèces n'étaient pas représentées au jardin des plantes. Lilibelle se rendait donc régulièrement aux cours de Monsieur Desfontaines et des autres professeurs en espérant collecter de nouvelles données. Ces derniers étaient publics et de nombreux gens de la bonne société s'y pressait. Les femmes de la bourgeoisie aimaient aller s'y instruire pour paraître érudites et enrichir les conversations dans les salons.

— Avez-vous eu l'occasion de visiter le cabinet de curiosité de Monsieur Léon quand vous êtes venus à Paris au printemps dernier ? demanda Lilibelle.

Ma mère secoua la tête, visiblement dépitée par la tournure de la conversation. Un sourire étira mes lèvres. Lilibelle m'avait forcé à visiter ce fameux cabinet. Nous n'étions pas les seuls à nous y presser ce jour-là, de nombreux intellectuels s'étaient découvert une passion pour les plantes ces derniers temps.

— Joseph Pitton de Tournefort a créé la notion de genre, continua ma sœur. Quant à Sébastien Vaillant, il est parvenu à démontrer la sexualité des végétaux en étudiant la floraison du pistachier, le Pistacia vera, justement. Et est-ce que vous avez lu Familles de plantes de Michel Adanson ? Il a permis de fonder la taxonomie botanique, pour nommer et classifier les plantes. C'est grâce à lui que Monsieur Jussieu a établi la nomenclature des familles.

— Je ne comprends absolument rien à votre charabia, commenta notre mère.

Lilibelle poussa un nouveau soupir, telle une enseignante contrariée face à un élève particulièrement idiot.

—Uniquement parce que vous ne m'écoutez pas suffisamment. Je vous ai parlé de Carl Von Linné hier soir, vous vous souvenez ? Le suédois. C'est lui qui a établi une classification des plantes basée sur la fleur et qui a créé la nomenclature binominale. Cela signifie que les plantes sont nommées par une combinaison de deux noms latins qui mentionnent à la fois le genre et l'espèce. Prenez l'olivier par exemple, les gens du commun l'appellent ainsi alors que les botanistes le nomment l'olea europaea. Vous comprenez ?

— Non.

— Vous ne faites aucun effort.

Pour la défense de notre mère, les propos de Lilibelle paraissaient obscurs à toute personne n'étant pas expert de botanique et d'horticulture. Moi-même, je parvenais difficilement à suivre les pensées de ma sœur, tant elles foisonnaient dans son esprit. Je devais tout de même lui reconnaître une certaine érudition. Pour ma part, j'étais tout bonnement incapable de me souvenir du nom de toutes les plantes qu'elle connaissait et le nom olivier me convenait bien mieux que celui qu'elle venait d'énoncer. Malgré moi, j'avais appris quelques noms à force de réaliser des croquis pour ses herbiers.

—Bon, il suffit, décréta soudain notre mère, faisant taire Lilibelle. Il est temps d'aller faire la sieste.

— Oh ! Vous nous quittez déjà ? fit semblant de s'attrister ma sœur.

Mère disparut, nous laissant seuls dans le salon. J'achevai de boire ma citronnade et me levai.

—Je vais aller dans ma chambre, moi aussi, déclarai-je.

—Attends !

Lilibelle m'attrapa par le poignet pour me forcer à me rasseoir. Entre nous, elle était l'autorité là, où j'étais l'obéissance. J'étais pourtant sorti le premier du ventre de notre génitrice, mais elle affirmait avoir entendu dire par un médecin - lors d'un cours auquel elle avait assisté - que le second jumeau était en réalité le premier à avoir été fécondé, ce qui lui conférait une supériorité de facto. Je n'avais pas cherché le débat et avait hoché la tête, comme toujours avec ma jumelle.

— Il faut que nous parlions, annonça-t-elle en prenant un air solennel.

—Maintenant ?

—Oui, c'est très important.

Cela m'inquiétait, j'aurais préféré m'échapper. Je me rassis, habitué à ce qu'elle ait plusieurs idées par minutes qui m'obligeait généralement à sortir en fin de journée, plutôt que de profiter de ma sieste. Ce matin par exemple, au lieu de se préparer pour recevoir Monsieur Corbier, elle avait préféré déambuler sur le port pour contempler les navires en partance pour l'Afrique. Cela ne me dérangeait pas, car j'aimais les longues promenades et contempler la mer Méditerranée, mais je me serais passé de ses jacasseries à mes oreilles.

— Je t'ai trouvé un emploi, déclara-t-elle.

— Comment ? m'exclamai-je.

J'écarquillai grand les yeux. Ma sœur sortit de sous sa jupe un papier plié en quatre qu'elle me tendit. Je le récupérais en m'interrogeant sur le comment elle avait pu le dissimuler toute l'après-midi sans qu'il ne glisse. Je l'ouvris pour découvrir un morceau du journal de ce matin qu'elle avait découpé. Il y était indiqué que le commandant de L'Astrolabe, Jules Sébastien Dumont d'Urville, était à la recherche d'un cartographe pour son expédition en terre australe. J'observais la description de l'offre d'emploi avant de rendre la coupure à ma sœur.

— Je ne suis pas à la recherche d'un travail.

Elle riva son regard océan dans le mien. Je me recroquevillai.

—Tu dois travailler.

—Merci de me le rappeler, Père.

—Ne fais pas l'enfant, Avel.

—Tu n'as pas le choix. Tu as été refusé aux Beaux-Arts.

—Ce n'est pas complètement vrai.

Ni complètement faux.

J'avais toujours souhaité faire des études d'arts, mais mon père m'avait poussé à entreprendre un cursus d'ingénierie, comme lui. Je m'étais spécialisé dans la géographie et la cartographie des territoires. Cette discipline était en pleine expansion depuis la découverte du Nouveau Monde et j'avais au moins l'avantage de pouvoir dessiner. J'étais bien loin de figurer parmi les meilleurs élèves de ma promotion, mais mon coup de crayon m'était d'une grande utilité là où les mathématiques appliquées me faisaient défauts. J'avais suivi les cours sans grand plaisir et avais toujours préféré profiter de mes journées libres pour m'incruster aux Beaux-Arts où j'espérais aller une fois libéré de mes études.

—Je suis navrée de remuer le couteau dans ta plaie, mais nous savons tous les deux que tu n'iras jamais aux Beaux-Arts.

Je lui jetai un regard attristé, sentant la colère enfler.

— Tu sais quoi ? Parfois, j'aimerais être une fille.

— Pour épouser un riche banquier ? lança-t-elle d'une voix haut perchée.

— Pour pouvoir m'adonner uniquement à ma passion, rétorquai-je, plutôt que d'être obligé de faire une carrière d'ingénieur ennuyante.

— Oh, Avel. Arrête de te plaindre.

Au contraire, j'étais déterminé à poursuivre mon mélodrame. Ma sœur profitait à loisir de sa passion pour les plantes - puisque mon père n'attendait d'elle aucune carrière professionnelle par la suite - et je jugeais que ma situation était beaucoup plus difficile que la sienne. Parfois, j'aurais préféré qu'on me force au mariage plutôt qu'à calculer durant des heures l'angle des côtes maritimes.

—Tu es diplômé de l'École Royale de Polytechnique, tu ne vas pas aller faire du coloriage, insista-t-elle.

—On appelle cela de la peinture, rétorquai-je.

—Père veut que tu entres à l'Arsenal.

—Grand bien lui fasse.

J'étais sorti diplômé en juin dernier et mon père tenait à ce que je trouve un emploi rapidement, ce pourquoi il m'avait renvoyé à Toulon pour l'été. Il espérait que j'intègre l'équipage d'un navire quand je désirais profiter de notre éloignement pour me tourner vers la peinture.

—Ce n'est pas ce que je souhaite, ajoutai-je dans un murmure.

—On n'a pas toujours ce que l'on veut dans la vie.

Malheureusement, Lilibelle disait la vérité, les Beaux-Arts m'avait refusé à cause de mon âge avancé - à vingt-cinq, on était apparemment trop âgé pour apprendre à dessiner - et je me trouvais contraint de trouver un travail pour satisfaire mon père. J'espérais mettre à profit mes talents de cartographe pour servir la ville de Toulon ou une autre commune de ma région - Aix en Provence par exemple, qui me permettrait de mêler peinture et cartographie - à défaut d'intégrer un navire ou d'entrer dans l'armée, mais c'était sans compter sur la fougue de ma sœur.

—D'accord, tu ne veux pas être ingénieur, ni marin, reprit-elle. Mais tu possèdes un savoir géographique et tu es doué pour faire des cartes. Tu peux postuler et monter sur ce navire.

Je plissai les yeux, étonné de son insistance. Tenait-elle à me faire quitter la ville ? Voulait-elle m'éloigner d'elle ? Pourquoi ?

— Je ne suis pas un aventurier, protestai-je.

— Mais moi si, et je te protégerai.

— Je ne tiens pas à être protéger par ma sœur, rétorquai-je avec le peu de virilité que je possédais. De plus, j'ai rendez-vous à Aix en Provence la semaine prochaine avec un peintre qui propose de me donner des cours du soir et je dois aussi rencontrer le maire pour...

— ... tu n'as pas besoin de cours Avel, tu es un artiste né et un dessinateur accompli.

— Justement, laisse-moi mettre à profit mes talents pour peindre plutôt que faire la guerre. Obtenir ce poste que je convoite à Aix m'offrirait l'avantage de mêler ma passion à mon devoir.

— Qui te parle de faire guerre ? s'étonna-t-elle. Monsieur Dumont d'Urville recherche un homme pour cartographier des lieux inexplorés. Il prépare une expédition en partance pour le Pôle Sud. C'est notre chance et nous ne devons pas la laisser passer.

Je plissai encore plus les yeux. Pourquoi répétait-elle « nous », alors qu'il était censé s'agir de « moi » ? Cette fois, je percevais clairement l'anguille sous la roche. Lilibelle voulait obtenir quelque chose et elle m'utilisait.

— Notre chance ? répétai-je. Je croyais que cela me concernait moi ?

— Je compte bien évidemment t'accompagner dans cette entreprise.

Je restai perplexe.

—Quoi ? m'écriai-je.

— Ne fais pas cette tête. J'ai déjà contacté Jean René Constant, l'ami chirurgien de Père, et il m'a promis de te recommander auprès du commandant. Il a été engagé comme maître chirurgien à bord.

J'ouvrai la bouche pour répliquer et me défendre, mais elle ne me laissa pas le temps et poursuivit :

— Père n'acceptera jamais que tu te contentes de dépenser sa fortune pour faire du dessin, et tu le sais. Cette expédition te permettra de te faire un nom et peut-être même d'obtenir un prix auprès de la Société de Géographie. Monsieur Dumont d'Urville a déjà exploré l'Océanie et il a obtenu le grade de capitaine de frégate à son retour. Grâce à lui, nous avons pu cartographier les îles Loyautés, les côtes de la Nouvelle Zélande, et même une partie des îles Tonga et des Moluques.

Je ne pouvais nier méconnaitre entièrement notre globe, car mes études m'avaient obligé à réaliser et apprendre des cartes de géographie. Je savais que de nombreux explorateurs avaient entrepris des voyages en direction de l'Océanie avec le désir de faire des découvertes novatrices et de cartographier l'espace. Le nom de Dumont d'Urville ne m'était pas étranger non plus, mais je ne comptais pas grimper sur son navire pour autant.

— C'est un voyage dangereux, objectai-je. Partir en Océanie est une chose, mais explorer des terres inconnues, vers le Pôle Sud, à la merci des icebergs, en est une autre.

— Tu dois apprendre à contrer tes peurs.

— Je n'ai pas peur. Simplement, je n'ai aucune envie de voyager si loin de chez moi. Je n'ai pas le pieds marin et aucun attrait pour l'aventure.

— Ce serait pourtant excellent pour ta carrière. Tu es cartographe bon sang ! Tu ne vas pas te contenter de des collines. Pourquoi aurais-tu choisi cette profession autrement ?

— Père m'y a obligé et tu le sais.

Je me renfrognai, bougon. Lilibelle décidait toujours de tout pour nous et j'étais bien décidé à ne pas me laisser faire cette fois-ci. Du moins le pensais-je.

Elle se pencha en avant et posa ses deux mains sur mes cuisses, en froissant mon pantalon au passage.

— Je veux monter sur ce navire, déclara-t-elle avec force.

— Même si je parviens à me faire embaucher - ou que tu parviens à le faire pour moi - tu n'as aucune raison de venir. Mère te l'a rappelé, tu es une femme et ...

La baffe qu'elle m'envoya faillit me couper la respiration et me fis monter les larmes aux yeux. Je clignai plusieurs fois des paupières, honteux d'avoir haussé la voix et abordé ce sujet. Nous avions un contrat elle et moi et il consistait principalement à ne jamais nous rappeler nos conditions mutuelles.

— Ne redis jamais cela.

— Je ne redirais jamais cela, promis-je.

Elle pointa son doigt sur moi, menaçante.

— J'ai un plan, expliqua-t-elle. Je vais m'habiller en homme et te servir d'assistant. Tu m'appelleras Lilian. Et quand nous reviendrons auréolés de gloire, je révèlerai au monde entier ma condition féminine. Ainsi, je leur prouverai qu'une femme est aussi compétente qu'un homme comme exploratrice et botaniste.

Je n'osais plus répondre. Elle avait pensé à tout et mon avis ne semblait pas lui importer. Du reste, je détestais savoir ma sœur triste. Si elle montrait rarement ses faiblesses et ses tristesses, je l'entendais souvent ruminer sa colère face à cette société qui plaçait les femmes sous la tutelle de leur père, puis de leur mari. Jusqu'alors, j'étais décidé à tout faire pour qu'elle puisse être reconnue et qu'elle s'émancipe, mais je n'avais jamais pensé qu'il me faudrait partir au bout du monde pour cela.

Pourtant, devant ses grands yeux insistants, aussi bleus clairs que les miens, recouverts de larmes, je finis par plier.

— Bon, c'est d'accord.

Renonçant à toute idée de me battre, je plaçai mes mains entre les siennes et la pris dans mes bras.

— Tu es le meilleur, petit frère, me susurra-t-elle à l'oreille.

— Je te déteste, répondis-je, j'espère que tu le sais.

— Je ferai de toi le plus grand des cartographes. Tu ne regretteras pas cette aventure.

Elle se leva d'un bond, un sourire sur les lèvres, l'air ragaillardie, et décida que nous avions trop trainé dans le salon et qu'une bonne balade en ville nous ferait du bien. Je me levai pour la suivre. Il faudrait quand même qu'elle comprenne que c'était elle qui devrait me servir d'assistante et non l'inverse lorsque nous serions sur L'astrolabe.



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